Article de Françoise Mantrand paru dans La Nation socialiste, n° 55, mai 1962, p. 6
A quarante kilomètres de Paris, dans un sillage ceinturé de verdure et d’arbres en fleurs, dans le taxi qui traverse ce village au nom poétique, un homme épuisé revient lentement à la vie. Quelques heures auparavant, cet homme était encore un prisonnier, un condamne à perpétuité que le conformisme de l’ordre alphabétique devait libérer le dernier. Un détenu de Fresnes.
Chantilly traversé, Mohamed Zerouali prend enfin conscience de la réalité. Il est libre. Ses dix-sept années de captivité égrenées dans l’isolement de dix-neuf centrales algériennes et françaises ont pris fin. Dans quelques minutes, il sera auprès de celui qu’il appelle respectueusement « notre père », un homme qui connaît lui aussi les prisons de France et d’Algérie et qui attend, dans sa résidence forcée de Gouvieux — une maison de campagne isolée au milieu des champs au bord de l’Oise — l’heure de la libération totale : Messali Hadj.
Peut-être Mohamed Zerouali ressent-il quelque amertume en apercevant du taxi le poste militaire français qui garde la résidence du président du M.N.A. ? « Une prison, encore… » Une prison, certes, mais aussi un refuge où la lutte entreprise quarante ans plus tôt continue.
Les origines d’une foi
Une allée bordée de pelouses, que tondent régulièrement deux ou trois jeunes militants, accueille le premier maquisard algerien, le premier rebelle engagé dès l’âge de 16 ans, en 1937, dans les rangs du P.P.A. Alors, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie était encore pacifique. Cependant, le jeune Zerouali, initié au nationalisme par son frère aîné, assiste aux réunions de Messali et se sent appelé. Sa foi ne le quittera plus.
L’année 1945 le trouve mûr, préparé à la résistance clandestine. C’est l’année où par la voie du suffrage universel, le P.P.A. s’apprête à se faire entendre. C’est aussi l’année où le gouvernement français lance une offensive préventive contre le parti nationaliste en déportant son chef, Messali Hadj, à Brazzaville, dans le courant du mois d’avril. Afin de protester contre cette mesure arbitraire et de faire appliquer le droit du peuple algérien à disposer de lui-même, les nationalistes décident d’organiser une manifestation le 1er mai. On connaît la suite : les balles de mitraillette de la police répondent à leur initiative.
Le 8 mai, une seconde manifestation est impitoyablement réprimée par le gouvernement français. Répression qui voit des arrestations en masse et des massacres collectifs notamment à Sétif et à Guelma. Dans les nuits des 23 et 24 mai, les nationalistes déclenchent une insurrection générale. Des maquis se créent en Grande-Kabylie, à Bordj-Menaïel, Dellys, Tigzirt, Azazga, Port-Gueydon… L’armée française aidée de formations de goumiers — recrutés par certains caïds et bachaghas — se concentre dans la région.
Mohamed Zerouali prend le maquis et y combat jusqu’à son arrestation, le mardi 17 octobre 1945, sous l’inculpation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat, de tentative d’insurrection, de création de maquis et de meurtres terroristes. Auparavant, son père, âgé de 66 ans et ses deux frères à peine libérés de l’armée française, avaient été arrêtés et emprisonnés comme otages à la prison civile de Tizi-Ouzou.
Chez Messali
La route qui vit Mohamed Zerouali revenir auprès de son père spirituel – il n’a pas revu l’autre depuis 1945 – est la même pour moi qui viens interviewer Zerouali afin d’en témoigner. Je suis introduite sans protocole et avec la simplicité la plus sympathique dans un salon désormais historique, au mobilier de style 1er Empire, sévère et fané. Deux jeunes enfants, Selim et Chekib, qui jouent sur le seuil, adoucissent l’impression que l’on peut éprouver à la vue d’une résidence forcée. Ce sont les petits-enfants de Messali Hadj. Leur mère – la fille du président du M.N.A. – une belle jeune femme aux yeux bleus, à la chevelure fauve et son frère, Ali, m’accueillent amicalement. Avec le même naturel, un camarade M.N.A. entre à son tour et participe à la conversation en souriant. L’atmosphère est cordiale, agréable, durant les quelques minutes qui précédent l’arrivée de Messali Hadj.
Le bruissement d’une djellabah de soie grise, une voix calme, bien timbrée… Messali est devant nous, tellement identique à ce que l’on en imagine qu’il me semble le connaître depuis longtemps, depuis toujours. Une figure de légende, oui, de patriarche plus exactement. Avec ses cheveux flottants, coiffés de la chéchia, sa barbe banche, ses pieds nus dans des babouches, sa canne, son sourire indulgent, il est bien le « Père » auprès duquel s’est battu Mohamed Zerouali. Il est bien Messali-le-Saint.
Et tout de suite, avant que Zerouali ne paraisse, le promoteur de la révolution algérienne nous parle de lui, par des mots précis qui décèlent l’habitude de la méditation et de la captivité.
— Notre ami a souffert, beaucoup souffert. Il est devenu un homme dur. Mais il et aussi un homme doux et bon au fond de lui-même, un croyant. Quand il est arrive ici, il était tellement épuisé qu’il a dû s’aliter. A la sortie de prison, vous savez, le grand air, la nouveauté de ce que l’on retrouve fatiguent plus sûrement que la détention.
Messali sait de quoi il parle. Il a cillé, lui aussi, en revoyant le soleil. Comme Zerouali, il a ressenti le choc émotionnel d’un contact brutal avec la nature, la société.
— Il est totalement inadapté à notre existence actuelle, poursuit le fils de Messali Hadj. Nous devons lui apprendre chaque jour, quelque chose de neuf. Pour lui, la vie s’est arrêtée en 1945.
Le petit Selim entre en coup de vent dans le salon et se blottit contre sa mère. Il est suivi de l’homme que nous venons interroger, Mohamed Zerouali, militant du PPA, du M.T.L.D. et de l’Etoile Nord-Africaine, premier maquisard arrêté à 24 ans à l’aube de la Révolution algérienne et rendu aux siens, dix sept années plus tard à 41 ans.
Les hommes de prison
Il est difficile de poser des questions à un être qui porte en lui un tel poids d’injustice sans paraître banal. Nous gardons le silence devant l’homme qui a sacrifié sa jeunesse à la « Cause » — ainsi s’exprime-t-il — une cause enfin gagnée et dont le bénéfice ira peut-être à d’autres mais à laquelle il croit toujours avec la foi, la pureté de son premier jour d’internement.
Physiquement Mohamed Zerouali appelle la confiance. Il est doux, c’est vrai. Ses yeux sombres, très brillants — la fièvre, sans doute — se fixent sur moi avec franchise, avec insistance quelquefois. Il ne se plaint pas, il ne démontre rien. Il attend mes questions avec la patience — l’incommensurable patience — d’un homme qui attend depuis dix-seps ans.
Et le voici qui parle soudain après un encouragement discret de Messali. Sur le ton du récitatif qui fait penser tout d’abord à une leçon apprise tant les termes en sont choisis, la portée directe, mais dont on comprend vite qu’il est le ton du prisonnier, le ton du soliloque, Zerouali dit la vérité :
— Ma vie de détenu a été naturellement très pénible. Pour défendre ma dignité, j’ai été obligé d’entreprendre plusieurs grèves de la faim. Ces grèves allaient de 34 à 40 jours. La plus dur, pour moi, fut celle où je fus privé d’eau pendant 15 jours. Je ne reconnaissais plus personne. J’avais perdu l’usage de la parole. On m’a alors alimenté de force. Des surveillants m’ont forcé à emboucher la pompe à lait. J’avais les pieds et les mains liés.
Zerouali retombe dans le silence. Au repos, ses traits sont un peu amers. Il semble loin, très loin de nous ; Messali Hadj, sa fille, son fils et moi. Pourtant, il est étonnamment présent aux questions que j’ose maintenant lui poser :
— Pouvez-vous citer les prisons où vous avez été interné ?
— J’ai connu en tout dix-neuf Centrales. Tout d abord, la prison militaire d’Alger. Après incompétence militaire, j’ai été transféré à Tizi-Ouzou. J’ai comparu à Blida. On m’a ensuite transféré à Maison-Carrée, puis à Barberousse, à nouveau à Maison-Carrée. En France, j’ai passe une nuit à la prison de Marseille — prison qui n’existe plus —. Depuis novembre 1952 j’étais à Fresnes. Neuf années d’isolement total.
— Vous n’avez jamais eu de contact avec vos compatriotes ?
— Si, une fois. On m’avait placé parmi des détenus FLN, qui ignoraient que j appartenais au MNA. Le soir même, j’ai demandé à être séparé d’eux. Après vérification, le directeur m’a donné raison et transféré dans une autre centrale où je me suis trouvé seul.
— Saviez-vous s’il existait d’autres détenus dans cette Centrale ?
— La direction soutenait que j’étais le seul. Mais j’appris par d’autres sources qu’il y avait environ 300 détenus FLN.
— Et des M.N.A. ?
— Au cours d’une promenade dans la cour, j’en ai reconnu trois.
Quarante minutes par semaine
Ces sources auxquelles Zerouali fait allusion proviennent sans doute de sa famille — son père, cinq sœurs, deux ou trois frères — qui durant ses transferts en Algérie l’a suivi de ville en ville, afin de lui apporter le réconfort d’une visite hebdomadaire — et réglementaire — de quarante minutes. Lors de son transfert en France, l’un de ses frères l’a accompagné avec la même fidélité.
— Grâce à lui, poursuit Zerouali, j’ai trouvé la force de supporter l’isolement total dans lequel je me trouvais. Avant mon internement à Fresnes, j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres détenus. Il arrise en effet que deux ou trois personnes soient désignés pour accompagner les prisonniers durant la promenade. Ce sont généralement des gens condamnés pour délits de droit commun. Dans mon cas, on me refusait évidemment la compagnie de détenus musulmans. Mais on m’a accordé celle de Jacques Rabemananjara, secrétaire général du Mouvement de Rénovation malgache qui a connu, lui aussi, beaucoup de souffrance pour la libération de son pays. Je dois dire qu’une amitié très étroite nous lie actuellement car nous nous trouvions unis par la même cause et victimes du même colonialisme.
— Quel enrichissement avez-vous tiré de la comparaison de vos deux expériences ?
— Une confirmation notre lutte lutte révolutionnaire.
De temps à autre, Messali Hadj intervient dans la conversation, précise un point auquel il tient particulièrement. L’atmosphère est toujours celle du début, agréable et même familiale avec la présence des deux petits garçons qui vont parfois vers « leur ami Zerouali » et leur caresser la joue, celle de leur mère et de leur oncle, intéressés par l’entretien, extrêmement affables à notre égard. Le traditionnel thé à la menthe interrompt un instant la gravité de nos préoccupations. Nous le buvons en souriant aux enfants qui vivent, sans le savoir le premier chapitre de leur vie de citoyens algériens.
Une journée de prisonnier
— Je me levais à 7 heures, répond Mohamed Zerouali à la question concernant son emploi du temps. Après ma toilette, ma prière, je prenais le café, puis je travaillais jusqu’à 8h30.
— En quoi consistait ce travail ?
— A donner des cours de langue aux autres détenus, à lire, à étudier.
— Dans les prisons d’Algérie, intervient doucement Messali, il y a de véritables petites universités populaires.
— Qu’avez-vous lu plus particulièrement ?
— Racine, Corneille, ce que vous appelez les classiques.
— Vous retrouvez là, précise encore Messali, le goût de notre peuple pour la poésie.
— J’ai lu également Jean-Jacques Rousseau, reprend Zerouali, les meilleurs auteurs français.
— Que faisiez-vous ensuite ?
— L’après-midi, nous allions en promenade dans la cour de 14h à 16h30. Ensuite, c’était la même chose, lecture, études jusqu’au coucher.
— Aviez-vous la possibilité de recevoir des journaux français ?
— Oui et nous les recevions.
— Vous avez donc suivi l’évolution de la politique. Que pensez-vous de la situation actuelle en Algérie ?
— Bien que je sois pas sur place pour rendre un jugement exact, mais me fiant à la presse, je dois dire qu’elle est critique sinon catastrophique. Après huit années de lutte, nous voilà en face des actes criminels de l’OAS. Si le gouvernement ne prend pas des décisions fermes pour mettre fin à celle-ci, nous pouvons nous demander ce que sera l’avenir.
— Que pensez-vous des accords d’Evian ?
— Ils ne correspondent pas aux aspirations du peuple algérien.
— Quelles sont vos perspectives d’avenir ?
— La construction de la Nation algérienne, l’édification de l’Etat algérien sur des bases démocratiques et sociales. Le M.N.A. n’est que la continuation de l’Etoile Nord-Africaine, du P.P.A. et du M.T.L.D. auxquels j’appartenais. Il est le parti qui est à l’origine de la révolution algérienne. Il a été l’éducateur, le préparateur et l’acteur de celle-ci. L’ignorer, c’est perpétuer la guerre d’Algérie.
— Que pensez-vous du FLN ?
— Ce mouvement est né durant la période de mon emprisonnement. Je pense qu’il a pris dans cette révolution, une part donc le désintéressement ne nous est pas démontré. Je souhaite que les patriotes prennent conscience de la la conjoncture actuelle et finissent par mettre un terme aux assassinats fratricides afin de réaliser un accord sur des bases justes et démocratiques.
Une nouvelle vie ?
Mohame Zerouali retourne à son silence. Le silence de Fresnes. Tout à l’heure, Messali Hadj nous a confié les séquelles physiques dont il souffrait. Une grave décalcification – sa denture est pratiquement détruite – des rhumatismes, l’intestin, l’estomac et le fois démolis par les grèves de la faim et l’alimentation forcée.
— Notre frère a beaucoup souffert, répète le patriarche à mi-voix.
— Quand on jeune, dit-il, on ne sait rien. Plus tard, on épluche les choses plus scrupuleusement.
Etre jeune, sait-il ce que c’est ? A la veille de son arrestation, il a renoncé à fonder un foyer pour, explique-t-il, « ne pas faire de victimes ». Maintenant, il a 41 ans. Il n’est pas trop tard, bien sûr. Mais dans la société musulmane, on se marie très jeune. Et puis, il y a tant à faire auparavant. Revoir sa famille, en Algérie, rédiger ses souvenirs, continuer la lutte.
— Se reposer, dit Messali Hadj de sa voix calme. Parmi nous, notre ami a trouvé le climat nécessaire à sa réadaptation, un climat familial.
C’est une famille, en effet, que le quitte, que je laisse à la paix des champs. Pour les êtres jeunes qui vivent entre ces murs surveillés, qui tournent dans ce jardin au bout duquel se profile un uniforme de soldat français, la liberté n’est pas encore une réalité. Elle l’est pour Mohamed Zerouali. Tandis que je lui serre la main, peut-être se répète-t-il la phrase qu’il a murmuré tout à l’heure :
— La prison m’a apporté le détachement. Et le détachement, n’est-ce pas le commencement de la sagesse ?
Je tremble à présent qu’il me cite une autre phrase, découverte par hasard dans un livre de la la bibliothèque pénitentiaire. Un livre de Saint-Exupéry où il est dit : « Apprivoiser, c’est être responsable ».
Or, nous n’avons pas su apprivoiser l’Algérie. Et nous n’en avons jamais été responsables.
Françoise MANTRAND.
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