vant même que la fumée de la Première Guerre mondiale ne se dissipe et que ses morts ne puissent être enterrés, les pogroms ont commencé.
Pris au piège d’une guerre civile qui a balayé l’Empire russe à partir de 1918, les juifs ont été la cible de pas moins d’un millier de pogroms. Ils ont été rendus responsables de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe de 1917. Ils ont été accusés d’amasser de la nourriture et des richesses. Ils ont été harcelés et passés à tabac chez eux, agressés sexuellement dans les rues et, à des centaines d’occasions, éliminés par rangées.
En 1921, selon les estimations des historiens, plus de 100 000 juifs ukrainiens avaient été tués. Les pogroms contre la population juive d’Ukraine ont eu plusieurs conséquences pour l’Europe et le monde juif.
Dans son nouveau livre intitulé In the Midst of Civilised Europe: The Pogroms of 1918-1921 and Onset of the Holocaust (Metropolitan Books), l’historien Jeffrey Veidlinger, établi à Chicago (États-Unis), soutient que la violence frénétique infligée aux juifs d’Ukraine au début des années 1920 a créé un précédent pour la brutalité observée les années suivantes.
En dépit de la longue histoire de la persécution des juifs en Europe, la violence éhontée exercée à leur encontre lors des pogroms qui ont suivi la Première Guerre mondiale a servi de baromètre pour l’Holocauste qui allait se produire deux décennies plus tard sous l’Allemagne nazie. En d’autres termes, les tueries de masse autorisées par l’État sous Adolf Hitler ont été amorcées par plusieurs massacres de moindre ampleur perpétrés par des gens ordinaires et par les armées qui combattaient les bolchéviques.
Les pogroms menés contre les juifs ukrainiens ont toutefois eu d’autres répercussions.
Une patrie juive
Ils ont nourri l’urgence de créer une patrie juive, qui était devenue une immense probabilité après la reprise de la Palestine aux Ottomans par les Britanniques pendant la Première Guerre mondiale.
Ces juifs ukrainiens qui ont fui la guerre et le chaos en Ukraine vont maintenant recevoir un toit, de la nourriture et une protection, et il leur sera demandé de vivre sur des terres prises aux Palestiniens
Comme l’écrivent Sumaya Awad et Annie Levin dans Palestine: A Socialist Introduction (Haymarket Books), la déclaration Balfour de 1917 a été « la première reconnaissance officielle des colonies sionistes ». Le soutien britannique à une patrie juive a précipité le transfert de milliers de migrants juifs vers la Palestine sous occupation britannique.
Entre 1921 et 1923, quelque 40 000 juifs ukrainiens sont arrivés en Palestine en tant que colons.
L’arrivée des réfugiés juifs a perpétué les tensions avec les Palestiniens autochtones, qui voyaient leur terre leur être arrachée. Elle a catalysé une série d’escarmouches entre les deux communautés, dont l’exemple le plus connu est celui des émeutes de Jaffa en 1921, au cours desquelles 48 Palestiniens et 47 juifs ont été tués.
Le sionisme, comme d’autres projets coloniaux, était fondé sur la déshumanisation des Palestiniens autochtones. Pour les juifs qui avaient fui l’Ukraine et d’autres pays, la Palestine était à eux, et donc vide – et là où elle était peuplée de Palestiniens, elle était dépourvue de civilisation.
Jeffrey Veidlinger écrit que les juifs ukrainiens ont établi à tort des parallèles entre la résistance palestinienne à la colonisation de leurs terres et les persécutions qu’ils avaient subies en Europe.
« Malgré les nombreuses différences entre les émeutes en Palestine et les pogroms en Ukraine – notamment le nombre élevé de morts arabes, qui renvoie davantage à des rixes mortelles qu’à des pogroms –, l’idée selon laquelle la violence en Terre sainte n’était qu’un autre pogrom a établi un mythe qui a fini par définir l’aile droite du mouvement sioniste », soutient-il.
Avec l’avènement de l’Allemagne nazie dans les années 1930, puis la Seconde Guerre mondiale, l’émigration juive vers la Palestine est devenue de plus en plus « urgente », alors même que d’autres pays, comme les États-Unis, limitaient l’immigration juive.
Selon les estimations, les nazis ont tué environ 17 millions de personnes, dont des juifs, des Russes, des Polonais, des Roms, des homosexuels et des personnes handicapées, entre autres. Et même si, selon le quotidien israélien Haaretz, les sionistes ont coopéré avec les nazis, l’Holocauste est devenu le principal témoin de la légitimité d’Israël.
« Les nazis avaient tué six millions de juifs et les dirigeants sionistes, avec [David] Ben Gourion à leur tête, ont vu une occasion unique d’exploiter la souffrance des juifs dans le but de gagner la sympathie du monde pour la création d’une patrie juive », a écrit le journaliste australien Anthony Lowenstein.
Des réfugiés juifs ukrainiens 2.0
Quelques jours après l’invasion russe de l’Ukraine, fin février 2022, un peu plus d’un siècle après les pogroms en Ukraine, le gouvernement israélien a invité les juifs ukrainiens à accomplir leur alya, leur migration vers la Terre sainte.
Il a appelé cette opération « Arvout Israël » (« garanties israéliennes ») et s’est appuyé sur la loi du retour qui garantit aux juifs de n’importe quelle partie du monde une citoyenneté immédiate sur la base de leur religion.
Comme ce fut le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, ce ne sont pas seulement les juifs qui sont confrontés à la calamité de la guerre en Europe de l’Est. Ce sont les 44 millions d’habitants de l’Ukraine qui se retrouvent confrontés à une menace existentielle, alors que les forces russes envahissent le pays avec des troupes terrestres et des frappes aériennes terrifiantes.
En l’espace de quelques jours, plus de deux millions d’Ukrainiens sont devenus des réfugiés. « Nous appelons les juifs d’Ukraine à immigrer en Israël – votre foyer », a déclaré le ministère israélien de l’Alya et de l’Intégration. De même, le Premier ministre Naftali Bennett a décrit l’État d’Israël comme « un refuge pour les juifs en détresse ».
« C’est notre mission. Nous remplirons cette mission sacrée cette fois encore », a indiqué Bennett.
Dans la foulée, la division de l’Organisation sioniste mondiale en charge des colonies a déclaré qu’elle construirait des logements temporaires pour ceux qui choisiraient de faire le voyage. La ministre israélienne de l’Alya et de l’Intégration Pnina Tamano-Shata a pour sa part affirmé que le sort des juifs d’Israël et celui des juifs de la diaspora étaient « intimement liés ».
« Dès que la décision du gouvernement sera adoptée, les membres de la division en charge des colonies seront prêts pour son exécution immédiate », a déclaré Yishai Merling, président de la division de l’OSM en charge des colonies.
« Les combats qui se poursuivent en Ukraine et le climat d’incertitude exigent que l’État d’Israël se prépare à absorber des immigrés en provenance d’Ukraine », a-t-il ajouté. « Israël doit assumer la responsabilité des communautés juives qui y vivent. C’est ce qu’Israël a fait par le passé, et c’est ce que l’État juif doit faire aujourd’hui. »
Des réfugiés transformés en colons
Selon des responsables gouvernementaux israéliens, plusieurs centaines de juifs ukrainiens devraient arriver dans les semaines à venir en Israël, comme leurs compatriotes il y a un siècle.
Les estimations varient, mais selon plusieurs sources, environ 40 000 personnes en Ukraine se considèrent comme juives, dont le président Volodymyr Zelensky. Peut-être quatre fois plus ont des ancêtres juifs et peuvent par conséquent prétendre à l’alya.
Et comme leurs prédécesseurs arrivés il y a un siècle, ils finiront par absorber la croyance sioniste selon laquelle la terre était vide
La ministre israélienne de l’Intérieur Ayelet Shaked a indiqué début mars qu’environ 100 000 juifs ukrainiens pourraient arriver dans le pays et devenir citoyens.
Ces juifs ukrainiens qui ont fui la guerre et le chaos en Ukraine vont maintenant recevoir un toit, de la nourriture et une protection, et il leur sera demandé de vivre sur des terres prises aux Palestiniens. Certains vivront finalement sur des terres récemment volées, connues pour être des colonies illégales dans les territoires palestiniens occupés, en violation du droit international.
Selon la division de l’OSM en charge des colonies, les nouveaux arrivants seront installés dans le plateau du Golan syrien occupé, le Néguev, l’Arabah, la vallée des sources et la vallée du Jourdain.
Des familles se sont déjà installées à Nazareth Illit (aujourd’hui Nof HaGalil), sur des terres volées à la ville voisine de Nazareth dans les années 1950, dans le cadre d’un effort plus large visant à « judaïser » la région et à étouffer le développement et la croissance de la population palestinienne. À l’époque, la région était majoritairement peuplée de Palestiniens.
D’autres s’installeront potentiellement sur des terres précédemment volées, sur les vestiges de villages ciblés par un nettoyage ethnique lors de la création d’Israël sur le territoire de la Palestine historique en 1948. Environ 750 000 Palestiniens ont été expulsés en 1948 pour faire place à l’État d’Israël.
Et comme leurs prédécesseurs arrivés il y a un siècle, ils finiront par absorber la croyance sioniste selon laquelle la terre était vide, selon laquelle les Palestiniens expulsés en 1948 – dont environ cinq millions croupissent toujours dans des camps de réfugiés, vivent dans différentes parties du monde sans pouvoir rentrer chez eux ou sont entassés comme des prisonniers dans la bande de Gaza sous blocus – sont des menaces pour leur existence en tant que juifs.
Pas un geste humanitaire
En d’autres termes, ces mêmes personnes qui viennent d’échapper à la guerre, à la faim et à l’occupation étrangère se transformeront du jour au lendemain en colons. Ils seront tout simplement intégrés au sein du système israélien de ségrégation et de discrimination institutionnalisées connu sous le nom d’apartheid.
L’absorption des juifs du monde entier n’est pas un geste humanitaire, c’est une politique stratégique. Elle renforce Israël en tant que patrie juive
Ne vous méprenez pas : les Ukrainiens ordinaires paient le prix d’une guerre entre deux empires fragiles en quête de domination et de légitimité.
Mais même en cette période d’urgence mondiale, où des mesures immédiates doivent être prises pour sauver des vies civiles en Ukraine, il n’y a absolument aucune raison pour que les Palestiniens aient également à supporter les coûts de ce conflit.
L’absorption des juifs du monde entier n’est pas un geste humanitaire, c’est une politique stratégique. Elle renforce Israël en tant que patrie juive.
Israël ne peut être autorisé à instrumentaliser le conflit russo-ukrainien pour peupler les terres palestiniennes de davantage de juifs et consolider ainsi ce que Lana Tatour, professeure en colonialisme et droits de l’homme à l’université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney, identifie sous le nom de « supériorité démographique ».
Mais alors, un siècle plus tard, qui est encore dupe ?
Israël survit et prospère en tant qu’État colonial et développe sa légitimité et sa crédibilité en tant que démocratie libérale malgré ses politiques racistes parce que la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis en particulier n’ont jamais reconnu en premier lieu la valeur ou même l’humanité des Palestiniens.
- Azad Essa est un journaliste travaillant pour Middle East Eye et basé à New York. Il a travaillé pour Al-Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are coming (HarperCollins India) et de Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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