Photo: Ryad Kramdi Agence France-Presse Depuis 2019, plus de 600 citoyens ont ainsi été arrêtés pour avoir manifesté ou même simplement soutenu l’opposition au régime en place.
Dans les régimes totalitaires, le journalisme demeure une profession à haut risque. Le directeur de la station algérienne Radio M. et du site d’information Maghreb Emergent, Ihsane El Kadi, vient d’en faire les frais, en étant condamné mardi dernier à six mois de prison ferme pour un texte d’analyse publié en mars dernier sur le Hirak, le mouvement populaire appelant depuis 2019 à la démocratisation de l’Algérie. Il y prônait, entre autres, l’inclusion, dans cette révolution à plusieurs visages, de la formation politique Rachad, religieuse et conservatrice.
Accusé de diffusion d’informations « à même de porter atteinte à l’unité nationale » par le régime en place, Ihsane El Kadi est venu allonger la longue liste des opposants politiques qui, depuis plusieurs mois, sont la cible du gouvernement d’Abdelmadjid Tebboune. Dans les six premiers mois de 2022, près de 300 Algériens ont été placés derrière les barreaux pour le même genre de délit d’opinion, selon l’organisme Algerian Detainees, qui tient le compte d’une répression sans précédent dans ce pays du Maghreb.
Depuis 2019, plus de 600 citoyens ont ainsi été arrêtés pour avoir manifesté ou même simplement soutenu l’opposition au régime en place.
« Le pouvoir militaire a profité de la pandémie de COVID-19 et de la trêve des manifestations hebdomadaires dans la rue que cela a entraînée pour commencer à arrêter des militants du Hirak. Mais cela n’a jamais atteint une telle ampleur », résume en entrevue au Devoir le journaliste algérien indépendant Zoheïr Aberkane, lui-même victime de ces arrestations politiques. Il a été condamné à six mois de prison pour avoir publié des photos de manifestation sans le consentement de policiers qui apparaissaient sur les clichés. Une condamnation reposant, comme plusieurs autres, sur des chefs d’accusation qualifiés d’opportunistes par les défenseurs des droits et libertés.
« Nous sommes entrés dans une troisième vague d’arrestation, qui coïncide désormais avec la volonté du régime d’empêcher le retour des gens dans la rue, poursuit-il. Le pouvoir essaie d’arrêter le mouvement du Hirak depuis longtemps. Mais là, c’est devenu pathologique, avec un arbitraire qui s’exprime dans toute sa laideur. »
Signe du durcissement du régime face à l’opposition politique : après les militants du Hirak, les manifestants, les leaders des partis d’opposition et les journalistes, premiers dans la ligne de mire du pouvoir en place, ce sont désormais les avocats des accusés qui se retrouvent désormais inculpés.
C’est le cas d’Abdelkader Chohra et de Yacine Khelifi, tous deux avocats du leader de l’opposition Rachid Nekkaz, une des figures fortes du Hirak, qui ont été déférés devant un tribunal algérien dans les dernières semaines pour « atteinte à l’unité du pays ». Entre autres. Leur client, candidat à la présidentielle de 2019, a également été arrêté pour délit d’opinion en mai dernier.
Au début du mois de juin, un tribunal algérien a maintenu également l’ordre d’emprisonnement de l’avocat Abderraouf Arslane, membre du collectif de défense des détenus du Hirak, placé en détention provisoire fin mai dans l’attente de son procès.
« Quel est ce pays qui arrête ses avocats, laisse tomber en entrevue l’avocate française d’origine algérienne Éloïse Zakya Sadeg. Un avocat, c’est un défenseur des droits, et les droits en Algérie, plus que jamais, ne sont plus du tout respectés. »
Ironiquement, Mme Sadeg a embauché l’avocat Yacine Khelifi pour représenter la famille d’un militant du Hirak, Hakim Debbazi — son neveu —, mort en prison le mois dernier, après avoir été arrêté lui aussi pour avoir contesté le pouvoir en place. Son crime ? « Il a relayé une publication soutenant le Hirak, assure l’avocate. Il n’a pas écrit un billet. Il a fait suivre un contenu. C’est tout. Et il laisse désormais trois orphelins derrière lui. »
Le régime algérien a indiqué que le militant, âgé de 55 ans, est mort de cause naturelle lors de son incarcération à la prison de Koléa près d’Alger.
« Ce régime n’a plus de respect pour rien, dit Mme Sadeg. L’Algérie a une constitution qui garantit les droits fondamentaux, de parole, de réunion, de manifestations de ses citoyens. Le pays a aussi ratifié des traités internationaux sur les droits de la personne et le respect des libertés individuelles. La vague d’arrestation pour délit d’opinion place le pays en violation avec sa propre Constitution et avec ses engagements internationaux. »
Apaisement et doute
À l’approche du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, qui sera célébré le 5 juillet prochain, des sources citées par le quotidien Arabic Post indiquent que le régime militaire serait prêt à un semblant de détente en préparant en effet la libération de prisonniers politiques, dont le nombre grandissant devient de plus en plus gênant pour lui. Le gouvernement cherche, dans cette optique, à convertir les accusations criminelles portées contre les militants politiques et défenseurs des droits de la personne en simples délits pour ensuite exposer ses prisonniers politiques à des peines réduites correspondant au temps qu’ils ont déjà passé en prison, résume le quotidien arabophone.
Parallèlement, le président algérien cherche depuis plusieurs semaines à se présenter en « rassembleur », selon le contenu d’un communiqué du gouvernement diffusé début mai et appelant au dialogue avec les partis d’opposition et avec les membres de la société civile algérienne. Une stratégie régulièrement exploitée par l’ancien dirigeant, Abdelaziz Bouteflika, et son régime pour apaiser les tensions sociales tout en s’accrochant au pouvoir.
Rappelons que c’est la perspective d’un sixième mandat pour Bouteflika qui a déclenché le Hirak. Le départ de l’ex-président et des représentants de son régime, puis la mise en place d’un processus de transition devant aboutir à l’avènement d’un État de droit restent le cœur de cette revendication populaire.
« Du déjà vu et du déjà entendu ! Nous sommes toujours dans l’ère Bouteflika, les mêmes procédés sont là, et la finalité reste leur maintien [au pouvoir] », a résumé il y a quelques jours Karim Tabbou, un des leaders du Hirak, dans les pages numériques du quotidien Algérie Part. « À travers cette “nouvelle manœuvre politicienne” le pouvoir veut imposer [ce] sixième mandat tout en donnant une apparence politique nouvelle faite de “consultations” avec des partis et les “représentants civils” de la société. »
Mais dans les faits, poursuit le politicien, arrêté à nouveau par les autorités algériennes en mai dernier, après avoir tenu publiquement le pouvoir responsable de la mort du militant Hakim Debbazi, « le pouvoir en place ne croit ni à la démocratie, ni à la notion de contre-pouvoir, ni à la presse libre, ni à la justice indépendante », écrit-il. « Il se croit au-dessus de tout […] et quiconque émet un avis contraire au discours officiel est considéré comme ennemi de la patrie. »
En juin 2021, un amendement du Code pénal a étendu la qualification de terrorisme à toute tentative « d’œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ». Cette disposition est de plus en plus utilisée pour mater l’opposition politique, y compris celle provenant de la diaspora algérienne vivant à l’étranger et revenant sporadiquement en Algérie.
« Le régime algérien est incapable d’acheter la paix sociale, car la rupture dans les mentalités en Algérie, provoquée par le Hirak, est trop importante, dit Zoheïr Aberkane. C’est pour cela que le Hirak et les hirakistes font toujours peur au pouvoir, même dans une forme fantomatique. Pour se protéger, il a donc décidé de mettre les citoyens sous surveillance en plus de leur enlever leur droit. »
« Mais est-ce tenable ? demande-t-il. Car le pouvoir peut se maintenir en place par la force des baïonnettes. Mais comme c’est un pouvoir vieillissant, à un moment ou un autre, il va bien finir par tomber. »
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