Michel Bouquet est mort.
Il est parti rejoindre, plus de soixante ans après, son grand ami Albert Camus. C’est lui qui avait créé le rôle de Stepan dans « les Justes », en 1949 – un de ses premiers grands rôles.
Je parle de Michel Bouquet et de Camus alors qu’on me demande une tribune, sans doute de cinéaste engagé, sur les enjeux de ce duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron.
Rien ne m’est venu de plus pertinent.
Puisque ma conscience politique vient de là, des « Justes », que j’ai lu à 15 ans, puis que j’ai eu la chance de mettre en scène, des années plus tard, pendant le Festival d’Avignon.
Je n’aurais pas réalisé « un Français », « le Monde d’hier », sans Camus, sans ses phrases, sa pensée, sans son intransigeance humaniste – jamais démentie ; sans sa morale, sa bonté, sans son intelligence.
« J’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme !
– Sans doute. Mais c’est l’homme qui l’a reçu. »
Ou :
« L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches !
– Non. Il est la dernière richesse du pauvre. »
Je ne vais pas vous citer tout « les Justes » non plus, ce n’est pas le propos. Mais peut-être relisez cette pièce, quand même, avant de voter – et je dis ça amicalement.
« L’extrême droite, c’est la mort »
C’est ce que j’expliquais récemment dans un post Facebook, très poli – je sous-entendais quelque chose qui est de l’ordre de la valeur, de la morale : « L’extrême droite, c’est la mort », oui. En gros. Ça a toujours été la mort, de tous les temps et dans tous les pays – et même ceux qui n’ont pas suivi un très long cursus en histoire peuvent être capables de s’en rendre compte.
Je disais quelque chose qui avait à voir avec l’honneur, la dignité. Avec l’intelligence aussi – un petit peu, et ce n’est pas un gros mot.
Je disais que, quand on est de gauche, voire même de droite républicaine, ou tout simplement humaniste, on ne pouvait pas faire autrement que de voter contre l’extrême droite – voter donc Emmanuel Macron. Sans « pudeur de gazelle », sans blanc-seing, sans élan, plein de colère, plein de critiques, mais non pas sans espoir : celui de ne pas voir l’extrême droite diriger ce pays.
Et là, c’est parti en sucette, je ne vous le cache pas.
Des centaines de messages – de mes habituels trolls d’extrême droite, mais aussi de gens de gauche, de camarades (je dis « camarades » parce que c’est un mot que j’aime beaucoup, que j’utilise avec mon équipe, mes comédiens, même si je n’ai jamais été communiste, mais « camusien », comme disent certains, moi je dis juste « de gauche »). Enfin, bref, je me suis fait massacrer – mais comme sur les réseaux sociaux, hein ? Pas en vrai. Pas encore (pouf pouf).
J’essaie de prendre de la distance, de mettre un peu d’humour, mais en vrai je suis atterré.
Je me dis, comme plein de gens, que Marine Le Pen va être élue parce que des gens qui se disent de gauche vont refuser de voter contre elle. Pas « risque de », « va être ».
S’élever contre l’extrême droite, quand on est de gauche – depuis toujours, depuis Camus – ça est la base. Rule number one, j’ai envie de dire – et contre le libéralisme dégueulasse, triomphant, humiliant, contre la droite : rule number two.
Mais ce n’est plus le cas.
Et les arguments sont idiots, mais tellement !
On me parle des méfaits de la police de Macron, comme si j’étais d’accord, et comme si celle de Marine Le Pen n’allait pas être cent fois pire !
Tout glisse
On me parle de Gérald Darmanin (sic) ou d’autres tromblons, épouvantables, subis ces cinq dernières années, comme si je les aimais, comme si je ne savais pas ce qu’ils étaient, comme si je les défendais… Mais on ne parle pas de ça, ai-je envie de dire ! (Et si vous voulez comparer, en plus, avec ceux du côté de Le Pen… que vous allez faire élire, camarades !)
J’y rappelais la liberté de faire des films, de faire de l’Art, que nous avions encore, magnifique, et qui, si Marine Le Pen passait, n’y subsisterait pas. (Au revoir le CNC, l’exception culturelle ! Au revoir tous les théâtres, subventionnés, que l’on aime tant, où l’on fait tant de belles choses ! Au revoir le service public ! Au revoir l’intelligence, au revoir la beauté, au revoir les choses complexes, profondes, sensibles !)
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Je vis dans le cinéma et le théâtre depuis tellement d’années ! La plupart de mes amis sont intermittents – et certains ne vont pas voter Macron, ils vont laisser l’extrême droite se faire élire, puis supprimer l’intermittence !
Je vous jure que je ne comprends pas.
Comme quand je parle des origines du parti de Marine Le Pen, de tous ces gens – ses amis, très intimes, anciens skins, membres du GUD, qui l’entourent (et se cachent). Ce garçon fou qui a tué ce rugbyman argentin il y a un mois : il venait d’où, il était qui ? Tous les journalistes le savent, tous les spécialistes de l’extrême droite le savent : pourquoi personne n’en parle ? Pourquoi est-ce qu’on me dit – comme ce monsieur dans cette émission de télé que j’ai faite pour mon film – que c’est une vision de l’extrême droite qui date d’il y a trente ans ? Non, l’extrême droite n’a pas changé depuis « un Français », le parti de Marine Le Pen est le même, ce sont les mêmes – et dans cette épouvantable histoire, l’assassin, en plus, avait moins de 30 ans ! C’est juste épouvantable, comprenez. C’est ici et maintenant.
Mais tout glisse. Comme avec la Russie…
Ce sont quand même des arguments effroyables, c’est ici, c’est maintenant, c’est l’Ukraine, les images, tous ces morts, ces horreurs !
Mais tout glisse.
Ses positions sur Trump, sur Orban ou sur Bolsonaro… Sur Poutine ! Ses liens avec Poutine !
Mais tout glisse.
La détestation de Macron est si forte qu’on préfère se boucher les yeux. Ne pas voir.
Ils veulent la mort d’un homme, quitte à se tuer eux.
C’est ce que je disais, sans doute maladroitement, à la fin de ce post :
« Ne pas aller voter Emmanuel Macron au second tour est un acte suicidaire.
C’est être responsable du plus grand drame que connaîtra notre pays depuis la Seconde Guerre mondiale.
C’est se tirer une balle dans la bouche. »
J’aime Camus, Stefan Zweig, je souhaite que la liberté, l’équité et la fraternité règnent dans notre pays. La compétence, l’intelligence, l’honnêteté…
Le respect des sciences et de la nature… Evidemment, l’écologie…
Je sais que nous n’y sommes pas.
Nous en sommes loin.
Moi, je suis juste un écrivain, un citoyen, qui fait des films.
J’en ai fait deux sur la montée de l’extrême droite, en France, parce que je pensais, et visiblement à raison, qu’il n’y avait rien de plus grave, qu’il n’y avait pas, en ce moment, d’autres sujets plus importants.
Je me suis senti très seul très longtemps – dans mon milieu du cinéma, je veux dire, et pas tellement aidé…
Je ne sais pas si ça bouge, pour être vraiment honnête.
Tout ça a l’air d’une blague
Beaucoup de gens du métier ont vu « le Monde d’hier » – visiblement ils sont touchés, ils m’envoient des messages, à moi, aux comédiens, ils disent des gentillesses…
Mais d’ici à des actes… (On ne va pas perdre 35 % de son public non plus !)
J’ai vu le front commun du sport contre Marine Le Pen. Je n’ai pas vu celui des producteurs ou des distributeurs, des exploitants, des festivals, des financiers, des techniciens, des comédiens, des réalisateurs, des chaînes ou des plateformes.
En fait, tout ça a l’air d’une blague.
Mais c’est juste une réalité. Epouvantable. Que nous sommes tous en train de vivre.
C’est un drame.
Comme mon film.
Si Marine Le Pen est élue, je ne vous le cache pas, j’espère déjà faire de vieux os (pouf pouf).
Disons le temps qu’il me reste.
Pour remonter « les Justes », ou « Le roi se meurt », « Ubu Roi ».
En hommage à Michel Bouquet.
L’ami d’Albert Camus.
L’un des plus grands comédiens au monde.
Que je salue infiniment.
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