Lorsqu’il est question d’Albert Camus, l’auteur de L’Homme révolté, de l’enfant de Mondovi, se présente à nous une mémoire bicéphale tout juste enfermée entre 1954 et 1962.
Pourtant, Albert Camus hante les lectures de l’après-pandémie du coronavirus. Et le monde cloisonné à son domicile, comptant au quotidien, les victimes par centaines de milliers, appris que l’imaginaire de Camus est bien passé par Oran durant une virtuelle peste coloniale, qu’il voulu être brune sous le sigle de la svastika sous-poudrée de marteaux et de faucilles.
Le maître des mélanges des genres en textes fictionnels est un littérateur idéologique qui, du fond de sa tombe à Lourmarin (Vaucluse) ricane grandement sur le sort des défunts travailleurs de la santé et des retraités broyés par la machine libérale, tandis que cette dernière poursuivait sa reformulation financière à travers ses laboratoires pharmaceutiques afin de redéployer le profit à l’échelle de «l’orange bleue ».
La « camusmania », selon Jean-Yves Guérin dans L’Express du 24/11/2019 est celle de l’homme de la révolte qui, semble-t-il, a eu raison de l’homme de la révolution (Sartre) après l’effondrement de « la vulgate marxiste » telle que l’estime l’auteur du Dictionnaire Camus (Robert Laffont éditeur/Bouquins, 2009) à travers un télescopage idéologique et surmédiatisé dans un même esprit d’anticommunisme que celui de l’auteur de L’Homme révolté avec celui de 1984 sur la base du chiffre d’affaires des ventes du géant Amazon.
Le scribe neutralisateur de l’imaginaire collectif qu’est Camus, fait naître sous la plume du professeur de la Sorbonne-Nouvelle le roman épidémique. Ce qui nous éloigne de cette contamination des refondateurs des strates de la stylistique, le va-t’en-guerre de l’étrange se présente à nous sous un autre regard, celui de l’occulte insurgé du désordre. De l’exclu du PCF en 1937 au Libertaire, il est question du Camus de la campagne permanente contre les moulins à vent au sein de cette instabilité politique qui a été de tout temps son règne primordial. La notion d’inquiétude est fomentée par un amas de mots exprimant une philosophie qui trahit et une idéologie en faillite, celle de l’irrationnel qui culmine que par le prestige de l’obscure (Julien Benda).
Lorsqu’un pied-noir s’empeste de masochisme et que son lectorat d’aujourd’hui y voit en lui un « rédempteur de l’opinion publique », il y a de quoi s’inquiéter sur le sort du genre humain. Sa mémoire n’ayant pas réussi à trouver en terre algérienne, son lieu d’asile pour le Meursault, cette triste doublure de celui qui meurt seul, durant les 20 années de la dislocation de l’Etat national, le voici qui s’ingurgite dans le théorème du complot, sous la cape de la machine qui fait tomber « des régimes autoritaires » à Alger, Téhéran et à Hong-Kong selon la lecture du camusien Jean-Yves Guérin.
Mais, lorsque le critique littéraire et aîné de ce dernier, René Etiemble évoque le sens que Camus voulait donner à sa « peste », il y a lieu de relire ce noble détracteur de la Berbérie barbare ! Etiemble note que :
« Peste ou péché ? – Question… La peste brune n’est en vrai qu’une peste. Mais cette peste. Mais cette peste est peut-être péché. La peste, cela se décèle et se soigne. Mais le péché ? Nul n’ignore qu’il est originel, constitutionnel. Par tempérament donc, les hommes sont des pestiférées. C’est ce qu’a voulu dire Camus ».
Explique Etiemble selon la lecture du n° de novembre 1947 des Cahiers du Communisme. Pourtant cet ami de Camus n’est nullement adepte du matérialisme historique, mais il lui écrira en mars 1960 dans La Nouvelle Revue Française, sous le titre « D’une amitié » : « Cher Camus, comptez sur moi pour vous défendre de mon mieux contre ce qui déjà vous trahit : votre mythe. »
Une lettre bien tardive que saint-Camus le Juste du fond de sa tombe laïque ne recevra plus jamais. L’idole de la philosophie des classes terminales est réhabilité dès le 1er/8/2011 en « Camus jaune » sur les colonnes du journal romain le Corriere della Sera. L’info fait tache d’huile et le passeur de démocratie, selon Guérin n’est qu’un simple passeur capable de prêter la main au plan Marshall.
Le KGB, vulcanisateur de la mort de Camus
C’est un poète, un enseignant d’italien dans les universités de la Tchéquie, probablement un lettore souhaitant défendre la langue et la culture de Dante Alighieri au pays de Vaclav Havel, qui mit d’un seul trait l’histoire d’un thriller d’espionnage autour d’une mythique implication du KGB dans la mort accidentelle d’Albert Camus. Le pavé que Giovanni Catelli lança touche directement ceux qui ont « le cœur chaud, l’esprit froid, les mains propres », entendre par là les agents exécuteurs des services secrets de l’ex-URSS.
Giovanni Catelli, en dehors de ses heures de cours, il est en « mission » de prospection sur une affaire qui a eu lieu à 2 heures de vol de l’Université Charles de Prague, entendre quelques 1400 kilomètres de route et qui aurait été économisé s’il avait fouillé minutieusement dans les archives ouverts du STB, la sécurité d’Etat de la République socialiste de Tchécoslovaquie.
Le poète-enseignant, rencontre finalement Maria Zabranova, veuve du dissident politique et ami de Vaclav Havel, Jan Zabrana (1931-1984) qui ne vivait que de maigres traductions notamment celle du Docteur Jivago de Boris Pasternak. Maria travaillait comme rédactrice aux éditions Odeon (Prague) et Catelli évoquera avec elle le fameux journal posthume de son mari, intitulé Toute la vie qui sera édité en France et en Italie à tirage réduit. L’auteur italien de Geografie prend connaissance d’une partie, non traduite, du journal et dans laquelle il est question d’une rencontre entre le dissident Zabrana et un de ses « amis » russe qui serait lié au KGB.
De cette rencontre, Zabrana note qu’il s’agit d’un homme qui« sait beaucoup de choses, et qui a des sources pour le savoir, j’ai entendu quelque chose de très étrange. Il affirme que l’accident de voiture dans lequel Camus est mort en 1960 a été arrangé par l’espionnage soviétique. Ils ont endommagé un pneu de la voiture grâce à un outil technique qui a coupé ou crevé le pneu à grande vitesse. L’ordre de cette action a été donné personnellement par le ministre Chepilov, en « récompense » pour l’article publié dans Franc-Tireur, en mars 1957, dans lequel Camus, à propos des événements de Hongrie, a attaqué ce ministre, le nommant explicitement… »
Le ministre en question n’est autre que Dimitri Chepilov (1905-1995), ministre des AE soviétique du 1er/6/1956 au 15/2/1957 qui sera exclu définitivement du CC-PCUS pour une histoire d’implication présumée dans une tentative de coup d’Etat contre Khrouchtchev fomenté par l’ancienne « garde stalinienne ». Il sera éloigné au Kirghizstan en tant que directeur de l’Académie des sciences économiques, puis retenu à Moscou comme directeur des archives archéologiques de d’Etat.
Nous sommes déjà assez loin de l’organigramme du KGB et qui a connu de nombreuses réorganisations à cette période même. N’agissant que sur la base de la politique intérieure et extérieure que trace le Politburo du PCUS, l’organe de sécurité d’Etat était dirigé par Alexandre Nikolaïevitch Chelepine du 25/12/1958 jusqu’au 13/11/1961 chargé des renseignements et « opérations » à l’étranger.
Le nom de ce directeur-adjoint n’apparaît pas dans l’ouvrage de l’enseignent-enquêteur italien. Après tant de prétendues années d’investigations, c’est à se demander s’il était en mission quelconque à Prague, Catelli est passé sur les noms du général-colonel Sakharovik ou encore sur celui du général Serov, l’homme de confiance de la clique révisionniste des khrouchtchéviens qui a éliminé le chef du NKVD, Beria le véritable assassin de Joseph Staline.
Nous signalerons pour l’occasion qu’à Budapest, et lors des événements l’ambassadeur de l’URSS n’était autre que Youri Andropov qui a échappé tant à Camus qu’à l’auteur-enquêteur italien. C’est lui qui supervisa les actions militaires de l’Armée soviétique avec les services de police en Hongrie en 1956.
Tout comme nous pouvons lire plus loin dans cet article témoignage qu’il est question d’un Tchéco-Américain, Georges Gibian, professeur de littérature russe à l’Université de Cornell (USA) fréquentant tant Moscou qu’à Prague depuis 1960 de même pour un second nom, le professeur Jiri Zuzanek, de l’Université canadienne de Waterloo et qui vivait depuis de nombreuses années à Moscou, des noms qui glissent pour dire qu’ils auraient un rôle certain dans la prise de décision dans « l’assassinat » d’Albert Camus. Le lecteur restera sur sa faim en l’absence de détails des trois années de l’« enquête » de Catelli.
Ce qui est dit clairement de la part de Catelli via l’opposant Tchèque est que c’est bien une phrase prononcée puis écrite sur Franc-Tireur qui aurait « condamné » Camus à l’élimination présumée. La phrase, «Les massacres couverts et ordonnés par Chepilov et ceux qui lui ressemblent » pourrait-elle condamné un homme de la pointure de Camus et pourrait-elle à elle seule, la mobilisation d’effectifs opérationnels d’un KGB beaucoup plus préoccuper à opérer sur des horizons un peu plus sensible que le territoire français auquel, Khrouchtchev s’apprêtait à rendre visite au général De Gaulle qui donnait des signes de glissement de la sphère d’influence américaine en préparant son retrait de l’Alliance atlantique.
Il en ressort de cette allégation faite au ministre des AE Chepilov d’être l’ordonnateur du KGB d’un Serov, afin d’éliminer Camus, une ahurissante méconnaissance du système soviétique de l’époque à un moment où le mouvement communiste international allait vivre une sanglante déchirure entre la Chine et l’URSS.
Le complot russe, une obsession française
Cette réaction est titrée sur le New-York Times du 13/8/2011 à travers l’opinion de Robert Zaretsky, professeur d’histoire à l’Honors-Collège de l’Université d’Houston et auteur d’Albert Camus : Elements of Life. Il notera qu’il « avait été parfaitement normal dans ce contexte qu’une rumeur de méfaits soviétiques éclate une fois que la nouvelle de la mort de Camus à travers la France. »
Cette France qui, durant les années 1950 jusqu’au milieu des années 1960, avait une profonde préoccupation culturelle pour les voitures, et lorsque « les romanciers, les musiciens et les cinéastes n’étaient pas occupés à utiliser la voiture et la route comme métonymies ou signifiants, ils étaient plutôt occupés à mourir, ou à être mutilés, dans de vraies voitures sur de vraies routes ».
L’universitaire américain citera comme exemple le romancier Roger Nimier, « le James Dean français » qui avait prédit qu’il mourrait sur une autoroute et avait réalisé sa prévision dans un accident spectaculaire en 1962 ou encore, l’auteure de Bonjour tristesse cette fois, qui a failli « dire au revoir la vie » après avoir démoli son Austin-Martin en 1957, de même pour les deux fils d’André Malraux qui meurent dans un accident de voiture en 1961, de même pour Roland Barthes « qui comparait la Citroën DS à une cathédrale gothique » a fini par être victime en 1980 à Paris, par « un terne fourgon de blanchisserie devenu fou ».
Albert Camus était lui-même propriétaire d’une Citroën peu utilisée, ajoute l’auteur américain et son attitude vis-à-vis de la vitesse « correspondait à son attitude vis-à-vis de la foi religieuse ou idéologique ». La police, relève Zaretsky, en atteignant la décapotable Facel-Vega totalement détruite ont trouvé la mallette de l’écrivain jetée à plusieurs mètres de son corps déchiqueté. A l’intérieur se trouvait le manuscrit inachevé de son roman Le Premier homme et on pouvait lire dans ses pages : la vie, si vive et mystérieuse, suffisait à occuper tout son être.
Du côté de ceux par qui le malheur arrive, les Hongrois, on s’interroge à travers le journal électronique Portfolio-Financial du 22/1/2022, si le KGB pouvait tuer l’écrivain lauréat d’un prix Nobel. Un écrivain qui revenait en force durant la pandémie du Coronavirus à travers La Peste dont, toute la symbolique ouest européenne y voyait un roman de la propagation des ordures, de la prolifération du fascisme, du nazisme et bien entendu, du communisme.
L’article s’interroge sur le bien-fondé de la théorie d’une telle opération qu’aurait mené le KGB sur le sol français à l’encontre d’un Camus en étroite rapport avec « la révolution démocratique hongroise » de 1956. « Nobélisé » tout juste l’année d’après, il ne faisait que passer une paisible fin d’année 1959 et début de 1960 en famille dans sa maison de Lourmarin (Vaucluse).
Son ami Michel Gallimard, neveu de l’éditeur, avait annoncé à la presse que Albert Camus compte regagner Paris en voiture à bord de sa Facel-Vega FV3b décapotable. Lui qui avait un billet de train et que l’on retrouva dans sa poche lors du dramatique accident. C’est à 140 km à l’heure que le véhicule percuta un arbre puis un autre, en raison d’un défaut de crevaison vue que les roues de la voiture étaient usées et que la pression n’était pas adéquate, selon l’enquête de police et de la gendarmerie.
Le digest hongrois en revenant sur le véhicule en question, fabriqué entre 1956 et 1958 est qualifié de véritable cercueil roulant et que le cinéaste François Truffaut avait le même modèle et qu’il avait échappé à la mort suite à un accident du même genre.
Albert Camus, le myope
Le Business Gazetta Online russe du 6/12/2019 et reprenant l’article du Guardian en date du 5/12/2019, met l’accent sur l’attitude de Catherine, fille de Camus qui n’a pas soutenue la thèse de l’italien Catelli sur l’implication du service secret soviétique dans cette mort tragique. Neuve ans auparavant, le journaliste Dimitri Babitch de la RIA-Novosti avait écrit sous le titre Un demi-siècle sans Albert Camus que celui qui portait le surnom de la « Conscience de l’Occident » était toujours dans le mille et que « Camus le publiciste était myope et se trompait, car il prenait souvent les moulins à vent pour des géants, et les cannibales souriants pour des princes à l’enfance difficiles ». Citant par là une de ses erreurs, le journaliste évoque sa tentative en 1956 « d’obtenir la signature d’une Paix civile entre le FLN algérien et les autorités françaises. L’écrivain a fait une suggestion ridicule selon laquelle les deux parties s’engagent à ne pas tuer de civils », relève D. Babitch.
Albert Camus a même suggéré que les militants du FLN et les parachutistes Français « attendent une décision politique », afin de sauver « des vies innocentes ». pourtant, rappel le canard russe, en janvier 1956 les militants du FLN utilisèrent le Comité pour la paix civile en Algérie, créé par Camus, comme couverture de leur propagande et que lors de la discussion de leurs propositions à Alger « Camus était gardé par deux cents militants du FLN avec des mitraillettes cachées sous leurs imperméables », citant sur cette question le récit du journaliste américain Herbert R. Lottman dans son livre sur Albert Camus paru au Seuil en 1978. C’est ainsi que le grand écrivain Français est devenu un outil de relation publique des militants indépendantistes.
Pour le côté russe, l’idée de tuer Camus par des agents du KGB de l’époque ne résiste pas à l’examen puisque à la même période de nombreux représentants de l’intelligentsia occidentale, particulièrement Jean-Paul Sartre, ont souligné leur attitude envers les événements en Hongrie. Sartre aurait pu être à la tête de la liste des intellectuels à abattre par le KGB de Khrouchtchev. Et pourtant il est bien mort naturellement.
La publication d’un tel écrit à sensation paru en Italie et relié à Londres, interroge plutôt cette mythologie occidentale sur les « crimes » du KGB par la seule preuve du ouï-dire, puisque du côté du pays de l’Oncle Sam, c’est le FBI qui attire l’attention par le biais de ses archives récemment déclassés qui devraient intéressés quelques intellectuels voyeurs.
Le 19/11/2013, le Prospect Magazine et sous la plume du professeur de l’Université de Cambridge, Andy Martin, nous apprenons que le service de la police fédéral, exerçant normalement en territoire US, avait envoyé sur le sol français un de ses agents de surveillance dès 1945 sur les pas d’Albert Camus et de Jean-Paul Sartre qui parcouraient à cette époque la France libre afin de diffuser la bonne parole de l’intellectuel engagé hors structure politique. L’agent spécial transcrivait dans ses rapports le nom de CAMUS en CANUS et prétendant qu’il est le correspondant new-yorkais du journal Combat. C’est ainsi que l’appareil sécuritaire de John Edgar Hoover se transforma en « police philosophique », selon les termes du professeur Martin, faisant croire à son patron que l’Existentialisme et l’Absurde n’étaient qu’une des facettes du Communisme.
Sartre avait été invité aux USA par son fervent partisan, Archibal MacLeich, un ex-poète durant les années 1920 installé pour quelques temps à Paris de la Belle-époque, devenant bibliothécaire du Congrès et professeur de rhétorique à Harvard, mais qui fut surtout un des fondateurs de la Branche recherche et analyse de l’OSS, ancêtre de la CIA, durant le Seconde guerre impérialiste.
Du côté de Camus, bien que fiché par les services de l’Immigration-US d’interdit d’entrée sur le sol américain, son court passage à la Résistance après un villégiature vichyste qui ne dit pas son nom, son contact avec le traducteur des écrits d’André Gide et amoureux des vers de Vercors et d’Aragon, Justin O’Brien (1906-1968) laisse perplexe devant cette surprenante amitié avec celui qui était le Chef du bureau français de l’OSS-CIA, chargé d’établir des réseaux de renseignements derrière les lignes nazies en France. L’ex-officier finira par être le traducteur privilégié des écrits de Camus sous l’identité de professeur de littérature française à la Columbia University.
N’en demeure que la lecture de l’ouvrage agréablement ressourcé d’archives de la britannique Frances Stones Saunders sur La CIA et la guerre froide culturelle (1999), nous apprendra avec appuis comment un Jean Amrouche s’est-il trouvé au sein d’un Congrès de la Liberté de la Culture aux côtés d’un Raymond Aron et d’un René Tavernier dans la manipulation de généreux donateurs et financiers de la CIA, contre un communisme dévastateur des projets impérialistes.
Mohamed-Karim Assouane
11/06/2022
https://lematindalgerie.com/albert-camus-entre-cia-et-kgb/
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