Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane et le colonel Sadek en 1956.jpg
Il a écrit avec d’autres parmi les plus belles pages de nos maquis anticolonialistes.
Le 14 novembre 1920, naît Dehiles Slimane dans le petit village d’Aït Berdjal, dans un piémont du Djurdjura, surnommé les Ouadhias. Le jeune Slimane grandira dans l’onde de choc de la Première Guerre mondiale qui venait de s’achever deux années auparavant.
Les Algériens (dénommés indigènes à l’époque) étaient directement investis dans cette confrontation des puissances occidentales qui emporta le monde entier dans la tourmente. Orphelin dès l’âge de 15 ans, son père Ramdane décédera après son retour de la Première Guerre mondiale 1914-1918.
Une expérience de baroud
Ce contexte des lendemains apocalyptiques met tous les sens du jeune Slimane en éveil. Il se résigne à quitter l’école, de toute façon non prometteuse, pour aller travailler dans la plaine d’Alger chez un riche colon. L’expérience renouvelée dans les vendanges n’est pas heureuse et Slimane reprend, par à-coups, des activités dans le village, marquées par l’agriculture de montagne ; autant dire une vie à moitié désœuvrée. La vingtaine d’années bien sonnée, le jeune Slimane, las de vivoter entre les fermes de Rouiba et le bricolage à Aït Berdjal, décide, coûte que coûte, de prendre son destin en main.
Il reprend la route vers l’Algérois mais cette fois hors des chemins battus des fermes coloniales. En 1942, il franchit la porte d’une caserne à Maison-Carrée (El Harrach), puis il sera orienté vers la grande caserne de tri et de sélection à Miliana pour s’engager résolument dans l’armée qui, de toute façon, allait le cueillir. Arrivé à Miliana, il trouve un attroupement de jeunes Algériens comme lui faisant la queue à l’entrée de cette grande caserne coloniale.
Il y avait une grande tente à l’intérieur de laquelle un officier français était assis sur une chaise, et à ses côtés, sur un tapis, un autochtone qui servait de traducteur, et deux grandes gamelles remplies de dattes et de petit-lait à même le sol. Son tour venu, il fonça à l’intérieur de cette tente et le goumi l’invita à s’asseoir puis lui demanda son nom, prénom et d’où il venait.
Il remarqua rapidement le regard persistant de l’officier français qui l’invita à s’abreuver et manger quelques dattes. Slimane Dehiles, plutôt que de plonger dans la gamelle, fustigea de son regard l’officier qui sourit en hochant la tête en disant au goumi : «C’est bon, on le prend». C’était le test de sélection. Il faut dire qu’à l’époque aucune autre issue n’était offerte aux jeunes autochtones juste bons pour servir les intérêts des plus forts, et la France, engagée dans un nouveau conflit avec l’Allemagne, avait besoin de renforts pour ne pas dire chair à canon.
Très vite, il débarque avec les troupes alliées, anglo-américaines, sous le commandement du général Eisenhower, au sud de l’Italie, près de Naples, à Monté Cassino, une ville qui venait tout juste de subir de lourds bombardements allemands et une révolte populaire sans précédent contre le nazisme et le fascisme. Octobre 1943, il vit sa première grande expérience de baroud dans la lutte contre l’occupant allemand, la fameuse Wehrmacht, dans la province de Veneto, au nord-est de l’Italie. Durant plus de trois mois, les combats ont été d’une rare intensité.
Le 20 août 1944, le jeune soldat Slimane rejoint, avec son bataillon, la France au prix de très lourdes pertes. Ils entrent en France, après avoir perdu beaucoup d’hommes tirailleurs algériens face à une résistance farouche, ils arrivent à Strasbourg le 24 décembre 1944. En mai 1946, il était mobilisé dans le nord de l’Allemagne.
Slimane va se distinguer par son courage et cette guerre le façonne de manière irréversible pour le prédestiner à une vie de combat. Alors que les événements de mai 1945 éclatent dans la Kabylie sétifienne et le Nord-Constantinois, Slimane est encore mobilisé dans l’Allemagne libérée du führer. A peine le nazisme vaincu, il se rend vite compte que le regard des officiers français sur les soldats indigènes n’est plus le même. Il vire à la suspicion.
Loin de comprendre le désir des Algériens de s’émanciper à leur tour, l’armée française vit la révolte du 8 mai 1945 comme un acte de sédition. Le fossé entre les deux communautés s’agrandit et ce qui devait arriver arriva : certains ont été envoyés en Indochine et d’autres qui ont pu refuser cette option ont été démobilisés. L’armée française le contraint de rester pour rejoindre un autre champ de bataille qui sera l’Indochine.
Il refusera et demandera la démobilisation qui lui sera refusée. Par conséquent, il sera soumis à des travaux quotidiens au sein de sa base, mais voilà qu’un jour le colonel français de son bataillon viendra inspecter sa base à dos de cheval. Il demandera au jeune tirailleur de ramasser une crotte de cheval jonchant le sol avec ses mains.
Il fustigera le colonel français de son regard perçant en lui jetant la crotte de cheval à la figure devant toute l’assemblée d’officiers français. Il sera rapidement neutralisé et envoyé au cachot pendant trois mois pour insubordination à la hiérarchie supérieure et surtout pour avoir manqué de respect à un officier supérieur de l’armée française. Après avoir purgé sa peine, il sera démobilisé vers décembre 1946.
Un rebelle incontesté
Libéré de l’uniforme français en décembre 1946, il gagne Paris où il s’engage comme ouvrier dans les usines Simca, près de Nanterre, ville connue pour ses «célèbres» bidonvilles où s’entassent les familles algériennes.
Très vite, le jeune soldat devenu ouvrier rejoint les rangs du PPA-MTLD dirigé par Messali El-Hadj dans le nord de la France à Lille où il sera affecté, et dont l’écrasante majorité des militants vient d’Algérie comme Slimane Dehilès. En mars 1946, il adhère au PPA-MTLD et active sous l’égide de la Fédération de France. Il fera la connaissance de Belkacem Radjef, représentant du PPA-MTLD en France, l’homme de main de Messali El Hadj.
Belkacem, lui aussi, vient de la région du Djurdjura, originaire de Fort National (Larbâa Nath Irathen). Au cours d’une discussion dans un café, Belkacem sera réjoui de savoir que Slimane est un tirailleur de la Seconde Guerre mondiale qui avait débarqué à Monté Cassino. Après plusieurs rencontres durant des mois, Slimane Dehiles sera lassé de la politique menée par Messali El Hadj au sein de ce parti.
En revanche, il déclarera à Belkacem qu’il était grand temps de passer aux actions subversives. Par contre, Belkacem ne cesse de faire l’éloge du grand Zaïm qui incarne pour lui le libérateur du peuple algérien. Une complicité entre les deux hommes va rapidement s’établir.
Slimane lui dira en ces termes : «Ecoute Belkacem, apparemment ce Messali nous mène en bateau avec ses discours politiques plein de promesses qui n’aboutissent pas».
Belkacem : «Pourquoi dis-tu ça, Slimane ?»
Slimane : «Il m’a l’air d’un pétard mouillé»
Aussitôt Belkacem sort de son cartable une photo du Zaïm le montrant en train de poser avec des officiers français et une femme apparemment française.
Slimane : «Qui est la femme à côté de Messali ?»
Belkacem : «Tametotiss (son épouse)»
Slimane : « Ah bon ! Il est marié à une Française ?»
Belkacem : «Oui, et après !?»
Slimane : «Tu dis qu’il désire nous libérer de la France ! Il n’a pas déjà réussi à faire sortir la petite France (sa femme) de sa maison, alors qu’il cherche à faire sortir la grande France du territoire algérien.»
Belkacem éclate de rire…
Slimane : «Awah Belkacem, ce Messali est un drôle de coco !»
«Je suis un soldat après tout, et en passant par ce champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale, j’ai compris quelque chose de capital et de déterminant. La liberté s’arrache par les armes et non par les discours stériles. La France est rentrée sur notre territoire par les armes, elle n’en sortira que par les armes !».
Belkacem : «Autrement dit !»
Slimane : «Il faut tirer sur la France !»
Belkacem : «Soussem ! On va se faire embarquer…»
Slimane Dehilès est avant tout un rebelle mais un sacré baroudeur, l’homme n’a pas froid aux yeux. Il écrira des tracts dénonçant le régime totalitaire du colonialisme français en le traitant de république fasciste.
Il est arrêté le 29 juin 1948 en région parisienne et sera traduit et jugé près le tribunal de Paris pour atteinte à la sûreté de l’Etat français. Il écopera de deux ans d’emprisonnement à la prison de Strasbourg et 70 000 anciens francs d’amende. Il sera frappé d’interdiction pendant 5 ans en Algérie pour avoir distribué des tracts hostiles à la présence française en Algérie. Après avoir purgé sa peine de deux ans, il rejoindra l’Allemagne et s’établira dans une petite ville frontalière nommée Rockenhaussen.
Quelques années plus tard, vers début novembre 1954, plus précisément le 4 novembre, il apprendra à son passage dans la ville de Paris qu’un déclenchement s’est opéré par le tout nouveau parti qui est le Front de libération nationale, lui qui était toujours entre l’Allemagne et la France. Il se dirigera à la gare de Lyon, et sautera dans le premier train à destination de Marseille.
Il arrivera à la gare Saint-Charles de Marseille très tôt dans la matinée du 5 novembre, et s’embarquera dans un avion, un DC 3 McDonnell Douglas, à destination d’Alger muni d’une fausse carte d’identité française et d’une arme de poing. Entrant dans la cabine de l’avion, il prendra place aux côtés d’une passagère française qui refusera d’être assise aux côtés d’un indigène, et demandera au stewart de déplacer Slimane à un autre siège.
Il se lèvera avec un sourire et dira à la dame : «Si vous saviez combien d’Algériens comme moi sont tombés entre Monté-Cassino et Strasbourg pour que vous puissiez jouir de votre liberté et de votre indépendance !» Il se dirigera vers l’arrière de la cabine et prendra place. Le vol dure 3 heures et enfin l’avion se pose à l’aérogare de Maison Blanche, à Alger, aux environs de 12 heures.
Un policier des frontières monte à bord de l’avion et s’enquiert du fameux coffret remis par le commandant de bord qui contenait les cartes d’identité des voyageurs. Le policier appellera à tour de rôle les passagers en leur remettant à chacun sa carte d’identité. Il sort de l’aérogare en se dirigeant vers une station de car qui l’emmènera à Tizi Ouzou.
Dès novembre 1954, exactement le 5 novembre, il rentre clandestinement à son village en Kabylie. Il fut l’un des premiers à rejoindre les rangs de l’ALN (Armée de libération nationale).
En juin 1955, il participa à la réunion d’Ath Dwala, ayant regroupé le colonel Amirouche Aït Hamouda, Krim Belkacem, Mohammedi Saïd, Yazourène (Vriruc), Abderahmane Mira et le colonel Ouamrane. Laquelle réunion avait débouché sur une grande offensive contre l’armée française, au cours de laquelle ils avaient récupéré 1200 armes, 627 millions en argent liquide et des centaines de milliers de cartouches.
Fort de son expérience militaire, c’est à lui qu’échut le devoir de former la première compagnie en Kabylie. Ce qu’il fit avec brio : «En moins de six mois, l’organisation politico-militaire était une réalité.» Mais il n’est pas resté longtemps en Wilaya III. Aguerri dans le combat contre l’ennemi durant la Seconde Guerre mondiale, il entraîne activement ses troupes à récupérer des armes et des fonds pour mener une vraie guerre contre l’armée coloniale.
C’était la préparation de l’opération l’Oiseau bleu initiée par les chefs kabyles qui allaient pour la première fois infiltrer l’armée française depuis le début du déclenchement de la guerre.
Fort de son expérience dans les troupes alliées, il lui incombe le devoir de lever et de former la première compagnie en Kabylie. En moins d’un an, il est à la tête d’une véritable organisation politico-militaire. Entre-temps, sorti de prison en janvier 1955, Abane Ramdane rejoint les rangs du FLN et s’impose tout de suite comme chef naturel de l’insurrection.
Entre Abane et Dehiles, c’est tout de suite la grande entente. Tout se passe comme si le côté stratège d’Abane et le côté baroudeur de Dehiles entraient en symbiose. Après la Wilaya III, Abane le charge de prendre en main la Wilaya IV et participe avec lui au congrès de la Soummam. L’Algérois et le massif Blidéen avaient besoin de renforts en hommes et en armes en ces premières années de la guerre d’indépendance.
L’appel des intellectuels initié par le FLN le 19 mai 1956
«Deux années après le déclenchement du 1er Novembre 1954, je me trouvais dans l’Algérois au lieu-dit Beni Missra, au nord-est de Médéa, dans l’Atlas blidéen, où j’avais installé le PC, le poste de commandement militaire de la Wilaya 4 (l’Algérois) que je dirigeais depuis quelque temps. En prévision de la progression ennemie dans la région, je prenais souvent ma paire de jumelles afin de scruter l’horizon.
Par un beau matin de printemps, après avoir pris une tasse de café bien chaud avec mes compagnons d’armes, je saisis encore une fois cette paire de jumelles pour balayer l’horizon. Après une observation minutieuse tous azimuts, et à ma grande surprise, voilà que j’aperçois un mouvement suspect qui se dessinait au loin en avançant dans ma direction.
Intrigué, je donne l’alerte au PC. Au fur et à mesure que celle-ci progressait inlassablement, je distinguais des silhouettes portant des tresses ; c’était un groupe de quatre cavaliers constitué de trois jeunes femmes et un seul homme. Meryem Belmihoub (ép Zerdani), Fadila Mesli (ép Rédjimi), Safia Bazi et Amara Rachid.
Arrivés à une vingtaine de mètres de moi, ils descendirent à terre. Je les saluai avec beaucoup de chaleur et d’affection sachant qu’ils étaient les premiers étudiants à avoir répondu à l’appel du FLN initié par Abane et Ben M’hidi ayant sollicité la participation des éléments intellectuels algériens à travers un tract diffusé au début du mois de mai 1956. Ce jour-là, c’était le 19 mai 1956… Ils furent logés à côté de mon PC pour les garder en contact permanent.
Dès le premier entretien, il s’était avéré que Amara Rachid était un paramédical de la faculté de médecine d’Alger, Fadila Mesli, infirmière venue de Tlemcen, Meryem Belmihoub, faculté de droit, et Safia Bazi, institutrice. D’autre part, en prévision de l’arrivée d’autres groupes, je me devais de les intégrer rapidement aux mouvements d’embuscades dans la région. Entre le 18 et le 30 de ce mois de mai 1956, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, drainant dans son sillage tous les lycées d’Alger, Maison Carrée, Blida, Médéa et Berrouaghia.
Ainsi submergé par des affluences de toutes parts, ce qui révèle que le tract du FLN initié par Abane et Ben M’hidi fut un catalyseur formidable ayant orchestré les énergies à travers tout le pays. Je me tourne vers Abane et Benmhidi en leur disant : «Maintenant que nous sommes rejoints par des intellectuels mais en plus par nos Algériennes, le colonialisme français est foutu…!»
Le colonel Sadek devient responsable politico-militaire de la Wilaya IV, avec le grade de colonel. Sous sa responsabilité, et en application des résolutions de la Soummam, la Wilaya IV connaît un grand essor, notamment dans le domaine militaire avec la création d’unités d’élite appelées commandos, parmi lesquelles on peut citer le mythique commando Ali Khodja, de la zone 1, qui a mené la vie dure aux troupes coloniales dans les montagnes de l’Algérois.
Sous son commandement, la Wilaya IV connaît aussi un rayonnement politique incontestable, avec l’avènement de jeunes recrues instruites, à la faveur de la grève des étudiants et des lycéens d’octobre 1956, qu’il a aidé à intégrer les rangs de l’ALN, et aussi l’intégration d’éléments issus du Parti communiste algérien au sein de la Révolution. D’où la complexité qu’ils eurent, lui et l’encadrement, antérieur et futur de la Wilaya IV, à gérer la psychose de la «bleuite», qui provoqua des ravages dans certaines wilayas, notamment dans la III.
Le commandant Bousmaha de la Wilaya III ayant connu le colonel Sadek affirme, dans son témoignage, que l’ancien chef de la Wilaya IV «privilégiait la formation et encourageait ceux ayant suivi un cursus scolaire». Ainsi, selon Bousmaha, Sadek a pu transformer la Wilaya IV en «pépinière de cadres révolutionnaires instruits».
Pour le problème de l’armement, le colonel Sadek part en mission à l’extérieur vers le mois d’avril 1957 et conduira en 1959 la toute première délégation de l’Armée de libération nationale (ALN) à Pékin en Chine pour rencontrer Mao Tsé Toung afin d’approvisionner l’armée. «Il était entier. Il répugnait à faire des compromissions», raconte Yaha Abdelhafidh, ajoutant qu’il appréciait chez lui «son franc-parler».
Cet ancien cadre de l’ALN de la Wilaya III se souvient également qu’il avait eu à rencontrer, à plusieurs reprises, le colonel Sadek à Ighil Imoula, haut lieu de la Révolution où fut tiré la première fois l’historique appel du 1er Novembre – où «il venait souvent pour rencontrer le chahid Amar Ath Cheikh, un maquisard de 1947, dont il appréciait la compagnie». Les deux hommes se retrouveront, à partir de 1963, aux maquis du FFS.
L’organisation militaire de la wilaya IV dirigée par le colonel Sadek
Les sous-officiers élus par les soldats, une discipline librement consentie parce que établie en commun, la fraternité prônée et vécue réellement, l’alphabétisation pratiquée entre deux opérations militaires, la libre discussion instaurée en permanence, et tout à l’avenant, voilà une région militaire (Wilaya IV) qui avait de quoi étonner !
C’était la Wilaya IV, qui regroupait tout l’Algérois, y compris Alger après la bataille. Au mois d’avril 1957, 5 000 hommes la composaient. Bien entendu, ils n’étaient pas tous rassemblés, mais répartis dans de nombreux secteurs, eux-mêmes cloisonnés, mais partout les mêmes règles, le même style.
Le colonel Sadek (de son vrai nom Slimane Dehiles) dirigeait la Wilaya IV depuis qu’Ouamrane était parti pour Tunis en mission et y installait le CCE. Le colonel Sadek était une des personnalités les plus originales de l’A.L.N.
Grand, maigre, le regard rieur, contredisant les traits sévères du visage comme taillé à coups de serpe, rusé à l’extrême, abordant tous les problèmes par le biais de l’humour.
Cet autodidacte pouvait tout aussi bien réciter ou plutôt interpréter avec saveur des poèmes de Si Mohand que des tirades entières de Victor Hugo, ou encore de longs morceaux de L’Iliade et de L’Odyssée. Sachant que son accent kabyle faisait merveille dans ce genre de texte, il en rajoutait. Combattant de la première heure, il était aux côtés de Krim Belkacem et des chefs kabyles quand celui-ci forma les premiers maquis en Wilaya III, au pied du Djurdjura.
Son adjoint politique, le commandant Si M’hamed, le commandant Ahmed Bouguerra pour l’état civil, né vingt-sept ans plus tôt à Affreville, était grand, athlétique, sérieux, respecté. C’est lui surtout qui imprima sa personnalité à la Wilaya IV. Politiquement, il était déjà très avancé si on le compare aux chefs politiques des autres wilayas.
L’adjoint militaire était Si Lakhdar, un maçon qui avait dû sa rapide promotion à son courage. Il avait animé les fameux commandos zonaux avec Ali Khodja. Toutes les guerres de ce type voient émerger, des deux côtés, des hommes dont la détermination au combat, le courage ou… l’inconscience entraînent vers des actions exceptionnelles d’audace et d’efficacité. Ali Khodja et Si Lakhdar faisaient partie de ces hommes-là.
Le responsable du renseignement et de la propagande était le commandant Omar Oussedik, doyen de l’état-major. Depuis longtemps connu sous le nom de Si Taleb, ancien ouvrier d’usine, syndicaliste, clandestin, élégant, énigmatique, peu disert, marxisé. Si Salah Zaâmoum, le responsable des liaisons militaires, un officier sympathique, la parole facile, des yeux bruns intelligents, dont la réserve pouvait passer pour de la timidité, était le modèle du désintéressement et de la passion vraie.
L’état-major comprenait aussi le commandant Azzedine, chaudronnier très à l’aise dans les bagarres. Il y avait, enfin, Boualem Oussedik, qui, lui aussi, était un homme de valeur. A vingt-deux ans, il quittait l’université pour rejoindre le maquis. Étudiant brillant, il avait collectionné les diplômes et avait sérieusement étudié le marxisme. Le colonel Si Sadek l’avait chargé de monter un tribunal en Wilaya IV afin de traiter les affaires juridiques. Il était en quelque sorte le chef des commissaires politiques.
Cet état-major tenait beaucoup à l’égalitarisme; les officiers et sous-officiers ne portaient pas d’insignes distinctifs sur leur uniforme, qui était le même pour tous. Même solde aussi, 1000 francs (de l’époque) par mois, mais la femme du combattant en recevait 2000 par mois si elle habitait la campagne et 5000 si elle habitait la ville.
L’arrivée de cadres, d’intellectuels, de chefs de réseau (brûlés dans la capitale), d’étudiants avait permis un encadrement tout à fait exceptionnel et concouru à créer un style Wilaya IV. Chaque action, chaque embuscade, qu’il y eut réussite ou échec, faisait l’objet d’une critique, puis d’une autocritique. Aucune décision importante n’était prise par un seul chef. Pour la moindre embuscade, il fallait l’accord du commissaire politique. La devise était tout le monde est nécessaire, personne n’est indispensable.
La victoire de la bataille de Palestro ( Lakhdaria) en 1956 qui dura 13 semaines où l’armée coloniale française connut de lourdes pertes, en l’appelant le «Sourire kabyle», était devenue populaire dans l’histoire de la guerre d’Algérie, due à sa grande organisation militaire face à l’adversaire.
Cette grande bataille était conduite par le général Simon qui a fini par battre en retraite et a terminé sa carrière dans un asile psychiatrique à Perpignan, dans le sud de la France Ce qu’apprenaient d’abord ces intellectuels, c’est que, dans ce combat inégal à plus d’un titre avec l’armée française, la force de l’ALN résidait dans l’extraordinaire endurance de ses hommes, leur frugalité, leur mobilité.
Cependant, cette wilaya n’aurait pas pu tenir si longtemps ni enregistrer tant de succès si elle n’avait compté que sur son organisation intérieure originale, la personnalité de ses chefs, la vaillance de ses soldats. Il lui fallait aussi l’eau du poisson, c’est-à-dire l’appui des populations. La coordination entre L’ALN et le peuple était assurée par un imposant réseau de moussebilines.
Ces auxiliaires civils étaient des partisans opérant là où ils résidaient. Leurs tâches étaient multiples : sabotage des voies de communication, transport des munitions et des blessés, renseignements sur les mouvements de l’adversaire, etc. En outre, la Wilaya IV faisait fonctionner en permanence des écoles de cadres, des services sanitaires, des services sociaux pour les veuves et les orphelins, en plus des services de propagande, d’information, de logistique et de politique.
Dans une interview, il dira : «La Wilaya IV, dont j’avais la charge, était devenue une wilaya intellectuelle, avec tous les étudiants qui y affluaient». Il était le soutien fidèle d’Abane Ramdane dans l’état-major de la Révolution à l’extérieur, à Zamalek, en Egypte. Il payera cette fidélité par une espèce de marginalisation.
Il ne s’était jamais remis de l’assassinat d’Abane Ramdane. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il parlait de ce dirigeant de la Révolution comme étant une lumière qui est passée dans le ciel d’Algérie pour nous éclairer. Il devient membre du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) de 1957 jusqu’en 1962.
Abane assassiné, le colonel Sadek refusa d’appartenir aux différents clans qui se sont constitués à l’extérieur. L’homme était de nature rebelle et tranchant, il n’aimait pas les faux-semblants. Aussi, il n’hésitait pas à le faire savoir. Il avait confié à des proches qu’il était étroitement surveillé par les hommes de Boussouf au Maroc et il arriva à déjouer plusieurs fois des tentatives de liquidation au Maroc.
L’année 1959, la révolution algérienne a connu l’une des périodes les plus terribles de sa jeune histoire. Multiplication des opérations militaires françaises, pertes énormes de moudjahidine et d’officiers de valeur. Et surtout, une crise au sommet. En décembre 1959, le colonel Sadek participe à la fameuse réunion des 10 colonels à Tunis.
Celle-ci avait pour objectif de remanier les organismes extérieurs du CNRA et du GPRA, pour tenter de résoudre le différend entre l’état-major et le GPRA, qui était d’après lui «monté de toutes pièces par Abdelhafid Boussouf qui voulait tout contrôler en mettant les hommes du MALG aux postes sensibles»; de son aveu, il était difficile d’obtenir le consensus. «Boussouf, disait-il, avait une lourde responsabilité dans les divisions au sein de la révolution.
Ce poulain de Fethi Dib, chef des services secrets égyptiens, a été pour beaucoup dans l’assassinat de Abane et dans l’instrumentalisation du MALG (ancêtre de la Sécurité militaire).» La réunion avait duré 33 jours et débouché sur la création de l’état-major général, dont le commandement est confié à Houari Boumediene. Il a été désigné au commandement des opérations militaires spéciales et occupa le poste d’adjoint du colonel Houari Boumediène sur le front ouest jusqu’à l’indépendance.
Il prend conscience que souvent les révolutions dévorent leurs propres enfants. L’élimination de cet illustre dirigeant par des apparatchiks du FLN-ALN a laissé une blessure collective profonde mais aussi, hélas, une culture de violence au sein des «élites» politiques. Il finit par épouser la veuve de Abane en novembre 1959 avec laquelle il partage le reste de sa vie.
Il adorait débattre et avoir le point de vue des plus jeunes. Il avait de l’admiration pour les études, sans doute parce qu’il en a été sevré mais aussi parce qu’il a encadré de nombreux intellectuels qui ont rejoint le maquis de la Wilaya IV. Il ne mâchait pas ses mots pour dire tout le mal qu’il pensait de ses compagnons d’armes responsables de crimes contre leurs propres frères comme il n’hésitait pas à dénoncer le système dictatorial de Boumediène. Toujours plein d’énergie et polémiste, il adore discuter avec des universitaires.
L’homme de tous les temps forts
L’indépendance de l’Algérie ne signifie pas une paix retrouvée. Le coup de force du groupe d’Oujda qui place Ben Bella à la tête de l’Etat algérien signe la volonté de ce groupe d’assujettir la société algérienne. La grande espérance est déçue. Alors, le colonel Sadek, député de Tizi Ouzou en 1962, allait immanquablement reprendre les armes.
Dès septembre 1963, il a fait partie des membres fondateurs du Front des forces socialistes auprès de Hocine Aït Ahmed. En 1964, il rejoint la Kabylie où il a fait partie de l’état-major du FFS avec Aït Ahmed dont il admire l’intelligence et la grande culture mais avec lequel le courant ne passe toujours pas, Yaha Abdelhafidh, le commandant Moussa Ben Ahmed, chef de la Wilaya V, et quelques autres.
Il traitera le président Ben Bella de Pharaon venu d’Egypte qui veut faire le Bon Dieu, et dira du colonel Boumediène : «Un petit intellectuel venant de la Mosquée du Caire qui a fait sa révolution au Maroc et à Tunis sans avoir jamais tiré un seul coup de feu contre l’armée coloniale.»
Hocine Aït Ahmed est arrêté à Aït Zelal avec quatre autres militants. Dépité, le colonel Si Sadek rejoint la France clandestinement où le FFS avait une puissante Fédération. L’armée de Ben Bella commandée par Boumediene ne fait pas de quartier. En Kabylie, bastion du maquis FFS, elle se comporte en armée coloniale, c’était l’avènement du néocolonialisme.
Cette nouvelle guerre contre la nouvelle tyrannie finit en queue de poisson suite à l’arrestation de Hocine Aït Ahmed et au ralliement du colonel Mohand Oulhadj soucieux de livrer bataille à la frontière algéro-marocaine violée par les troupes royales. Sans le coup d’Etat militaire du colonel Boumediène qui viole ce fragile accord, peut-être aurions-nous connu le multipartisme et un régime démocratique dès 1965.
La prise de pouvoir par Boumediène replonge l’Algérie dans une interminable nuit noire : assassinat des opposants, autocratie, clientélisme, socialisme arabo-centrique venu d’Egypte, violence institutionnelle en tout genre.
Le colonel Boumediène a fait des institutions et organisations de masse non pas l’ossature d’un Etat, mais des organes de prédation, ce qui n’a pas échappé au colonel Sadek, fin et averti, et connaissant bien Boumediène pour avoir été son adjoint à l’état-major général sur les frontières de l’Ouest.
D’ailleurs, le docteur Frantz Fanon ne manquera pas d’alerter le colonel Sadek sur le danger que pourrait encourir l’Algérie si le colonel Boumediène parvenait à s’emparer du pouvoir, car d’après le docteur, ce dernier présentait des troubles psychiatriques.
Au printemps 1965, le colonel Sadek et Yaha Abdelhafidh négocient la fin des combats avec les hommes du régime. D’abord à Paris, au domicile de Mourad Oussedik, avocat et militant du FFS.
Yaha poursuit les négociations à Alger après le coup d’Etat du 19 juin pour la libération des détenus. L’insurrection du FFS avait fait plus de 400 soldats morts dans les rangs du FFS et plus de 500 dans les rangs de l’armée des frontières. A partir de 1966, il se retire de l’activité politique et finit par rentrer en Algérie.
Dans un entretien datant de 2006 au quotidien El Watan, le colonel Sadek dira de Ben Bella qu’il «était devenu le Bon Dieu en 1962. Nous avions fait la guerre pour arracher notre liberté et nous nous trouvions devant un régime qui faisait régner la terreur, la peur et l’injustice. A-t-on combattu et fait tant de sacrifices pour en arriver là ?»
Il décédera le 5 novembre 2011 à son domicile à El Biar, et sera inhumé dans son village natal à Ouadhias, à 30 km au sud de Tizi Ouzou. C’était son vœu le plus cher.
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