Il s’opposa aux crimes de l’armée française à Alger
en 1957
Rendre hommage à Paul Teitgen
par Fabrice Riceputi
Dans une tribune publiée dans Le Monde Afrique, l’historien Fabrice Riceputi relève que Paul Teitgen, qui s’opposa aux exactions de l’armée française à Alger en 1957, témoigna sur elles et fut sanctionné pour cela par le gouvernement de Michel Debré, et qu’il n’a fait l’objet d’aucun hommage officiel. « Pour la même raison, selon lui, qui a fait annuler la panthéonisation de l’avocate Gisèle Halimi » : la difficulté à reconnaître comme tels les crimes de l’armée française en Algérie. Outre cette tribune, nous publions la lettre de démission de Paul Teitgen au ministre Robert Lacoste, ainsi qu’un extrait de film dans lequel il explique son refus de la torture.
Rendre hommage à Paul Teitgen
par Fabrice Riceputi, tribune publiée le 8 avril 2022 dans Le Monde Afrique.
Source.
Il faudrait « élever une statue » à Paul Teitgen, écrivait le romancier Alexis Jenni. Parmi les gestes symboliques relatifs à la guerre d’indépendance algérienne accomplis par Emmanuel Macron, il en est un qu’on pourrait s’étonner de ne pas trouver : un hommage enfin rendu au seul des hauts fonctionnaires de la République qui, au cœur de l’appareil d’Etat colonial en 1957 à Alger et dans une terrible solitude, eut le courage de mettre en péril une brillante carrière en refusant d’être le complice de crimes contre l’humanité.
Pourquoi cette sorte de héros moral reste-t-il dans l’anonymat ? Il n’était pas de ces « ennemis de la France » que les rapports de police qualifiaient alors de « séparatistes » et qu’il est toujours trop gênant politiquement d’honorer aujourd’hui, à l’image de l’avocate Gisèle Halimi, qui défendit des combattants du FLN. Chrétien-démocrate, ancien résistant déporté, issu de la première promotion de l’ENA, « France combattante », partisan à cette date de la présence française en Algérie, il avait été nommé en 1956 à la préfecture d’Alger pour participer à rétablir l’ordre colonial menacé par l’insurrection.
C’est lui, par exemple, qui supervisa l’arrestation en novembre 1956 du militant communiste Fernand Iveton, interdisant du reste en vain à la police de le torturer. Puis vint en 1957 ce que la propagande française baptiserait la « bataille d’Alger ». Chargé d’un contrôle civil illusoire sur l’activité répressive des militaires, Paul Teitgen devint alors la caution morale d’une terreur militaro-policière qui le révulsait.
Paul Teitgen en uniforme de préfet (le deuxième en partant de la gauche) Alger, 1957
Menacé de mort par les militaires et l’OAS
éloigné au Brésil
C’est au nom d’un attachement viscéral à des valeurs républicaines dont il constatait à ce poste le viol quotidien et massif qu’il tenta en vain de s’opposer à Massu et à ses parachutistes, ces « seigneurs de la guerre aux terrifiants caprices » (Sartre). Et c’est au nom de ces mêmes valeurs, associées à celles du christianisme, qu’après deux mois il adressa au gouverneur Robert Lacoste une lettre de démission solennelle et accusatrice. Il y demandait à être relevé de fonctions qui le rendaient complice de crimes selon lui identiques à ceux de la Gestapo. Lui-même, rappelait-il, avait été de ces « humiliés dans l’ombre » suppliciés à l’eau et à l’électricité, comme à présent les milliers de « suspects » algériens.
Fiche d’internement au Struthof de Paul Teitgen
Il mit ainsi en danger sa carrière, mais aussi sa vie : haï par les militaires et les « ultras » de l’Algérie française comme « traître », il fut menacé de mort par les parachutistes de Massu puis par l’OAS. Après son expulsion d’Algérie par le général Raoul Salan en mai 1958, témoin trop gênant, il fut privé – fait sans précédent dans l’histoire de la préfectorale – de poste et de traitement durant deux ans, à l’instigation du premier ministre Michel Debré, et même éloigné au Brésil pendant six mois, avant d’être nommé au Conseil d’Etat, bâillonné ainsi par l’obligation de réserve. Malgré cela, il témoigna auprès de l’historien Pierre Vidal-Naquet et devant la justice, notamment en défense de « porteurs de valises » pourtant fort éloignés de lui politiquement. En 1991, il mourut dans l’anonymat.
A ce jour, nul n’a formulé, au nom de la République qu’il adulait, le moindre regret pour ce traitement. Pourtant, quelle plus belle figure pour l’édification citoyenne que celle de ce courageux grand commis de l’Etat, intransigeant sur les principes républicains ? D’autant que le système de terreur auquel Paul Teitgen s’opposa a été, on l’a peu noté, reconnu officiellement comme tel par l’Elysée en 2018, dans une déclaration sur le meurtre par l’armée française de Maurice Audin, mathématicien et militant communiste arrêté en juin 1957 lors de la « bataille d’Alger ».
Des crimes comparables à ceux des nazis
Mais il est toujours politiquement impossible de faire de Teitgen un « juste » de la République. Pas plus, du reste, que du général de Bollardière, qui quitta l’armée pour protester contre la torture. Et pour les mêmes raisons exactement que celles qui ont empêché la panthéonisation de Gisèle Halimi.
Car honorer l’une comme l’autre reviendrait à reconnaître que la République coloniale à l’agonie et ses dirigeants commandèrent et couvrirent en Algérie – comme auparavant en Indochine et plus tard notamment au Cameroun – des crimes en effet comparables, beaucoup osaient alors le dire en métropole, à ceux des nazis durant l’Occupation : disparitions forcées, torture, viols, exécutions sommaires, toutes exactions aujourd’hui solidement documentées par les historiens et qualifiées en droit international de crimes contre l’humanité.
Archives nationales, fonds de la Commission de Sauvegarde des droits et libertés individuels,
F 60 / 3125.
Voir :
https://texturesdutemps.hypotheses.org/4027#more-4027
Ce serait aussi rappeler le passé criminel de nombreux officiers, dont certains, véritables Klaus Barbie français, n’en firent pas moins après 1962, à la faveur de l’amnistie et de l’omerta sur ce passé honteux, de brillantes carrières, couverts d’honneurs alors qu’ils auraient dû l’être d’opprobre.
Enfin, ce serait s’engager sur une voie que sembla un temps vouloir emprunter l’actuel président lorsqu’il était candidat [en 2017], mais qu’il quitta bien vite une fois élu, s’évertuant depuis à éviter d’affronter la question pourtant essentielle : celle d’une nécessaire condamnation morale et politique par la République de la colonisation elle-même, dont la sale guerre d’Algérie et son cortège de crimes et de souffrances ne furent que l’aboutissement tragique.
Fabrice Riceputi est historien. Il est notamment l’auteur d’Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021) et de l’article « Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie, une trahison républicaine », 20 & 21. Revue d’histoire, (Presses de Sciences Po, n°142, avril-juin 2019, pp. 3-17). Il anime avec l’historienne Malika Rahal le projet 1000autres.org, consacré à la disparition forcée durant la guerre d’indépendance algérienne.
Lettre de Paul Teitgen au ministre
de l’Algérie Robert Lacoste
Alger, 24 mars 1957.
Le 20 août 1956, vous m’avez fait l’honneur d’agréer ma nomination au poste de secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé plus spécialement de la police générale.
Depuis cette date, je me suis efforcé avec conviction, et à mon poste, de vous servir — et quelquefois de vous défendre — c’est-à-dire de servir, avec la République, l’avenir de l’Algérie française.
Depuis trois mois, avec la même conviction, et sans m’être jamais offert la liberté, vis-à-vis de qui que ce soit d’irresponsable, de faire connaître mes appréhensions ou mes indignations, je me suis efforcé dans la limite de mes fonctions, et par-delà l’action policière nouvelle menée par l’armée, de conserver — chaque fois que cela a été possible — ce que je crois être encore et malgré tout indispensable et seul efficace à long terme : le respect de la personne humaine.
J’ai aujourd’hui la ferme conviction d’avoir échoué et j’ai acquis l’intime certitude que depuis trois mois nous sommes engagés non pas dans l’illégalité — ce qui, dans le combat mené actuellement, est sans importance — mais dans l’anonymat et l’irresponsabilité qui ne peuvent conduire qu’aux crimes de guerre.
Je ne me permettrais jamais une telle affirmation si, au cours de visites récentes effectuées aux centres d’hébergement de Paul-Cazelles et de Beni-Messous, je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnellement dans les caves de la Gestapo de Nancy.
Or ces deux centres d’hébergement, installés, à sa demande, par l’autorité militaire d’Alger, sont essentiellement pourvus par elle. Les assignés qui y sont conduits ont d’abord été interrogés dans les quartiers militaires après une arrestation dont l’autorité civile, qui est celle de l’Etat, n’est jamais informée. C’est ensuite, et souvent après quelques semaines de détention et d’interrogatoires sans contrôle, que les individus sont dirigés par l’autorité militaire au centre de Beni-Messous et de là, sans assignation préalable et par convoi de cent cinquante à deux cents, au centre de Paul-Cazelles.
J’ai, pour mon compte personnel et sans chercher à échapper à cette responsabilité, accepté de signer et de revêtir de mon nom jusqu’à ce jour près de deux mille arrêtés d’assignation à résidence dans ces centres, arrêtés qui ne faisaient que régulariser une situation de fait. Je ne pouvais croire, ce faisant, que je régulariserais indirectement des interrogatoires indignes dont, au préalable, certains assignés avaient été les victimes.
Si je n’ignorais pas qu’au cours de certains interrogatoires des individus étaient morts sous la torture, j’ignorais cependant qu’à la villa Sesini, par exemple, ces interrogatoires scandaleux étaient menés, au nom de mon pays et de son armée, par le soldat de Ire classe F…, sujet allemand engagé dans le 1er REP, et que celui-ci osait avouer aux détenus qu’il se vengeait ainsi de la victoire de la France en 1945.
Rien de tout cela, bien sûr, ne condamne l’armée française, non plus que la lutte impitoyable qui doit être menée par elle dans ce pays, et qui devait l’être à Alger plus spécialement contre la rébellion, l’assassinat, le terrorisme et leurs complices de tout ordre.
Mais tout cela condamne la confusion des pouvoirs et l’arbitraire qui en découle. Ce n’est plus tel ou tel responsable connu qui mène les interrogatoires, ce sont des unités militaires. Les suspects ne sont plus retenus dans les enceintes de la justice civile ou militaire, ni même dans les lieux connus de l’autorité administrative. Ils sont partout et nulle part. Dans ce système, la justice — même la plus expéditive — perd ne serait-ce que l’exemplarité de ses décisions. Par ces méthodes improvisées et incontrôlées, l’arbitraire trouve toutes les justifications. La France risque, au surplus, de perdre son âme dans l’équivoque.
Je n’ai jamais eu le cynisme et je n’ai plus la force d’admettre ce qu’il est convenu d’appeler des « bavures », surtout lorsque ces bavures ne sont que le résultat d’un système dans lequel l’anonymat est seul responsable.
C’est parce que je crois encore que dans sa lutte la France peut être violente sans être injuste ou arbitrairement homicide, c’est parce que je crois encore aux lois de la guerre et à l’honneur de l’armée française que je ne crois pas au bénéfice à attendre de la torture ou simplement de témoins humiliés dans l’ombre.
Sur quelque 257 000 déportés, nous ne sommes plus que 11 000 vivants. Vous ne pouvez pas, monsieur le ministre, me demander de ne pas me souvenir de ce pour quoi tant ne sont pas revenus et de ce pour quoi les survivants, dont mon père et moi-même, doivent encore porter témoignage.
Vous ne pouvez pas me le demander parce que telle est votre conviction et celle du gouvernement de mon pays.
C’est bien, au demeurant, ce qui m’autorise à vous adresser personnellement cette lettre, dont il va sans dire qu’il n’est pas dans mes intentions de me servir d’une quelconque manière. Dans l’affirmation de ma conviction comme de ma tristesse, je conserve le souci de ne pas indirectement justifier les partisans de l’abandon et les lâches qui ne se complaisent que dans la découverte de nos erreurs pour se sauver eux-mêmes de la peur. J’aimerais, en revanche, être assuré que vous voudrez bien, à titre personnel, prendre en considération le témoignage d’un des fonctionnaires installés en Algérie par votre confiance et qui trahirait cette confiance, s’il ne vous disait pas ce qu’il a vu et ce que personne n’est en droit de contester, s’il n’est allé lui-même vérifier.
J’ai, en tout état de cause, monsieur le ministre, perdu la confiance dans les moyens qui me sont actuellement impartis pour occuper honnêtement le poste que vous m’aviez assigné. Je vous demande, en conséquence, de bien vouloir prier M. le ministre de l’Intérieur de m’appeler rapidement à d’autres fonctions.
Je vous demande enfin, monsieur le ministre, d’agréer cette lettre comme l’hommage le plus sincère de mon très profond et fidèle respect.
Paul Teitgen
Source : Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, Paris, Minuit, 1961, p. 80.
Paul Teitgen et la torture (extrait de film)
Dans cet extrait du film d’André Gazut, Hommage au Général Bollardière (1974), Paul Teitgen revient sur son refus de la torture, comme chrétien, comme républicain et comme ancien torturé.
L’affaire qu’il évoque au début de la séquence est celle de Fernand Iveton, militant du Parti Communiste Algérien, arrêté en novembre 1956, ayant déposé une bombe pour saboter l’usine à gaz où il était ouvrier. Cette dernière, placée pour ne faire aucune victime, n’explosa pas. Fernand Iveton fut condamné à mort et exécuté le 11 février 1957, son recours en grâce ayant été rejeté avec l’approbation du Garde des Sceaux François Mitterrand.
Ce que Paul Teitgen ne sait pas en 1974, mais que Jean-Luc Einaudi lui apprendra dans les années 1980, c’est qu’il fut désobéi par la police d’Alger. En effet, malgré l’interdiction du secrétaire général de la préfecture, Iveton fut torturé à quatre reprises, sur l’ordre du commissaire Honoré Gévaudan, si l’on en croit les mémoires du général Aussaresses. Mais, s’il « parla », il envoya les policiers sur une fausse piste. Sa torture ne servit donc nullement à empêcher un attentat.
Fabrice Riceputi
SOURCE : Rendre hommage à Paul Teitgen, par Fabrice Riceputi - Histoire coloniale et postcoloniale
Paul Teitgen : le fonctionnaire qui a dit non
à la torture
Sous la plume de l’historien Fabrice Riceputi et d’autres, la mémoire de Paul Teitgen est très souvent évoquée depuis quelques semaines. Paul Teitgen, c’est l’histoire d’un grand commis de l’État qui avait dit non à la torture en Algérie. Il est décédé en 1991 dans le plus strict anonymat à Colombe-lès-Vesoul.
Parce qu’il avait connu lui-même la torture, l’internement et l’arbitraire pendant la guerre, Paul Teitgen a dit non. Devenu secrétaire général de la préfecture d’Alger, il a refusé, en son nom, de cautionner ce qui était en train de se mettre en place en Algérie.
La figure de Paul Teitgen apparaît en filigrane dans toute l’histoire des « événements » d’Algérie. Cet habitant du village d’Essernay, près de Colombe-lès-Vesoul, n’a jamais voulu être un héros. Il est d’ailleurs décédé en Haute-Saône en toute discrétion sans jamais avoir réellement fait parler de lui. Et pourtant le personnage continue à fasciner. On retrouve forcément son nom au moment où Emmanuel Macron reconnaît l’implication de l’État français dans le meurtre de Maurice Audin. Plusieurs articles s’intéressent de très près au personnage. Un sculpteur a même voulu prendre au mot l’auteur de « L’art français de la guerre », Alexis Jenni, qui a écrit : « Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen ».
Fabrice Riceputi, l’historien bisontin, a consacré plusieurs articles à ce personnage étonnant, aussi discret que charismatique. « Et puis aussi plein d’humour et formidable orateur, comme le disait Pierre Vidal-Naquet, son grand ami. Mais c’est surtout son geste qui est admirable. Il a refusé de cautionner la torture, il a dit non. Et travailler sur Paul Teitgen donne un éclairage essentiel sur l’enchaînement des faits et la folie collective qui s’est alors emparée de l’État. Son témoignage décrit comment on a organisé la torture ».
Lui-même ancien déporté, il n’a pas pu fermer les yeux
Paul Teitgen était né à Colombe-lès-Vesoul, mais il a grandi à Nancy dans une famille de démocrates chrétiens. Dès 1940, d’ailleurs, son propre père Henri et son frère Pierre Henri (plusieurs fois ministre de la IVe République) se sont engagés comme lui dans la Résistance au nom des valeurs de la famille. Ils ont d’ailleurs été déportés tous les trois. Paul Teitgen a, de plus, subi les interrogatoires et la torture avant d’être envoyé au Struthof puis à Dachau dans un état épouvantable.
Et c’est seulement 13 ans après qu’il se retrouvera secrétaire général de la police à Alger. Très vite, il met en place un système de contrôle des prisonniers faits par l’armée mais se rend vite compte qu’on lui ment. C’est alors qu’il choisit de démissionner, se rendant compte qu’il est en train d’échouer dans sa mission. Il était impossible pour lui, qui avait subi le pire quelques années auparavant, de cautionner les mêmes méthodes au niveau de responsabilités où il était parvenu. Il est alors devenu la bête noire de l’armée qui lui promettait le pire. Il a été renvoyé à Paris avec toute sa famille puis à Brasília pour qu’il y soit oublié.
Les crevettes Bigeard évoquées par Paul Teitgen
Paul Teitgen n’a jamais refusé de témoigner même s’il n’a jamais cherché à le faire. Il est par la suite entré au Conseil d’État où il a terminé sa carrière.
« C’est le seul haut fonctionnaire qui ait dénoncé les crimes de l’Armée française en Algérie », résume Fabrice Riceputi. « On sait aujourd’hui grâce à lui que Maurice Audin a été assassiné. Et il n’y a pas une rue en France qui porte son nom. Ce serait quand même la moindre des choses. Et peut-être en Haute-Saône d’ailleurs, ce département qu’il aimait tant ».
Paul Teitgen, le fonctionnaire, originaire
de Haute-Saône, qui a refusé la torture
en Algérie
Il est le seul haut-fonctionnaire a avoir dit "non" à la torture en Algérie en 1957. Paul Teitgen, a grandi en Haute-Saône. C'est d'ailleurs là aussi qu'il repose dans le petit cimetière de Colombe-les-Vesoul. Si son nom ne vous est pas connu, il mérite pourtant d'être inscrit dans les manuels. Voici son histoire racontée par l'historien Fabrice Riceputi, qui a consacré plusieurs articles à Paul Teitgen et travaille sur la guerre d'Algérie. Il a créé le site 1000autres.org, qui répertorie les personnes enlevées, détenues clandestinement, torturées et parfois assassinées par l'armée française - des Maurice Audin par milliers.
Ebauche de mémorial pour Paul Teitgen
et tous les disparus d’Algérie
Par Michaël Duperrin, photographe et écrivain
Torturé par la Gestapo, puis déporté à Dachau, cet ancien résistant fut nommé secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957. Il démissionna pour protester contre les actes de torture pratiqués par l’armée française. Mort en 1991, il aurait eu 100 ans le mercredi 6 février 2019.
Tribune. Le 6 février 1919 naissait Paul Teitgen. On l’aurait oublié si Alexis Jenni n’avait écrit, dans l’Art français de la guerre : «Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais [lui] élever une statue, […] une belle statue en bronze.» Teitgen était secrétaire général de la préfecture d’Alger en 1957, durant la bataille d’Alger. A l’époque, les bombes du FLN tuaient leur lot quotidien de civils, et il pleuvait des morts, les «Crevettes Bigeard», indépendantistes jetés à la mer d’un hélicoptère, les pieds pris dans le béton. Teitgen découvrit que l’armée, dotée des «pouvoirs spéciaux» par le Parlement, avait systématisé le recours à la torture pour faire parler la population et démanteler le réseau FLN. Près de 24 000 Arabes d’Alger furent arrêtés et soumis à un «interrogatoire approfondi» ; Teitgen recensa parmi eux 3 024 disparus. Tenant de la légalité républicaine, ancien résistant torturé par la Gestapo et à Dachau, il jugeait la torture déshonorante pour la France et dégradante pour tous. Il fit cette chose simple mais hautement symbolique : il demanda aux militaires de signer une assignation à résidence pour chaque personne arrêtée, et ce qu’il était advenu de chaque disparu. Les réponses restaient évasives, et son action ne changeait rien. Teitgen démissionna. Mais l’important était là : affirmer que ces vies comptaient, et demander des comptes pour les disparus. Ces actes de Paul Teitgen ne sont pas héroïques. Ils n’en sont peut-être que plus importants, non entachés de l’éclat suspect de la gloire. Il n’y a là qu’une exigence humaine de justice.
Faudrait-il prendre au pied de la lettre la proposition d’Alexis Jenni ? Près de soixante ans après, la mémoire de la guerre d’Algérie reste douloureuse et conflictuelle. Les blessures des groupes concernés (pieds-noirs, harkis, Algériens immigrés, appelés), souvent silencieuses, n’en continuent pas moins d’avoir des effets. Comme, plus largement, la plaie du colonial a des effets dans le corps social. Si la figure de Paul Teitgen paraît inattaquable, ses actes peuvent-ils fédérer les multiples protagonistes de la guerre d’Algérie ? On pressent déjà le reproche : «Ce ne sont pas les seuls disparus.» Il y a les dizaines d’Européens tombés sous les balles françaises lors d’une manifestation rue d’Isly à Alger le 26 mars 1962, les victimes des attentats de l’OAS comme du FLN, les dizaines de milliers de harkis assassinés à l’indépendance, les civils européens disparus durant le conflit et jusqu’après l’indépendance, comme le 5 juillet 1962 à Oran, mais aussi bien plus tôt, les «enfumades», par l’armée française, en 1844-1845, de centaines d’hommes, femmes, vieillards et enfants retranchés dans des grottes. Et le 1,5 million de morts indigènes, les expropriations, exactions, brimades et humiliations permanentes durant cent trente-deux ans d’Algérie coloniale.
Sans doute faudrait-il une statue dédiée à tous ces disparus. Elle ne serait pas en bronze, matériau trop chargé d’héroïsme viril. Sa forme, sobre, dirait à la fois la justesse de Paul Teitgen, la douleur de chacun et l’hommage rendu aux disparus. J’imagine ceci : une plaque verticale, dans laquelle serait découpée la silhouette en creux de Paul Teitgen et, à l’intérieur de celle-ci, une trame grillagée composée de 3 024 cases, autant que de disparus de la bataille d’Alger, 3 024 cases qui vaudraient aussi bien pour tous les morts de l’Algérie coloniale, qui diraient à la fois leur absence et la douleur des vivants. La sculpture serait en fer, matériau qui rouille et se décompose, comme tombent en poussière les souvenirs lorsqu’un jour ils cessent d’être traumatiques, de hanter les vivants et finissent par s’effacer de la mémoire transmise entre les générations. Dans les creux des 3 024 cases, chacun pourrait venir déposer sa peine, ses morts, ses disparus, sa nostalgie, sa honte, son remords, sa rancune, sa colère…
Ce mémorial pourrait être érigé à Colombe-lès-Vesoul, où Paul Teitgen est né. On pourrait rêver que cette sculpture soit aussi installée sur le port de Marseille, qui a vu débarquer tous les acteurs de la guerre d’Algérie. Poussons le rêve plus loin encore, et imaginons qu’elle ait son double exact sur l’autre rive, à Alger. Il faudrait pour cela que les pouvoirs politiques acceptent, au moins un temps, de cesser d’instrumentaliser l’histoire à des fins partisanes et clientélistes, et de commémorer les Justes et les victimes, de quelque bord qu’ils soient. C’est aujourd’hui encore impossible, et c’est pourquoi il faut le demander… Et le faire.
Michaël Duperrin photographe et écrivain
http://www.micheldandelot1.com/
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