Avec « De nos frères blessés », Hélier Cisterne revient sur un épisode méconnu de la guerre d’Algérie, l’exécution d’un communiste français engagé dans la lutte pour l’indépendance. Un film fort et juste, aussi poignant que nécessaire.
Fernand Iveton quitte le tribunal après l’annonce de sa condamnation à la peine capitale, le 25 novembre 1956, à Alger. Il sera exécuté le 11 février 1957. © Jacques GREVIN/AFP
Dès le début du film, le spectateur sait qu’il a affaire à une tragédie, une histoire violente au milieu d’une autre histoire violente, celle de la guerre d’Algérie. Il assiste en effet, sans ménagement, car la scène dure, à la mise à mort sur l’échafaud le 11 février 1957, dans la cour de la prison Barberousse à Alger, d’un homme qui affronte dignement l’exécution. Non sans avoir déclaré : « Je paye, victime de la société, d’une campagne de presse. Je suis sûr de la libération de l’Algérie de ses colonialistes. Les Européens et les musulmans pourront continuer à vivre sur un pied d’égalité. »
Cet homme qui se déclare si sûr de la victoire finale des indépendantistes cinq ans avant les accords d’Évian et l’indépendance, ce n’était pas l’un des 221 condamnés algériens qui furent exécutés par l’État français pendant la guerre. Il s’agit du seul Européen d’Algérie qui fut mis à mort pour avoir participé au combat anticolonialiste du FLN : Fernand Iveton. Et c’est son histoire que raconte le film d’Hélier Cisterne.
IVETON NE VOULAIT PAS TUER MAIS PROVOQUER UNE PANNE GÉNÉRALE D’ÉLECTRICITÉ DANS ALGER.
Le destin exemplaire et instructif à bien des égards d’un homme ordinaire qui a rencontré l’histoire avec un grand H mais est demeuré, suprême injustice, oublié. À la fois en France – malgré deux livres lui ayant été consacrés, dont celui de Joseph Andras, en 2016, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens (refusé par l’auteur) et donne son titre au film – et en Algérie. Dans la wilaya d’Alger, une ruelle d’El Madania (anciennement le Clos-Salembier), son quartier natal, porte simplement son nom et rappelle qu’un pied-noir a sacrifié sa vie pour le FLN.
Torture et jugement expéditif
Rien ne prédisposait Iveton à devenir un héros de la guerre d’indépendance sinon son amour de la liberté et sa haine de l’injustice. Ouvrier tourneur à l’EGA (Électricité et gaz d’Algérie) et militant communiste, comme son père avant lui, il rejoint en 1955 le mouvement des Combattants de la libération créé par les communistes algériens – le PCF restant encore à l’écart de la lutte armée – puis le FLN pour agir clandestinement contre le pouvoir colonial. Indépendantiste réputé pour sa détermination autant que pour son humanisme et son idéalisme, il ne surprend guère ses camarades quand il propose de déposer, le 14 novembre 1956, un explosif dans un local de l’EGA. Non pour tuer, mais pour provoquer une panne d’électricité spectaculaire dans toute la Ville blanche.
SA GRÂCE FUT REFUSÉE AU PLUS HAUT SOMMET DE L’ÉTAT, PAR MITTERRAND, MOLLET ET COTY.
Dénoncé par un contremaître qui l’a vu pénétrer dans ce local un sac à la main, il sera arrêté le soir même après qu’on a désamorcé la bombe, prévue pour exploser à 19h30 après le départ du personnel. Interrogé trois jours durant au commissariat central d’Alger, il avoue et, après leur avoir laissé le temps de se mettre à l’abri, dénonce sous la torture (eau, électricité, etc.) les membres rapprochés de son groupe de combat.
Jugé de façon expéditive dix jours plus tard, mal défendu par un avocat commis d’office (les communistes français ayant refusé de venir en aide à un homme qui a terni l’image du Parti), il est condamné à mort après une seule journée d’audience par le tribunal militaire – désormais seul compétent en raison des « pouvoirs spéciaux » que l’Assemblée nationale a votés à la demande du gouvernement de Guy Mollet, « pour tentative de destruction d’édifice à l’aide d’explosifs ».
Peine capitale pour l’exemple
Fernand Iveton aura raison au pied du « bois de justice » de dénoncer une campagne de presse, car son « affaire » a été montée en épingle par les autorités françaises comme par les journaux, ravis de démontrer une collusion entre les communistes et le FLN dans un cas de terrorisme. Le militant a manifestement été condamné à la peine capitale pour l’exemple – quelques mois après la mort de 19 soldats français tombés dans une embuscade à Palestro (devenu Lakhdaria) en Kabylie –, comme le prouve le réquisitoire du commissaire du gouvernement, qui s’exclame sans ambages : « En admettant que Fernand Iveton dise vrai lorsqu’il prétend qu’il ne voulait pas qu’il y eût de victimes, son crime est aussi grave ! »
LE PREMIER À S’INDIGNER FUT ALBERT CAMUS. SARTRE RÉAGIT UN AN PLUS TARD EN PUBLIANT « NOUS SOMMES TOUS DES ASSASSINS ».
Obtenir la grâce – refusée tant par François Mitterrand, garde des Sceaux, que par le chef du gouvernement Guy Mollet et le président Coty – d’un militant politique qui n’avait tué personne s’avéra d’autant plus difficile que, dès le début de 1957, commence la bataille d’Alger avec son cortège de répression et d’attentats.
D’ailleurs, aucune voix forte ne s’est élevée immédiatement au sein de l’intelligentsia et de la classe politique françaises pour dénoncer cette condamnation inique. Le premier à s’indigner sera, au bout de quelques mois, Albert Camus, qui écrira : « L’ouvrier communiste qui vient d’être guillotiné en Algérie pour avoir déposé une bombe (découverte avant qu’elle n’explose) dans le vestiaire d’une usine a été condamné autant par son acte que par l’air du temps. On a voulu à la fois prouver à l’opinion arabe que la guillotine était faite aussi pour les Français et donner satisfaction à l’opinion française indignée par les crimes du terrorisme. » Un an plus tard, Sartre reviendra dans les Temps modernes sous le titre « Nous sommes tous des assassins » sur l’exécution : « Cet homme a déclaré et prouvé qu’il ne voulait la mort de personne, mais nous, nous avons voulu la sienne et nous l’avons obtenue sans défaillance. »
Un déni de justice aux conséquences importantes
Seule, avec l’aide de nouveaux avocats, à se battre sans répit pour tenter d’obtenir la grâce de Fernand Iveton, Hélène Ksiasek, l’épouse d’origine polonaise rencontrée lors d’un séjour à Paris et qui l’a suivi en Algérie, ne pourra rien pour le sauver. Mais son combat et le courage à toute épreuve dont elle a fait montre contribuent à élever l’affaire Iveton à hauteur de tragédie. Ce que rend très bien le film d’Hélier Cisterne, tenant autant du documentaire que de la fiction, même s’il s’agit d’une reconstitution, aussi fidèle que possible, de ce qui s’est passé, de la jeunesse de Fernand jusqu’à sa mort.
Ce déni de justice, malgré le relatif silence qui l’a accompagné, ne fut pas sans importantes conséquences à moyen et long terme. D’abord en contribuant à démontrer qu’il y eut des Européens anticolonialistes prêts à défendre le combat indépendantiste « physiquement » en Algérie avec tous les risques que cela supposait. Mais aussi en marquant à jamais les protagonistes de l’affaire. À commencer par François Mitterrand, lequel, dès son élection à la présidence de la République, n’abolit la peine capitale si rapidement – à en croire son ministre, ami et confident Roland Dumas – que parce qu’il pensait devoir « se racheter de l’Algérie ». Et qui, d’après Benjamin Stora, se souvenait suffisamment de cette exécution pour ne pas supporter qu’on prononce le nom du condamné devant lui. Iveton n’est assurément pas mort pour rien.
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