CENDRES...EXTRAIT
Tout un peuple défunt secouait son linceul;
Tu seras dans ton lit de schiste
Au pied du figuier tordu.
Ils viendront par le Val de Mort
Montant lentement la colline
Le cimetière est à main gauche,
Tu ne t'en souviendras déjà plus.
Quand je cherche ma voix, j'entends vos lèvres closes
Votre terrible voix d'au-delà de la nuit...
Qui portera vos voix vivantes dans mes chants ?
Voix de la mort, pétrie du silence éternel
De mes absents plus présents d'être morts
En moi créés, en moi vêtus de rayons noirs
Tu roules dans ton flot les fruits purs de la nuit
Je n'ai rien su donner de mes secrets espoirs.
J'ai si longtemps gémi dans le corps d'une femme
J'ai si longtemps cherché l'oubli de ma présence.
Visages en douleur à l'orée de ma nuit, c'est vous qui revivez, tourbillons des jours noirs que j'avais cru défunts?
Vos pleurs pour qui sont-ils? Et vos rires cruels?
Et l'homme qui voulait tuer le souvenir s'abîme dans la nuit des espaces stellaires.
Je sais que tu viens de là-bas, de très loin
Là où l'homme n'a point de part.
Et que brûlent enfin mes souillures
Et mes vaines craintes.
Et les neiges des hautes cimes désirées
Sont loin, bien loin
Au fond du souvenir qui s'éveille,
Et meurt.
Tu abandonneras les musiques de ton enfance
Ta mère, qui le soir, t'endormait de ses chants.
Une étoile sanglote au fond de ma mémoire.
Complainte grise et froide,
Maîtresse déjà, tes cheveux impalpables comme la vie
Couvriront mon front moite,
Et tes longs doigts d’algue incolore
Errants par mon corps effondré
Épuiseront leurs efforts à chercher
Ma jeunesse perdue.
Ô solitude, demain déjà je serai tien
Dans le crépuscule de ma chambre étroite
Où danse vainement la douce clarté de la lune.
Et les chansons des garçons neufs
Criant leur vie à pleins poumons
Au vent du large ?
Et la belle fille qui passe,
Aux fortes jambes mues en cadence,
Épouse du soleil et du violent désir des hommes ?
Depuis des siècles et des siècles
Nous tournons autour des étoiles
Mais nous ne les voyons plus.
Mais toute parole est un germe mort
Si dans un coeur elle ne s'incarne.
JEAN AMROUCHE
Aurai-je le temps d'écrire et de pleurer,
Aurai-je la vie de l'âme et le temps de créer,
Aurai-je encore la force d'agir et de donner ?
Ma jeunesse ivre de sang et d'eau,
Toute forte et trempée des larmes de mon corps
Saura-t-elle fendre le temps
Pour dormir dans l'éternité ?
O terre,
Voudrais-tu, avant la mort du corps,
Mon âme glorifiée dans l'Esprit,
Sceller ma joue en fleur à ta lèvre glacée ?
Tes bras se tendront-ils demain,
Tes bras d'amante délaissée,
Dans la nuit dense où la chair meurt dans la chair consolée ?
Non, Terre !
Je ne veux pas me couler dans ta couche.
Mon âme est la sœur des étoiles qui dansent sur la nuit.
Mon cœur est plein de sang qui brûle et roule une mer de désirs ;
Mon cœur est plein de larmes et de sel
Et toute l'eau du ciel
Ne tuera pas la soif qui me consume.
Viens, Nuit,
Ensevelisseuse aux doigts doux et frais comme une sœur
Nuit qui berces, et promènes des caresses d'amante
Sur mon front brûlé.
Dormir, noyé, sur un lit d'algues couleur de mer,
Fondre dans la nuit simple ma chair qui pleure
Et mon âme démente,
Comme un enfant blessé.
JEAN AMROUCHE
Radés, 5 Novembre 1928
D'UN POETE
“Il a ancré ses mains aux continents mobiles.
Il a tué de tous ses muscles,
Jusqu’aux craquements de ses os
Jusqu’aux éclatements de sa chair,
De toute la force d’un volcan grondant
Au creux de lui,
Les continents sont demeurés immobiles ;
Il est une île dans la mer d’ombres,
La tête au sein des étoiles,
Les pieds emmêlés aux racines de la terre,
Les yeux comme les yeux des oiseaux de soleil
Avec un regard oblique.
Qui traverse et cerne les objets,
Pèse sur leur masse secrète,
Contemple leur noyau de miel et d’or mêlés :
Et les établit avec leur volume vrai
Dans l’univers interne où il est Dieu,
Où il est celui qui voit en Dieu
Il a les bras immenses,
Scellés étrangement à ses épaules étroites,
De longs bras de faucheurs qui brassent des
Fleurs invisibles
Dans les rues brumeuses des villes.
On le voit comme une île, immobile.
Quand les marées d’hommes obscurs
Déferlent contre ses flancs…
Et maintenant, voyez-le qui s’avance ;
Sa tête émerge parmi les étoiles
Avec des cheveux de chaume qui rayonnent
Et ses larges yeux d’oiseaux de nuit
Fermés de biais,
Afin de mieux filtrer le monde endormi,
Et son nez telle la proue d’un navire.”
JEAN AMROUCHE
“J’ai longtemps cherché la perte de mon âme
Livré aux démons sourds qui perdent toute vie,
O mon Dieu,
Que je ne sais plus bien les chemins au cours calme
Qui mènent aux Saints Lieux.
Oubli, plongée du corps au plus triste du gouffre
Dans la joie sans nom, où tous les souffles brûlent !
O dans des bras durs qu’enlacent les bras souples,
Possédés un instant du délire sacré.
Cris et heurts de ma chair contre une chair qui souffre
Dans l’univers crispé de nos corps enivrés !
J’ai trop souvent pleuré sur le corps d’une femme
Je me suis confié aux choses passagères
Mais le don absolu de ma jeunesse,
Oui, tout cela, mon Dieu
Des cendres le noyaient.
J’ai longtemps cherché dans le corps d’une femme
Le cantique muet d’où Ton nom est banni
O mon Dieu,
Que j’ai oublié des sentiers au cours calme
Qui mènent aux Saints Lieux.
J’ai si longtemps cherché l’oubli de ma présence,
De perdre à jamais, pour renaître en autrui
Que Toi, qui m’habitais au secret de mes membres
Toi, mon Dieu
Ton sourire est noyé au fond de mon corps lourd.”
.
JEAN AMROUCHE
« …Et la Grâce plus belle encore que le beauté »
Terre de lumière
terre de l’homme en son jour
je te célèbre
je te révèle
je te sacre
en t’imposant comme une couronne mystique ce nom
Terre de la Grâce.
Je ne chanterai pas l’arabesque
la couleur ni le monument d’or ancien
mais une forme de vie simple
à ras de plaine et de mer sous le soleil
mais le geste et la parole ordinaires
vifs et affleurant des plus vieux âges
mais la gloire sublime et pauvre de l’homme
en la stature naïve et souveraine qu’il reçoit de toi
Terre de l’homme en son jour.
Soit ma parole sans apprêt
vêtue de jour et d’ombre purs
pour la prière et le salut.
et soient éteints les plus grands feux
afin que brûle seul sous la cendre des siècles
l’amour secret humble nu
En une île de palmes et d’eaux vives
un homme aveugle et retranché
psalmodiait la plainte humaine
je les ai connus
ils m’ont connu
ils m’ont reconnus
à cause du visage de Dieu
Ainsi chante à bout de misère l’Espérance
qui ne fonde pas l’homme sur l’homme.
Le visage nul ne le voit
mais sa lumière forme ce monde
comme un poème le plus beau
O Présence présence de l’Unique dans le Rien.
A d’autres terres des hommes
Lucifer et l’Esprit violent
Prométhée avec le fer et le feu dans son poignet
A d’autres terres l’immensité continentale
le limon et la forêt franche plus profonds que l’océan
et les rivières embourgeoisées avec les fleuves impériaux.
A toi la mesure du cœur
le rire expirant en sourire perdu
et la distance intérieure où l’esprit
se retrempe en sa source d’enfance.
Ta gloire passe toute gloire
et ta grandeur toute grandeur temporelle
car tu as charge de l’homme.
Jeune femme en trône sur la mer
sise à la croix des cours éternels
Amphore de glaise vulgaire mais
par Dieu même pétrie
d’huile essentielle et de soleil
tournée au galbe canonique dont toute forme belle est l’écho
le premier Souffle en toi continu
vibre encore des promesses de la Genèse.
Tu es chaste en ta perfection
dure à défendre ton secret
mais suave en tes paroles et débonnaire
naïves en tes ruses et fraîche
comme la chute du soir au désert
ouverte à tous les vents comme la rose
et comme une maison sans maître.
Qui passe ton seuil reçoit des anges épars
la science informulée des hautes Convenances.
Qui t’as vu une fois t’embrasse pour toujours dans son regard
et te contient toute entière dans son cœur
comme l’épouse de son destin
Que d’autres pour ton louage hissent en triomphe
le grand pavois des vocables de cérémonie.
Mais plus belle liturgie veut être ainsi la plus pauvre
formée de mots orphelins a qui tu donnes une patrie
les mots ouvriers de l’âme
l’encens des formules communes
mais sous ton ciel dans ta lumière
ils retrouvent la frappe et le vif de l‘innocence.
Peuple de ce jour et de demain
Peuple de très haute ascendance
Chacun de tes hommes est comme le monument de lui-même.
Je sais les anciens temples d’or et de miel
et les temples d’Islam sculptés dans la matière du jour
mais pour ma prière je ne veux point d’autres parvis
que tes plaines de cendre rose
ni d’autel
que les montagnes d’opale de lapis et d’hyacinthe
dans la distance
où l’homme perdu noyé de misère
rejoint son essence qui est souffle pur
et sa patrie l’œil de Dieu pleuvant en lumière
au cœur de l’abandonnement.
Ces champs de paix où les tombes
comme des fleurs blanches et bleues
parmi les herbes où le sable déclinant vers la mer
naissent puis lentement s’effacent et se fondent au sable
rien ne marque leur borne…
Ici le geste humain est tel que d’une danse
De tous connue et pratiquée par un savoir très ancien.
Sa marque distinctive se transmet d’âge en âge
en un ordre sacré qui scelle le nom d’homme :
KOUN RAJEL.*
Ainsi l’homme arrivé pousse l’enfant vers l’homme
désignant l’origine et l’horizon.
Au vif d’un temps de fer ou Caïn forge sa revanche
dans le déhalement des mers et des continents
voici les chants profonds des descendants d’Abel.
Au cœur de ce jour neuf de temps ancien reste vivant
Seigneur et frère au nom de Dieu est l’Etranger
Le maître sur son seuil tel un prêtre à l’autel
s’incline pour l’accueil et le baiser de la paix.
Dans ce recoin de l’ombre où ma mémoire est prise
un enfant m’attendait il ne me reconnaît pas.
Moi je le reconnais au puits de son regard
terrible en sa douceur d’étoile palpitante
immobile sur l’horizon du temps profond.
Que dira l’homme d’âge ployant sous des images
pour lui seul sacrées et pour lui seul surgies
de la mer des jours morts
à la mort arrachée par poignées dans le désir et le regret.
Le vent m’emporte avec le sable sans retour
mais les lieux absolus où réside à jamais
l’ombre de mon enfance bravent le temps rongeur
tant qu’un mur blanc marque d’un signe pur
la couture insensible qui lie la terre au ciel
et la ville vivante avec le champ des morts.
Très loin dans la distance je vois ces cités saintes
formées de blocs de jours maçonnées de nuit pure
tant d’oiseaux et d’enfants piaillent parmi les fruits
le front taurin d’une marée d’hommes en marche
tournant le dos aux nostalgies des temps anciens.
Ont-ils rompu le Sceau brisé la Loi secrète
et noyé l’Arche antique ou la forme de l’homme
comme graine première et semence éternelle
préfigurait le pas et l’ordre et l’aventure
même de tout enfant né sous ce ciel.
Que la mer monte et le printemps vers l’avenir.
Mais le ciel en ce lieu conjurant tout désastre
conciliera la loi des anciens sanctuaires
avec les jeux nouveaux du compas et du plomb.
Les fleurs d’acier et les fleurs de verre
et les constellations profanes au long des plages
vous mangeront déserts steppes et plaines
et vous jardins étagés sur la mer
occultant Betelgueuse, Sirius et Rigel.
Nous passons, nous sommes passés, et nos pas sont effacés
Restent seuls quelques signes ineffaçables
que je trace en pleurant dans un lieu innommé.
JEAN AMROUCH
1982 - Le sang de Mai - René Vautier
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