La reporter Florence Beaugé revient sur plusieurs années d’enquêtes, publiées dès 2000, et largement citées dans le récent rapport de Benjamin Stora
Récit. Tout commence en juin 2000. Dans l’édition datée du 20 paraît à la une du Monde un bref article. « J’étais allongée nue, toujours nue. (…) Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. (…) Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter. »
Celle qui parle, c’est Louisette Ighilahriz, une indépendantiste algérienne. Grièvement blessée après être tombée dans une embuscade de l’armée française, la jeune fille a été transférée dans l’un des baraquements de la 10e division parachutiste du général Massu, sur les hauteurs d’Alger. On est en septembre 1957. Pendant trois mois, elle sera torturée et violée par un certain capitaine Graziani. Le général Massu et le colonel Bigeard, deux figures de l’armée française, viennent régulièrement aux nouvelles. Les jours passent. Un soir, un inconnu entre dans son box. Horrifié par son état, il la fait évacuer à l’hôpital Maillot de Bab el-Oued et la sauve. De lui, Louisette Ighilahriz ne retient que le nom : commandant Richaud. Et sa fonction : médecin.
Quand je rencontre cette ancienne indépendantiste pour la première fois à Alger, en avril 2000, elle me supplie de l’aider à retrouver son sauveur. Voilà plus de quarante ans qu’elle le cherche pour lui dire merci. Faute d’y parvenir, j’écris un article. Contre toute attente, ce papier va être le point de départ d’une extraordinaire aventure, personnelle et professionnelle. Et le catalyseur d’un retour de mémoire inattendu des deux côtés de la Méditerranée.
« La torture, on pourrait très bien s’en passer »
Deux jours après l’histoire de Louisette, Massu m’accorde une interview. A 92 ans, l’ancien vainqueur de la « bataille d’Alger » de 1957 garde bon pied bon œil. Le nom de Richaud lui dit-il quelque chose ? « Et comment ! C’était le médecin chef de la 10e division parachutiste, l’un de mes bons amis. Un humaniste », s’exclame-t-il. Ainsi, c’est par Massu que Louisette va apprendre qui était son sauveur… Richaud est décédé deux ans plus tôt. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Alors que nous quittons le cas de Louisette pour aborder celui de la torture, Massu déclare : « Quand je repense à l’Algérie, cela me désole. La torture, on pourrait très bien s’en passer. Elle faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment. »
L’interview sort le 22 juin 2000 et déclenche un véritable tumulte. Massu regrette ! C’est un tournant. Ses propos sont repris partout, en France comme à l’étranger. Le vieux général n’a pas de remords – ce qui supposerait un sentiment de culpabilité – mais des regrets. Jusque-là, il assumait sans état d’âme l’utilisation de la torture, tout en se gardant bien de prononcer le mot.
Bigeard s’exprime le même jour dans Le Monde, mais ses propos paraissent totalement décalés. Il nie avoir jamais pratiqué la torture, qualifie le témoignage de Louisette Ighilahriz de « tissu de mensonges » et me prévient qu’il sait « encore mordre ».
Les regrets de Massu et les dénégations de Bigeard ouvrent une vanne. Sous la houlette d’Edwy Plenel, le directeur de la rédaction de l’époque, le journal débute un exercice de vérité et de mémoire qui durera six ans. Ce travail journalistique bénéficiera de la formidable caisse de résonance qu’est Le Monde, obligeant les autres journaux et les politiques à suivre le mouvement, parfois à contrecœur.
En France, comme en Algérie, la parole se libère. En réalité, il s’agit d’une découverte-redécouverte. Historiens, intellectuels et journalistes (André Mandouze, Francis Jeanson, Claude Bourdet, notamment, puis Henri Alleg, Pierre Vidal-Naquet…) avaient déjà tout dit, et presque tout écrit, dès les années 1940-1960. Mais les années 2000 apportent une différence majeure : ce sont des acteurs de premier plan, et non des moindres, qui reconnaissent publiquement ce que d’autres s’étaient évertués à dénoncer. A ceux qui font valoir, aujourd’hui encore, que la torture et les « corvées de bois » (exécutions sommaires) ont été « un mal nécessaire », imposé par les « fellaghas » qui menaçaient de faire sauter Alger en 1957, on ne rappellera jamais assez que ces méthodes étaient monnaie courante depuis le début de la colonisation, en 1830.
« Les morts me font moins de mal que les vivants »
Au rythme d’une enquête tous les deux mois en moyenne, Le Monde va donc remettre le dossier guerre d’Algérie à l’ordre du jour. Parmi celles-ci : le malaise des anciens appelés d’Algérie, arrivés à l’âge de la retraite et ravagés par leurs souvenirs. Bernard Gerland, comédien, tente d’évacuer par le théâtre le poids qui lui comprime le cœur depuis plus de quarante ans. André Brémaud se qualifie de « salaud », mais souhaite « parler plutôt que de demander pardon ». Georges Fogel rêve de retourner en Algérie, « ce pays merveilleux où je n’ai pas vu que des saloperies ». La peur des embuscades, la peur des abominations commises par l’autre camp, l’alcool, la solitude, l’effet de groupe… Tout cela les a fait basculer ou se taire. Avoir eu 20 ans et n’avoir pas su réagir, c’est la tragédie de ces « blessés de l’âme ».
L’histoire de Mohamed Garne, ce « Français par le crime » comme il se définit, fera date. Garne est né d’un viol collectif commis par des soldats français sur sa mère âgée de 14 ans, Kheira, en août 1959, dans le camp de détention de Theniet El-Had, tenu par l’armée française. Au moment où Le Monde s’en fait l’écho, Kheira vit dans un cimetière d’Alger. D’une tombe, elle a fait sa maison. « Les morts me font moins de mal que les vivants », dit-elle. Ce récit sera le prélude à une longue enquête sur les viols commis pendant la guerre d’Algérie. Un traumatisme aussi lourd que celui des « disparus », et qui se transmet de génération en génération. Tu par les victimes algériennes, sous-estimé ou ignoré par les historiens des deux bords, il est totalement occulté par les responsables français. Or les viols faisaient partie du système de répression et d’intimidation mis en place par la France, et cela avant même la guerre d’indépendance.
A l’automne 2000, un vieux général à l’œil bandé sort de l’ombre : Paul Aussaresses, 82 ans. Cet ancien résistant, médaillé de la Légion d’honneur, va susciter l’étonnement, parfois l’hilarité, mais surtout faire trembler ses pairs par ses révélations. « Ni regrets ni remords », tel est son credo. Au fil des entretiens – un ou deux petits déjeuners, chaque semaine, à la cafétéria du Monde pendant un mois et demi –, il révèle les pires aspects de la guerre d’Algérie : tortures systématiques, massacres, disparitions, et souligne que le pouvoir civil « connaissait et approuvait » toutes ces méthodes. Quatre mois plus tard, il publiera un livre, Services spéciaux, Algérie 1955-1957, dans lequel il confirme ses propos et, surtout, reconnaît que l’avocat Ali Boumendjel et Larbi Ben M’Hhidi, l’un des principaux chefs du FLN, considéré à Alger comme « le Jean Moulin algérien », ne se sont pas suicidés mais ont été assassinés sur son ordre.
Au même moment, Massu accorde au Monde une nouvelle interview. La dernière de sa vie, prévient-il. La torture en Algérie a été « généralisée et institutionnalisée », reconnaît l’ancien chef de la 10e DP, avant de renouveler ses regrets. Sur Maurice Audin, le mathématicien torturé et exécuté par l’armée française en 1957 à Alger, Massu semble hésiter un moment à me parler, mais il finit par se retrancher dans le silence. Déception.
Les deux interviews sortent à la « une » du Monde du 23 novembre 2000, sous le titre : « L’aveu des généraux » et font l’effet d’un coup de tonnerre. Stupeur, consternation, joie de voir la vérité enfin reconnue. L’historien Pierre Vidal-Naquet avoue, les larmes aux yeux : « Jamais je n’aurais pensé voir cela de mon vivant, même si je n’ai cessé de le souhaiter » et évoque le « retour du refoulé ». Le facteur « passage de générations » est essentiel pour comprendre ce réveil de mémoire, souligne de son côté l’historien Benjamin Stora.
Jean-Marie Le Pen et la « torture à domicile »
Les années qui suivent sont l’objet de nouveaux rebondissements. En avril 2002, Jean-Marie Le Pen arrive aux portes de l’Elysée. Exit le candidat socialiste, Lionel Jospin, au soir du premier tour de l’élection présidentielle. L’onde de choc franchit la Méditerranée et secoue l’Algérie tout entière. Depuis le premier de mes reportages en Algérie, j’entends beaucoup parler de Le Pen et de ses « faits d’armes » de janvier à fin mars 1957, en tant qu’engagé volontaire avec le grade de lieutenant. Une autre histoire revient fréquemment : celle d’un poignard oublié dans la Casbah d’Alger par Jean-Marie Le Pen, à l’issue d’une nuit de terreur.
Edwy Plenel décide que, en dépit des lois d’amnistie, Le Monde a le droit et même le devoir de dévoiler le passé algérien du chef du Front national. Je repars en Algérie, retrouve plusieurs rescapés de la « torture à domicile » pratiquée par Le Pen à Alger, ainsi que le fameux poignard. La famille Moulay le détient depuis la nuit du 2 au 3 mars 1957.
Il est environ 22 heures, ce soir-là, quand une vingtaine de parachutistes conduits par Jean-Marie Le Pen font irruption au 7, rue des Abencérages, une ruelle au cœur de la Casbah. Devant sa femme et ses six enfants rassemblés, Ahmed Moulay est torturé, puis mis à mort. Il n’a pas parlé. En partant, Le Pen oublie son poignard dans le couloir. Il revient le lendemain et le surlendemain, met la maison à sac pour le retrouver. En vain. L’aîné des six enfants, Mohamed, 12 ans, l’a trouvé, la nuit de la mise à mort de son père, et caché dans le compteur électrique. Voilà quarante ans que la famille Moulay garde cette pièce à conviction dans le buffet de la salle à manger.
Mon enquête sort en deux temps, à la veille du second tour de la présidentielle, puis des législatives. Le Pen parle de « machination immonde » réalisée « avec la complicité des services secrets de M. Bouteflika ». Il annonce engager une procédure en justice contre Le Monde. Je vais vivre avec ce poids sur les épaules jusqu’en mai 2003, date du procès en première instance, puis jusqu’en juin 2004, celle de la procédure en appel. Je ferai sortir le poignard d’Algérie, dans des conditions rocambolesques, pour le présenter aux audiences. Pierre Vidal-Naquet et Henri Alleg viendront témoigner en personne. A la barre, l’auteur de La Question dira : « Le Monde a fait d’avantage avec ses articles pour rapprocher la France et l’Algerie que quarante ans de diplomatie franco-algérienne. » Le Pen perdra ses procès, jusqu’en cassation. L’enquête du Monde sera qualifiée de « particulièrement sérieuse et approfondie » par la justice, et « la bonne foi » du journal reconnue.
Quelques années plus tard, je rapporterai le poignard en Algérie, comme je m’y étais engagée. Il est aujourd’hui exposé au Musée national du moudjahid, à Alger. En acier trempé, long de 25 centimètres, c’est un couteau des Jeunesses hitlériennes fabriqué à quelque douze millions d’exemplaires par des couteliers allemands de la Ruhr, entre 1933 et octobre 1942. Le manche est partiellement recouvert de bakélite noire, incrusté d’un losange dont l’écusson – une croix gammée de couleur noire sur fond rouge et blanc – est tombé dans les années 1970, à force d’avoir été manipulé par les enfants Moulay. Sur le fourreau de ce poignard nazi, on peut lire distinctement : « J.M. Le Pen, 1er R.E.P ».
En 2003, les médias français commencent à se désintéresser de la guerre d’Algérie. Pour ma part, je souhaite abandonner ce dossier. Trop lourd, trop douloureux. De petits rebondissements ne cessent cependant d’entretenir la tension jusqu’en 2004. Ceux qui devraient se taire se mettent sur le devant de la scène. Ceux qui devraient parler se terrent, terrorisés ou défaitistes.
« L’école des supplices »
Certains anciens tortionnaires, eux, n’ont rien perdu de leur morgue. Ils s’imaginent que les lois d’amnistie leur donnent tous les droits. La lame de fond lancée en juin 2000 poursuit sa course et menace de les engloutir tous, à commencer par le général Maurice Schmitt, l’ancien chef d’état-major des armées françaises. Les « témoins humiliés dans l’ombre », selon l’expression de Paul Teitgen, l’ancien secrétaire général de la préfecture d’Alger, finissent par relever la tête. Dans un livre de 76 pages, une certaine Esmeralda dévoile le passé de tortionnaire du général Schmitt. Laisser ces révélations sans suite ? Impossible, estime la direction du Monde. Schmitt n’est pas n’importe qui.
Je repars à Alger et en rapporte une série de témoignages accablants. Ils sortent dans Le Monde du 19 mars 2005, jour anniversaire du cessez-le-feu entre la France et l’Algérie. Le cas d’Ourida Meddad est peut-être le plus marquant. Cette jeune fille de 19 ans s’est jetée, ou a été jetée, nue, en août 1957, du premier étage de l’école Sarouy, après avoir été torturée. L’établissement scolaire avait été réquisitionné, cet été-là, par l’armée française comme centre d’interrogatoire et de tortures. A la tête de cette « école des supplices » ? Schmitt. Tous les survivants décrivent celui qui était alors lieutenant comme « le chef d’orchestre des tortures », qui « jouissait particulièrement quand l’un de nous était humilié ». Le général Schmitt refuse de réagir dans les colonnes du Monde, mais quelques jours plus tard, il qualifie sur France-Inter ces accusations de tortures de « pure affabulation ».
« On m’a rendue à la vie, mais en lambeaux », dit encore aujourd’hui Louisette Ighilahriz, celle qui fut à l’origine de ce retour de mémoire inespéré. Si le pouvoir, à Alger, a fait du passé colonial et des exactions commises par la France une rente de situation, il n’en va pas de même de la population algérienne. Celle-ci ne demande, dans son immense majorité, ni repentance ni excuses, mais une simple reconnaissance des faits.
Florence Beaugé est l’auteure d’Algérie, une guerre sans gloire. Histoire d’une enquête (Calmann-Lévy, 2005)
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