Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a fait partie de l’empire colonial français. Or l’histoire de cette période, restée taboue, a été occultée par les livres et films portant sur la seule guerre d’indépendance. « L’Obs » revient sur les enjeux de cette Algérie française avec l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb contemporain et président du Musée de l’Histoire de l’Immigration, qui a écrit, coécrit et dirigé une cinquantaine d’ouvrages, dont « la Guerre d’Algérie vue par les Algériens ».
Pourquoi ce silence sur l’Algérie coloniale, sur ce long siècle d’occupation française ?
L’Algérie française est longtemps restée taboue. Le silence sur la guerre a été levé, tardivement, il y a une quinzaine d’années. Mais c’est comme si la production sur le conflit, devenue abondante, avait fait écran, comme si elle nous avait empêchés d’aller plus en amont, comme si l’histoire de l’Algérie française se limitait à celle de la guerre. Or on ne comprend rien à ce conflit de huit années si on ne se penche pas sur le XIXe siècle. On ne peut pas raconter l’histoire par la fin. L’insurrection de la « Toussaint rouge » de novembre 1954 n’a pas éclaté mystérieusement après des décennies de convivialité, comme veulent le croire une partie des pieds-noirs et certains politiques français.
Vous avez constaté une production littéraire et artistique plus faible sur cette période ?
Il n’y a pas grand-chose. Regardez le cinéma, sans doute la principale représentation de l’imaginaire. Depuis l’indépendance, il y a eu au moins une soixantaine de films sur la guerre. « Avoir 20 ans dans les Aurès », « Elise ou la vraie vie »… Mais les longs-métrages sur la colonisation sont nettement moins nombreux. L’émir Abd el-Kader, l’un des principaux résistants au XIXe siècle, n’a jamais été montré, le maréchal Thomas Bugeaud, l’homme de la conquête, n’existe pas. Combien de films sur cette période ? « Fort Saganne », « les Chevaux du soleil »… Guère plus. Même chose pour la littérature. Alexis Jenni, Laurent Mauvignier, Erik Orsenna, Jérôme Ferrari, tous ont écrit sur la guerre. Alors que les récits sur la période d’avant sont rarissimes.
La conquête
Le siège de Constantine en 1836 par les troupes du général Clauzel (gravure de 1875). (PHOTO12/AFP)
a été longue et difficile, dites-vous…
Elle a été terrifiante, meurtrière. Démarrée avec la prise de la régence d’Alger en juillet 1830, elle a duré jusqu’en 1871, avec la répression de la révolte des Mokrani, en Grande Kabylie, et même jusqu’en 1902, dans ses frontières, avec la création des Territoires du Sud. Plus d’un demi-siècle, trois générations. Il faut lire l’ouvrage de François Maspero, « l’Honneur de Saint-Arnaud » (Plon, 1993), la biographie de cet officier qui écrivait des lettres hallucinantes à sa fiancée. « J’ai mal au bras tellement j’ai tué de gens » ; « Je suis entré dans une rue, j’avais du sang jusqu’à la ceinture. » La conquête détruit l’image d’une installation acceptée, d’une cohabitation « pacifique ». C’est aussi pour cela qu’elle est tue. Les historiens considèrent qu’entre les combats, les famines et les épidémies, plusieurs centaines de milliers d’Algériens sont morts. La population musulmane, estimée à 2,3 millions en 1856, est tombée à 2,1 millions en 1872. Les refus, les dissidences ont existé dès le début. On ne mesure pas en France combien les figures de la résistance, l’émir Abd el-Kader ou les frères Mokrani, font partie du panthéon national algérien. Le souvenir de la conquête s’est transmis de génération en génération. Il ne s’est jamais effacé.
Plus de 100 000 soldats envoyés, des millions de francs engagés. Pourquoi la conquête de l’Algérie est-elle un tel enjeu au XIXe siècle ?
Il s’agit de faire échec aux Britanniques en Méditerranée, mais aussi d’étendre l’Empire vers le sud et les Amériques. L’Algérie est un territoire gigantesque, le plus grand d’Afrique en superficie, un lieu « idéal » d’expériences, de développement économique. Des fouriéristes, des saint-simoniens, pétris d’utopie socialiste, vont y créer des communautés. Et puis c’est l’Orient près de chez soi, à moins d’une journée de bateau. Les peintres traversent la Méditerranée : Eugène Fromentin, Eugène Delacroix, Gustave Guillaumet, qui peint la misère à Constantine, Horace Vernet, dont une toile décrit la prise de la smala d’Abd el-Kader. Il y a aussi les écrivains, Théophile Gauthier, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant… L’exotisme oriental fascine.
En quoi le colonialisme participe-t-il à la grandeur de la France ?
La pensée procoloniale fabrique le nationalisme français. Qu’est-ce que la France ? C’est aussi, surtout, son empire colonial. Si on critique le colonialisme, on critique le nationalisme. Il s’exprime dès le début avec la constitution de l’Armée d’Afrique en souvenir de l’héritage napoléonien. Beaucoup de généraux de la conquête ont fait les guerres de Napoléon, notamment celle d’Espagne, en 1806, et pour certains d’entre eux, comme Bugeaud, ils vont même s’inspirer de la Révolution française et des colonnes infernales de la guerre de Vendée en 1793… L’empire napoléonien perdure d’une certaine façon. Napoléon III, en 1860, essaiera, en vain, de modifier cette situation en proposant un « royaume arabe » associant les élites musulmanes. Il y aura aussi, plus tard, l’idéal républicain, l’idéal des Lumières. Il s’agira d’installer des écoles, de civiliser, de faire une autre France.
Une école de broderie à Alger, au début du XXe siècle. (ROGER VIOLLET)
Comment cette « autre France » s’est-elle construite ?
Question de proximité et de timing historique. Les autres pays du Maghreb, le Maroc et la Tunisie, seront des protectorats de l’Empire. Le maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat marocain en 1912, conservera la monarchie chérifienne et associera les élites locales. Mais, en Algérie, c’est l’armée qui a pris le pouvoir entre 1830 et 1870. La colonisation n’a pas été pensée, organisée, elle s’est faite dans l’improvisation, en fonction des redditions des « tribus arabes », avec des militaires divisés, certains prônant l’occupation totale, d’autres, partielle. Sous la IIe République, en 1848, Alger, Oran et Constantine deviennent des départements français. Aucune autre colonie de l’Empire n’est ainsi organisée. Avec la IIIe République, le système administratif se renforce. Les villes du littoral ont leur mairie, leur église, leur kiosque à musique, leurs allées de platanes. Les immeubles haussmanniens poussent à Alger. Les chefs d’Etat à partir de Napoléon III vont en visite en Algérie, comme on se rend dans ses provinces. « L’Algérie, c’est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne », dira François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, en novembre 1954. Ce qui a été fait en Algérie, et ne se fera jamais plus dans l’Empire, c’est cette volonté folle de vouloir annexer un territoire comme un prolongement naturel de la métropole.
Une fête foraine à Alger, en 1931. Trois enfants algériens observent une fillette francaise sur un manège. (DELIUS/LEEMAGE)
L’Algérie a été aussi la seule colonie de « peuplement » avec la Nouvelle-Calédonie. A l’indépendance, on comptait près de 1 million de pieds-noirs pour 9 millions d’Algériens. Pourquoi a-t-on favorisé l’exil de Français vers l’autre rive ?
Le « peuple » des pieds-noirs est en fait très disparate. Au début de la conquête, il y a les soldats-laboureurs, à qui l’armée confie des terres expropriées. Puis arrivent les exilés politiques (les républicains après le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, les communards en 1870, les Alsaciens et les Lorrains après l’annexion de 1871), mais aussi les immigrés pauvres dont l’installation est favorisée : les ouvriers français qui cherchent du travail, les viticulteurs ruinés par l’épidémie de phylloxera, des Italiens, des Maltais, des Espagnols, énormément d’étrangers, tous naturalisés par un décret de 1889. Sans oublier les juifs, qui étaient là avant la conquête, et deviendront français avec le décret Crémieux de 1870. En 1881, on comptait ainsi 181 000 étrangers, 35 000 juifs et 195 000 « Français de France », un peu moins de la moitié.
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