Ils avaient 20 ans et pas le droit de vote, leur insouciance s'est consumée dans le Djebel. Un million et demi de jeunes Français ont traversé la Méditerranée au printemps 1956 pour une opération de maintien de l'ordre qui est devenue la guerre d'Algérie. Ces hommes ont été confrontés à des dilemmes moraux auxquels aucune autre génération n'avait eu à répondre. Ils ont écrit, ils ont filmé, puis tout enfouit dans des coffres. Après des décennies de silence, à l'heure du bilan de leur vie, certains d'entre eux libèrent leur parole, il était tant.
De 1956 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français ont fait leur service militaire en Algérie. Une expérience souvent traumatisante dont la société n’a pas voulu entendre parler à leur retour.
Jean-Pierre Louvel
« On est rentrés et on a repris nos vies comme s’il ne s’était rien passé. J’appelle ça ma parenthèse », lance Jean-Pierre Louvel, 82 ans, en évoquant son service militaire à la frontière algéro-marocaine, près d’Aïn Sefra. L’ancien combattant, qui préside aujourd’hui l’Espace parisien Histoire-Mémoire-guerre d'Algérie, y est resté dix-huit mois, de juillet 1959 à décembre 1961.
A partir du printemps 1956 et jusqu’à la fin du conflit, tous les deux mois, de nouveaux appelés comme Jean-Pierre sont envoyés en Algérie pour ce qui est présenté comme une opération de « maintien de l’ordre ». Plus d’un million et demi de Français de 20 ans vont vivre une guerre qui ne dit pas son nom à laquelle ils n’étaient pas préparés. La mobilisation est inédite. « Il y a eu plusieurs générations de feu. La Première et la Seconde Guerre mondiale ont entraîné des mobilisations générales où tous les hommes en âge de combattre ont été appelés dans un cadre qui est la défense du territoire national en tant que tel.
Ensuite, il y a eu les premiers conflits de décolonisation, comme l’Indochine, qui était une guerre lointaine ne mobilisant que les soldats de métier, explique l’historien Tramor Quemeneur. En Algérie, même s’il était dit qu’il s’agissait du territoire national, la guerre était lointaine et a tout de même mobilisé tous les appelés du contingent. »
Une vision idyllique de l’Algérie à la télévision
Pour les appelés, dont certains n'avaient jamais quitté leur village, le débarquement est un choc. « Les rares informations qui nous parvenaient à la télévision donnaient une vision idyllique de l’Algérie avec des soldats en train de participer à la moisson et de protéger la population », se souvient Jean-Pierre Louvel.
Michel Berthelemy, 82 ans, membre de l’association des Anciens Appelés en Algérie et leurs Ami-es Contre la Guerre (4ACG), est arrivé dans le bled d’Ampère (Aïn Azel aujourd’hui) en mars 1962. « Je ne m’attendais pas à voir tant de misère. La population algérienne était fantomatique, les gosses étaient pieds nus, en haillons », se souvient-il. « Les appelés voyaient aussi comment les Algériens travaillaient dans les grandes propriétés coloniales. Beaucoup ont compris que s’ils avaient été dans cette situation, eux aussi auraient été du côté des combattants algériens », ajoute Tramor Quemeneur.
La prise de conscience du danger est aussi violente
« Après avoir navigué sur un moutonnier pendant 24 heures, nous avons débarqué à Oran, se remémore Jean-Pierre Louvel. J'ai été marqué par cette devise sur le mur de notre chambrée : “Voir sans être vu, tuer sans être tué”. »
Serge Drouot, conseiller de l’EPHMGA (premier à gauche) et Emmanuel Laurentin, journaliste de France Culture
L’octogénaire Serge Drouot se souvient du conditionnement dès son arrivée en novembre 1959 à Bône, dans le Constantinois. « On nous apprenait le maniement des armes et le langage militaire mais on nous disait aussi “c’est un bougnoule, un raton, un crouille.” » Soixante ans après, il n’a pas oublié son angoisse lorsqu’il a dû surveiller un barrage à la frontière algéro-tunisienne. « Au matin de notre garde, on découvre de nouvelles inscriptions “Libérez Ben Balla”. On n’avait rien vu, l’ALN (Armée de libération nationale), nous était passée sous le nez. » « La grande difficulté de ce conflit a été la peur permanente d’un ennemi invisible qui est à la fois partout et nulle part avec des harcèlements nocturnes et des risques d’embuscade quotidiens », confirme Tramor Quemeneur. L’effondrement ressenti à chaque copain tué hante toujours les anciens appelés.
Gégène, supplice de l’eau, viols… Certains ont également été confrontés à la torture. « Le premier soir de mon arrivée, un militaire, qui avait quinze ans de métier et jouait les gros bras, nous dit : “venez, on va s’amuser”, raconte Michel Berthelemy. Il nous a amenés vers des clapiers qui renfermaient chacun un Algérien. Il a ouvert les grillages et a lâché un chien sur les prisonniers. Au début, j'étais tétanisé. Et puis, à force de côtoyer des saloperies, on finit par s’y habituer. C’est ça le plus terrible. »
Le poids du silence
Malgré des parcours différents, les soldats ont en commun le poids du silence. A la fin de leur service, ils font face à l'incompréhension de leurs proches, voire à l’indifférence. « À mon retour, personne ne m’en a parlé. Sauf ma mère qui m’a dit : “t’étais pas mal en Algérie, y avait du soleil” », s’étonne encore Michel Berthelemy, qui n'a raconté ce qu’il a vécu qu’à 60 ans. Serge Drouot n'a pas non plus partagé son expérience en rentrant : « J’avais 22 ans, j’ai rencontré ma femme, je n’allais pas lui casser les pieds avec mon passé. Alors j’ai essayé d’oublier. » Si certains ont réussi à passer à autre chose, d’autres ont sombré dans la folie ou l’alcoolisme et quelques-uns se sont suicidés. « Officiellement, on dénombre 28 000 morts et 65 000 blessés. Mais c’est sans compter les blessures psychologiques et le stress post-traumatique qui n’a jamais été pris en considération », souligne Tramor Quemeneur.
Ce n’est qu’en 1974 que des appelés ont reçu pour la première fois leur carte d’ancien combattant puis en 1999 que la guerre d’Algérie a été officiellement reconnue comme telle. « Dans les familles, les traumatismes enfouis se transmettent de génération en génération. Il est nécessaire d’en parler, de les comprendre, pour les régler », conclut l'historien.
SOURCE : Algérie : la guerre oubliée des appelés - Ça m'intéresse (caminteresse.fr)
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