La révolution coloniale est un fait qui date pratiquement de la dernière guerre mondiale. On ne saurait reprocher au marxisme révolutionnaire d’avoir ignoré jusqu’à cette date les colonies et le problème colonial. Aussi bien les écrits de Marx et d’Engels que ceux de Rosa Luxembourg, de Lénine et de Trotsky témoignent de l’énorme importance accordée de tout temps à ces questions.
Mais pour tous ces classiques du marxisme révolutionnaire, théoriciens de la révolution prolétarienne socialiste, la place principale de cette révolution — aussi bien du point de vue temps que du point de vue base matérielle et culturelle pour la reconstruction socialiste — était l’Europe, bastion du prolétariat révolutionnaire et du capitalisme industriel avancé : la France, l’Allemagne, l’Angleterre.
Pratiquement, c’est à partir de la Révolution russe et de la IIIème Internationale du temps de Lénine et de Trotsky que l’idée, sinon simplement l’intuition de la « lumière venant de l’Orient » commence à cheminer dans la pensée marxiste révolutionnaire. C’est-à-dire d’une progression possible de la révolution socialiste mondiale en partant de la « périphérie », du monde colonial et semi-colonial, vers le « centre » occupé par les pays capitalistes avancés de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Mais l’importance pratique de la révolution européenne en tant que perspective immédiate de la révolution socialiste mondiale resta prépondérante jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
N’est donc pas sans quelques fondements, la critique que, certains adressent actuellement, y compris au marxisme, d’avoir en partie « sous-estimé » sinon « ignoré » le monde colonial et semi-colonial et ses problèmes spécifiques. L’optique a été incontestablement trop dominée, et pendant longtemps, par la situation européenne, pour qu’elle ne dé-forme pas la vision globale du monde, et n’aiguise la compréhension que pour les problèmes plus spécifiquement propres aux yeux capitalistes avancés.
Cependant le monde de l’après-guerre est essentiellement différent de celui sur lequel s’étaient fixées l’analyse et la compréhension marxistes. Il est tout d’abord un monde à trois épicentres en interaction constante entre eux et non plus un monde circulaire et à l’action unilatérale prépondérante d’un centre et une périphérie, le centre déterminant, la périphérie pays capitalistes avancés ; Etats ouvriers. « Tiers Monde » semi-colonial et colonial.
Le premier problème qui se pose actuellement pour le marxisme est celui d’une nouvelle analyse du fonctionnement économique de ce monde nouveau, afin d’expliquer plus particulièrement les raisons profondes qui déterminent la conjoncture économique actuelle du capitalisme et ses tendances à long terme. Car, malgré l’apparition de nouveaux Etats ouvriers et malgré l’avance spectaculaire de la révolution coloniale, le capitalisme des pays avancés connaît une consolidation et une expansion économiques indéniables et déroutantes à première vue. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
Le deuxième problème qui se pose au marxisme est celui d’une reconsidération des forces révolutionnaires agissant dans le monde colonial et semi-colonial, et plus particulièrement de la paysannerie. Le troisième problème fondamental est celui du devenir de la révolution et de la construction du socialisme dans les pays dits « arriérés ». Le quatrième problème enfin est celui des rapports entre la révolution dans les trois épicentres du monde actuel, de la vision, synthèse et compréhension globales de la révolution mondiale dans son ensemble.
Un livre comme « Les Damnés de la Terre » qu’a écrit Frantz Fanon, se sachant condamné à mourir à brève échéance, peut, à première vue superficielle, désorienter ou choquer un intellectuel et même un « marxiste » européen.
Frantz Fanon, homme de science, médecin psychiatre, intellectuel lui-même d’extraction coloniale, qui rejoint de bonne heure la Révolution algérienne, s’identifie avec elle et meurt honoré comme un « frère » militant du F.L.N., ne se prétend pas et n’est certes pas un marxiste. D’où une certaine confusion, une ambiguïté, une faiblesse d’analyse et surtout une faiblesse de conclusion de son étude, étude sur le vif, par un observateur scientifique passionné et doué, de la révolution coloniale.
Mais d’où également l’extrême importance pour le marxisme de ce témoignage d’un authentique révolutionnaire « colonial » qui a bien connu l’Europe et sa culture et également le « Tiers Monde » et sa révolution de l’intérieur. Car le livre de Fanon est tout d’abord une sorte de diagnostic précis, détaillé de la révolution coloniale, analysée de l’intérieur par un intellectuel révolutionnaire à la fois colonial et imprégné de culture européenne, critique et lucide, y compris par rapport à sa propre révolution et ses tentations de « populisme ». Le livre de Fanon est un vrai spécimen de la « culture révolutionnaire » dont il se fait l’apôtre, de la seule vraie culture « nationale » qui émerge de la phase de combat d’un peuple pour son émancipation nationale et sociale.
En tant que tel, il doit être lu et médité par les marxistes des pays capitalistes avancés, qui ont une idée nécessairement livresque de la révolution coloniale, et qui sont imbus de culture marxiste « classique » et d’expérience révolutionnaire propres à ce type de pays, certes absolument nécessaires mais insuffisantes pour la compréhension plus profonde des réalités extra-européennes et extra-nord-américaines du monde d’aujourd’hui.
Pour les marxistes révolutionnaires en général, les deux premiers chapitres du livre de Fanon qui traitent de la violence, peuvent paraître une dissertation « intellectualiste » sur le thème un peu banal pour eux de la légitimité absolue de l’action révolutionnaire de masse — armée — y compris pour s’émanciper du joug de l’impérialisme et du capitalisme. Car ce n’est pas seulement Engels (après Marx) qui a légitimé la violence en tant qu’« accoucheuse de l’Histoire », mais toute la pléiade des marxistes révolutionnaires, de Rosa Luxembourg à Lénine et à Trotsky.
Ce qui donne un accent particulièrement poignant et opportun au plaidoyer de Fanon en faveur de la violence, c’est son actualité par rapport au réformisme pratique qu’ont adopté dans les pays coloniaux et semi-coloniaux nombre de partis nationalistes et la quasi-totalité des Partis Communistes, et la critique juste, acerbe, à laquelle se livre Fanon à propos des arguments employés pour justifier ce réformisme.
Ensuite la concrétisation très importante que fait Fanon de ce terme vague de la violence. style populiste du XIXème siècle, dans la « lutte armée de la paysannerie » qui commence et épaule pour toute une période la révolution dans un grand nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux. Enfin la description scientifique des transformations psychologiques et mentales qu’opèrent sur le plan individuel l’action révolutionnaire et la révolution dans le cas plus particulier des « colonisés », êtres en « tension permanente », à « agressivité sédimentée », complexés ou prostrés dans des attitudes contemplatives, dans l’analyse du psychisme compliqué desquels Fanon, par ailleurs, excelle.
« Au niveau des individus la violence désintoxique, écrit Fanon, démystifie et hisse le peuple au niveau du leader ». Elle réhabilite l’individu « colonisé », le guérit de la « névrose coloniale », « recoin-pose l’homme ». comme ajoute dans sa préface Sartre, qui recommande, à juste titre, à ses compatriotes que menace le fascisme, cette médecine unique : « se battre ou pourrir dans les camps ».
Réhabilitée par d’autres que des marxistes-révolutionnaires, la violence, c’est-à-dire l’action révolutionnaire, y compris armée, de masse, n’est pas une entreprise valable seulement pour les peuples du « Tiers Monde ». Du reste, ces peuples « instinctivement », par leurs propres conditions objectives et expériences, s’acheminent vers la violence, l’imposent aux partis politiques, qui gardent une chance de s’avérer dignes de la confiance que placent en eux les masses. Elle est, et de loin, plus valable encore pour le mouvement ouvrier européen, qui subit depuis quelques années déjà la pression conjuguée d’une relative amélioration de sa condition matérielle et du réformisme politique que lui prêchent les directions traditionnelles, socialistes et communistes. L’exemple de la France, acculée actuellement en définitive au dilemme : fascisme ou ouverture au socialisme, est démonstratif du désarmement idéologique et de l’impasse auxquels conduisent inexorablement les « voies pacifiques nouvelles au socialisme » face à une évolution brusque de la démocratie bourgeoise vers la dictature bonapartiste et le fascisme.
Il est donc hautement salutaire que des révolutionnaires coloniaux comme Fanon, mûris par leur propre expérience, redécouvrent, après les marxistes révolutionnaires, les vertus collectives et individuelles de l’action révolutionnaire de masse, y compris de l’action armée, et l’érigent en principe de tout parti politique authentiquement révolutionnaire. Le néo-réformisme idéologique des partis ouvriers européens, qui ont à la fois trahi la révolution européenne et la révolution coloniale, est ainsi combattu conjointement par l’action et par l’idéologie révolutionnaires de forces extérieures au pays capitalistes avancés, avec lesquelles et desquelles se constituera désormais la nouvelle direction de la révolution socialiste mondiale.
REHABILITATION DE LA PAYSANNERIE REVOLUTIONNAIRE
Fanon, avons-nous dit déjà, concrétise la violence dans la lutte armée de la paysannerie, la classe selon lui la plus dénuée, la plus exploitée, donc la plus radicale, et la plus révolutionnaire, sinon la seule révolutionnaire, des pays coloniaux et semi-coloniaux.
« La paysannerie, écrit-il, est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. Or il est clair que dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence seule paye ». Le paysan, voilà, selon Fanon, le véritable « damné de la terre » des pays coloniaux. Mais en même temps le plus apte, le plus porté à se dresser « debout » et à commencer la véritable action révolutionnaire, la seule qui paye : LA LUTTE ARMEE DE GUERILLA.
« La grande erreur, le vice congénital de la majorité des partis politiques dans les régions sous-développées a été, selon le schéma classique, de s’adresser en priorité aux éléments les plus conscients ; le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c’est-à-dire à une infime partie de la population qui ne représente guère plus de un pour cent ».
Or, affirme Fanon, à l’encontre de ce qui se passe dans les pays capitalistes, le « prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié. Il représente la fraction du peuple colonisé nécessaire et irremplaçable pour la bonne marche de la machine coloniale : conducteurs de tramways, de taxis, mineurs, dockers, interprètes, infirmiers, etc. Ce sont ces éléments qui constituent la clientèle la plus fidèle des Partis Nationalistes et qui, par la place privilégiée qu’ils occupent dans le système colonial constituent la fraction « bourgeoise » du peuple colonisé ».
Fanon veut dire fraction idéologiquement « bourgeoise », disposée aux réformes, aux compromis, qui palabre sur la « révolution », mais hésite à la commencer réellement. Car Fanon est pleinement conscient de l’existence d’une bourgeoisie nationale véritable, ou qui naît du pouvoir, et contre laquelle il concentre ses foudres principales comme nous le verrons bientôt.
L’analyse que fait Fanon du rôle du prolétariat urbain des pays coloniaux peut paraître outrancière à un marxiste européen ; cependant elle colle, à quelques nuances près, assez bien aux pays à développement industriel encore faible. Calquer sur le schéma de la révolution dans les pays capitalistes avancés la marche concrète en notre temps de la révolution coloniale, mènerait à un très grave désorientation. Car, les structures étant différentes, le contenu concret des classes et castes est différent, d’où une dynamique également différente de la Révolution.
La paysannerie coloniale qui constitue l’écrasante majorité des pays dits « arriérés » (de 80 a 90 %), est composée de couches englobant les ouvriers agricoles, les paysans pauvres, les paysans détribalisés qui affluent dans les villes et campent dans leur périphérie de bidonvilles en tant que « lumpen prolétariat » spécifique. Ce sont effectivement ces couches qui, au contact des révolutionnaires « illégaux » chassés des villes, suspectés par leurs propres partis, réfugiés à la campagne, méditent, organisent et déclenchent la révolution véritable : celle de la lutte armée de guerillas dans la campagne, du « terrorisme » individuel dans les villes.
Fanon qui a bien étudié sur le vif, sur l’exemple plus particulier de la révolution algérienne la marche concrète de la révolution coloniale, arrive ainsi à formuler la théorie de la Révolution à la Cubaine, que Castro vient de codifier théoriquement, plus particulièrement dans son discours-confession de décembre 1961 et dans la deuxième Déclaration de la Havane. C’est-à-dire le déclenchement de la révolution dans nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux de structure analogue, par la jonction d’une équipe de direction jacobine sui-generis, à l’exemple de celle du mouvement du 26 juillet cubain, au du C.R.U.A. algérien, ou des révolutionnaires angolais, avec les masses impatientes et disposées à l’action armée directe de la paysannerie révolutionnaire.
Et c’est là effectivement un nouveau type de commencement réel de la révolution dans les pays coloniaux, qui supplée à la carence et à la trahison, y compris des Partis communistes impuissantés entre les schémas « ouvriéristes » classiques, appliqués sans discernement aux pays coloniaux et la recherche d’une alliance impossible avec une « bourgeoisie nationale » « anti-impérialiste » et « révolutionnaire » inexistante. Ce qui est « nouveau » pour le marxisme révolutionnaire par rapport à cette expérience est ceci : passer de l’appréciation du rôle révolutionnaire de la paysannerie et de la nécessité de l’alliance « ouvrière paysanne », à la compréhension de la possibilité de commencer et d’épauler pour toute une période la révolution dans nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux, par la lutte armée de la paysannerie révolutionnaire.
D’autre part, si une direction simplement jacobine sui-generis, c’est-à-dire à idéologie initiale nationale-révolutionnaire et non encore marxiste, est capable par sa jonction avec la paysannerie révolutionnaire de commencer la révolution, de la continuer pour toute une période et de réactiver ainsi le secteur momentané-ment affaissé ou même vaincu du prolétariat urbain, une direction prolétarienne, c’est-à-dire marxiste révolutionnaire, peut en faire autant et davantage. Voilà à quoi aboutit sur le plan théorique, sommairement parlant, l’expérience concrète nouvelle des révolutions cubaine et algérienne en particulier qui complète les enseignements sur le rôle de la paysannerie tirés du triomphe des révolutions yougoslave et chinoise.
DEUX ECUEILS : « BOURGUIBISME ET BUREAUCRATISATION
Rarement révolutionnaire colonial a dressé un réquisitoire comme celui de Fanon contre la « bourgeoisie nationale », idole des partis nationalistes, « alliée » embellie et convoitée des partis communistes. Il est vrai que Fanon semble parfois rêver d’une « bourgeoisie nationale authentique », « révolutionnaire » et « entreprenante », telle que fut la bourgeoisie occidentale dans ses origines historiques. luttant contre la féodalité, et qu’il ne comprend pas qu’à l’époque de l’impérialisme et du déclin du capitalisme, par le fait de la présence du prolétariat et du danger de la révolution socialiste, il n’est plus possible nulle part que la « bourgeoisie nationale » se comporte comme au temps du duel unique bourgeoisie-féodalité. Cependant, la description clinique de l’état actuel de la « bourgeoisie nationale » est exacte : « A ses débuts, la bourgeoisie nationale des pays coloniaux s’identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. Il ne faut pas croire qu’elle brûle les étapes. En fait, elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu’elle n’a connu ni la pétulance, ni l’intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l’adolescence. »
Economiquement sous-développée, anémique, parasitaire, craintive et méfiante envers les masses révolutionnaires de la paysannerie en particulier, cette « bourgeoisie nationale » ne rêve qu’à supplanter le système colonial économique et politique dans son rôle d’exploitation et d’oppression des masses coloniales.
« La bourgeoisie colonisée qui accède au pouvoir emploie son agressivité de classe à accaparer les postes anciennement détenus par les étrangers. » Postes administratifs et économiques et transfert de passe-droits de toute sorte hérités de la période coloniale. Elle se découvre « la mission historique de servir d’intermédiaire, de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste ».
Politiquement, elle a recours au règne du parti unique, monolithique, « forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique ».
Le parti unique devient « de plus en plus un instrument de coercition et nettement anti-démocratique » qui aide le pouvoir bourgeois « à tenir le peuple », à espionner les militants anti-conformistes et les masses même.
« Des esprits simplistes, appartenant d’ailleurs à la bourgeoisie naissante, ne cessent de répéter que dans un pays sous-développé la direction des affaires par un pouvoir fort, voire une dictature, est une nécessité. Dans cette perspective on charge le Parti d’une mission de surveillance des masses. Le Parti double l’administration et la Police et contrôle les masses non pour s’assurer de leur réelle participation aux affaires de la nation mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles obéissance et discipline… La masse informe du peuple est perçue (par le pouvoir) comme une force aveugle que l’on doit constamment tenir en laisse, soit par la mystification, soit par la crainte que lui inspirent les forces de la police. Le Parti sert de baromètre, de service des renseignements. On transforme le militant en délateur. On lui confie des missions punitives sur les villages. Les embryons de partis d’opposition sont liquidés à coup de bâton et à coup de pierres. Les candidats de l’opposition voient leurs maisons incendiées. La police multiplie les provocations. Dans ces conditions, bien sûr, le parti est unique et 99,99 % des voix reviennent au candidat gouvernemental. Nous devons dire qu’en Afrique un certain nombre de gouvernements se comportent selon ce modèle ».
« Le Parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. »
Souvent ce Parti « dit national » se comporte « en parti ethnique ». « C’est une véritable tribu constituée en parti » qui « organise » une véritable dictature ethnique ».
On assiste « au retour désespérant au chauvinisme le plus odieux, le plus hargneux », on assiste même « la rage au cœur, au triomphe exacerbé des ethnies », des « positions tribalistes », ou « régionalistes à l’intérieur d’une même réalité nationale », dans lesquelles positions xénophobes y compris par rapport au voisin, ou même au concitoyen africain, les beaux rêves de « l’unité africaine » ou « panarabe » ou de « négrification » de la période de la lutte anti-impérialiste et pour le pouvoir, sombrent lamentablement.
« La bourgeoisie nationale : se révèle incapable de réaliser la simple unité nationale », voilà la conclusion inéluctable de toute solution « bourguibiste », c’est-à-dire bourgeoise, de la révolution coloniale. C’est donc contre cette « bourgeoisie nationale », « inutile et nocive », que doit tendre « l’effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaire » pour « lui barrer la route ».
« La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine d’années, écrit Fanon se référant à sa manière à la théorie de la révolution permanente, quand on aborde l’histoire des pays sous-développés, à savoir la phase bourgeoise peut être ou non sautée, doit être résolue sur le plan de l’action révolutionnaire et non par un raisonnement : la lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas de déchiffrer la condamnation portée contre elle par le jugement de l’Histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien », elle n’a aucune mission historique à remplir, elle est de naissance dégénérée, parasitaire, incapable.
QUELLE SOLUTION ?
Quelle est donc la solution selon Fanon ? C’est précisément dans ce domaine que se révèlent ses ambiguïtés et faiblesses dans l’analyse et la compréhension du processus global de la révolution à notre époque.
Certes, comme Sartre le note également dans sa préface, Fanon est pour une solution socialiste démocratique de la révolution, qui assure la « terre et le pain » aux paysans et aux masses, qui exproprie politiquement la « bourgeoisie nationale », combat le bureaucratisme, libère les femmes et les jeunes, abolit l’armée de métier, s’oppose au « nationalisme » étroit et réactionnaire, érige le « peuple » tout entier à la, direction de ses affaires, se passe d’un parti unique, « instrument entre les mains du gouvernement », « administration chargée de transmettre les ordres du gouvernement ».
Dans ces conditions cependant, cette recherche risque de provoquer une issue soit « bourguibiste » soit bureaucratique stalinienne de la révolution, le niveau matériel et culturel étant, dans ce domaine, déterminant. Il est stupéfiant de constater sur place avec quelle rapidité fantastique, dans le cadre de la pénurie matérielle et culturelle extrême qui règne encore dans le « Tiers Monde », particulièrement en Afrique, la révolution « s’embourgeoise » ou se bureaucratise, d’autant plus que sa victoire sur l’impérialisme se cantonne dans les cadres d’Etats minuscules, « balkanisés » par l’action de l’impérialisme, et nullement encore selon des lignes au moins véritablement nationales ou ethniques.
Fanon est certes conscient de la dégénérescence « nationaliste » sinon « tribaliste » de la révolution, en Afrique en particulier, et prêche incessamment la nécessité impérieuse des regroupements fédéralistes plus larges, tendant à « l’unité africaine ». Et même quand il prêche la nécessité d’une « culture nationale » —qui n’est pas résurrection et maintien artificiel du « traditionalisme », mais « utilisation du passé » dans « l’intention d’ouvrir l’avenir, d’inviter à l’action, de fonder l’espoir », « culture nationale » qui ne se débloque en réalité que par le « combat pour l’existence nationale », — Fanon se garde d’isoler ou d’opposer cette culture « à la découverte et pro-motion de valeurs universalisantes » indispensables. Mais « c’est au coeur de la conscience nationale que s’élève » selon Fanon « et se vivifie la conscience internationale » et cette « double émergence n’est en définitive que le foyer de toute culture ».
Toutes ces formules cependant, si correctives qu’elles soient par rapport au « nationalisme » étroit et réactionnaire auquel tend la « bourgeoisie nationale », restent néanmoins restrictives par rapport à la nécessité absolue de souligner la solution socialiste commune indispensable de la révolution coloniale et de la révolution dans les pays capitalistes avancés, dans la plus étroite coopération et l’universalité de la vraie culture. La science par exemple, aussi bien celle de la nature que celle de la société et de l’homme, ainsi que la technique, éléments de loin les plus valables de toute véritable culture contemporaine, sont universelles, sans parler des tendances universelles qui traversent l’art architectural, pictural ou musical, contemporain.
Fanon fait remarquer « l’opulence la plus ostentatoire » dans laquelle « se vautrent » actuellement les « nations européennes », la caractérise comme « littéralement scandaleuse, car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé », et conclut que « l’aide aux pays sous-développés », loin de constituer un programme « de sœurs de charité » « est due » aux « colonisés » « par les puissances capitalistes qu’effectivement elles doivent payer ».
Il comprend cependant que cette coopération économique et technique nécessaire entre les pays capitalistes avancés et le « Tiers Monde » ne se fera pas « avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens » mais « avec l’aide décisive des masses européennes », c’est-à-dire du mouvement ouvrier européen et de la révolution européenne. Mais ce point d’un intérêt fondamental pour le développement rapide, sain et harmonieux de la Révolution Coloniale est quasiment oublié, inexploité et même nié dans la suite et la conclusion de l’ouvrage.
Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur la manière sommaire dont Fanon conçoit les raisons de « l’opulence » actuelle de l’Europe et les rapports économiques qui règnent entre pays capitalistes avancés et le « Tiers-Monde ». Contentons-nous des précisions suivantes Si l’exploitation des colonies a considérablement contribué au processus historique de l’accumulation capitaliste primitive, à l’expansion et au maintien du capitalisme, l’exploitation du prolétariat et des paysans métropolitains n’y a pas moins contribué. Attribuer d’autre part quasi exclusivement à l’exploitation du « Tiers-Monde » l’« opulence » actuelle du capitalisme est indéfendable du point de vue analyse scientifique, et non sentimental.
Pour expliquer scientifiquement la conjoncture économique actuelle du capitalisme il faut tenir compte de l’interaction dialectique de tout un ensemble de facteurs, parmi lesquels les principaux sont : les progrès technologiques révolutionnaires, le processus d’industrialisation du « Tiers Monde », et la nouvelle structure des échanges internationaux, plus particulièrement des échanges entre pays capitalistes avancés et « Tiers Monde ».
Partant d’un appareil reproductif, économique, technique, culturel, déjà assez développé, le capitalisme d’après-guerre a su profiter de la « nouvelle révolution industrielle » en cours qui augmente sans cesse la productivité du travail et détermine un processus spirale d’élévation à la fois des profits, des salaires, et de la masse du capital accumulé sur la base d’une demande mondiale accrue, soutenue plus spécialement par la pénétration de la production capitaliste, marchande et industrielle, dans toute une série de régions (y compris métropolitaines), et des pays d’économie paysanne.
L’aspect « exploitation coloniale » intervient actuellement dans les échanges entres pays capitalistes avancés et « Tiers Monde », échanges qui ne sont pas équivalents mais qui se font au profit des pays industriels, principalement à cause des « ciseaux » des prix industriels et agricoles, les pays industriels vendant cher leurs produits manufacturés et achetant bon marché matières premières et produits agricoles. Mais il s’agit là d’une situation de niveau économique différent et à laquelle on ne saurait pallier réellement que par l’industrialisation rapide du «Tiers Monde» qui changera la structure des échanges actuels. Pour que cette industrialisation absolument nécessaire afin d’abolir effectivement la condition actuelle du « Tiers Monde » ne tarde pas, ou ne se fasse pas à la manière stalinienne, qui sacrifie « l’homme » et « l’homme paysan » en particulier, pendant au moins une génération, la soudure effective entre la révolution coloniale et la révolution européenne et nord-américaine est absolument indispensable.
Fanon est pour le « choix d’un régime socialiste », mais qui à l’encontre du « socialisme » russe ou chinois basé sur « l’investissement humain », sorte de « véritable travail forcé » qui détermine une structure politique, bureaucratique et policière, doit être « tout entier tourné vers l’ensemble du peuple, basé sur le principe que l’homme est le bien le plus précieux », qui permettra « d’aller plus vite et plus harmonieusement, rendant de ce fait impossible cette caricature de société où quelques-uns détiennent l’ensemble des pouvoirs économiques et politiques au mépris de la totalité nationale ». Ainsi le « Tiers-Monde », qui n’a pas à « choisir » « coûte que coûte » entre le socialisme et le capitalisme tels qu’ils ont été définis par des hommes de continents et d’époques différents », doit chercher sa propre « voie au socialisme » et son propre « humanisme ».
On voit dans quel schéma imprécis, flou, ambigu, qui confond involontairement le socialisme de Marx, de Lénine, de Trotsky avec sa caricature bureaucratique stalinienne, Fanon esquisse sa solution qu’il veut « originale ». La confusion devient plus grande dans la conclusion qui ramasse en quelque sorte les critiques que Fanon adresse au long de son livre à l’« Europe » et à sa « culture » opposée en bloc au « Tiers-Monde », pris également en bloc.
« Le Tiers-Monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions ».
« Mais alors, il importe de ne point parler rendement, de ne point parler intensification, de ne point parler rythmes. Non, il ne s’agit pas de retour à la nature. Il s’agit très concrètement de ne pas tirer les hommes dans des directions qui les mutilent, de ne pas imposer au cerveau des rythmes qui rapidement l’oblitèrent et le détraquent. Il ne faut pas, sous prétexte de rattraper, bousculer l’homme, l’arracher de lui-même, de son intimité, le briser, le tuer ».
Tournant le dos à l’Europe, « il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ».
Que l’Europe capitaliste ou stalinienne ne soit pas un exemple à imiter pour le « Tiers-Monde » c’est compréhensif et justifié. Les critiques « anti-européennes » de Fanon reflètent de puissants courants, des sentiments et des idées qui traversent actuellement tout le « Tiers-Monde » et dont il s’agit de prendre conscience et de tenir impérieusement compte. C’est là une forme de réaction négative devant l’impuissance qu’a montrée jusqu’ici le mouvement ouvrier européen à aider effectivement la révolution coloniale et à proposer sa propre solution, celle de la révolution socialiste authentique, qui évite la bureaucratisation stalinienne. Aussi longtemps que cette impuissance se maintiendra, il est quasiment fatal que le « Tiers Monde » se détourne de la soudure nécessaire avec la révolution européenne et des pays capitalistes avancés en général, se cambre dans une attitude xénophobe, nationaliste exacerbée, et cherche « sa propre solution « originale ».
Voilà le langage que les révolutionnaires authentiques à vision globale de la révolution mondiale, « coloniaux » ou « européens » doivent constamment tenir dans leurs partis respectifs, afin que la coupure de fait désastreuse actuelle entre la révolution coloniale et la révolution européenne, ne s’érige pas en théorie du « messianisme », « européen » ou « colonial ». Car le combat des « Damnés de la Terre » est commun aux prolétaires et paysans européens et coloniaux, et commun est leur salut effectif.
Fanon a écrit son livre en tant que testament politique destiné avant tout à prévenir une issue « bourguibiste » ou bureaucratique de la Révolution algérienne qu’il a passionnément adoptée et servie. Car cette révolution a commencé et s’est poursuivie comme une véritable entreprise de tout un peuple de « Damnés de la Terre » aspirant à un salut total, « à la terre », « au pain », « à la liberté et la dignité de l’homme ». Fanon est mort avant que cette révolution permanente n’entre dans sa phase plus particulièrement sociale, qui commence maintenant. Et nul doute que les révolutionnaires algériens authentiques qui se regrouperont sur la plate-forme du socialisme révolutionnaire et démocratique qu’a esquissée Fanon, le théoricien jusqu’ici le plus accompli, le plus radical, du FLN, se référeront à lui et son livre afin d’honorer pleinement le message essentiel qu’il leur a transmis : ne pas trahir la révolution commencée, ne pas l’arrêter à mi-chemin, ne pas la compromettre dans « l’association » avec l’impérialisme, mais la continuer, l’approfondir, la parachever.
a révolution coloniale est un fait qui date pratiquement de la dernière guerre mondiale. On ne saurait reprocher au marxisme révolutionnaire d’avoir ignoré jusqu’à cette date les colonies et le problème colonial. Aussi bien les écrits de Marx et d’Engels que ceux de Rosa Luxembourg, de Lénine et de Trotsky témoignent de l’énorme importance accordée de tout temps à ces questions.
Mais pour tous ces classiques du marxisme révolutionnaire, théoriciens de la révolution prolétarienne socialiste, la place principale de cette révolution — aussi bien du point de vue temps que du point de vue base matérielle et culturelle pour la reconstruction socialiste — était l’Europe, bastion du prolétariat révolutionnaire et du capitalisme industriel avancé : la France, l’Allemagne, l’Angleterre.
Pratiquement, c’est à partir de la Révolution russe et de la IIIème Internationale du temps de Lénine et de Trotsky que l’idée, sinon simplement l’intuition de la « lumière venant de l’Orient » commence à cheminer dans la pensée marxiste révolutionnaire. C’est-à-dire d’une progression possible de la révolution socialiste mondiale en partant de la « périphérie », du monde colonial et semi-colonial, vers le « centre » occupé par les pays capitalistes avancés de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Mais l’importance pratique de la révolution européenne en tant que perspective immédiate de la révolution socialiste mondiale resta prépondérante jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
N’est donc pas sans quelques fondements, la critique que, certains adressent actuellement, y compris au marxisme, d’avoir en partie « sous-estimé » sinon « ignoré » le monde colonial et semi-colonial et ses problèmes spécifiques. L’optique a été incontestablement trop dominée, et pendant longtemps, par la situation européenne, pour qu’elle ne dé-forme pas la vision globale du monde, et n’aiguise la compréhension que pour les problèmes plus spécifiquement propres aux yeux capitalistes avancés.
Cependant le monde de l’après-guerre est essentiellement différent de celui sur lequel s’étaient fixées l’analyse et la compréhension marxistes. Il est tout d’abord un monde à trois épicentres en interaction constante entre eux et non plus un monde circulaire et à l’action unilatérale prépondérante d’un centre et une périphérie, le centre déterminant, la périphérie pays capitalistes avancés ; Etats ouvriers. « Tiers Monde » semi-colonial et colonial.
Le premier problème qui se pose actuellement pour le marxisme est celui d’une nouvelle analyse du fonctionnement économique de ce monde nouveau, afin d’expliquer plus particulièrement les raisons profondes qui déterminent la conjoncture économique actuelle du capitalisme et ses tendances à long terme. Car, malgré l’apparition de nouveaux Etats ouvriers et malgré l’avance spectaculaire de la révolution coloniale, le capitalisme des pays avancés connaît une consolidation et une expansion économiques indéniables et déroutantes à première vue. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
Le deuxième problème qui se pose au marxisme est celui d’une reconsidération des forces révolutionnaires agissant dans le monde colonial et semi-colonial, et plus particulièrement de la paysannerie. Le troisième problème fondamental est celui du devenir de la révolution et de la construction du socialisme dans les pays dits « arriérés ». Le quatrième problème enfin est celui des rapports entre la révolution dans les trois épicentres du monde actuel, de la vision, synthèse et compréhension globales de la révolution mondiale dans son ensemble.
Un livre comme « Les Damnés de la Terre » qu’a écrit Frantz Fanon, se sachant condamné à mourir à brève échéance, peut, à première vue superficielle, désorienter ou choquer un intellectuel et même un « marxiste » européen.
Frantz Fanon, homme de science, médecin psychiatre, intellectuel lui-même d’extraction coloniale, qui rejoint de bonne heure la Révolution algérienne, s’identifie avec elle et meurt honoré comme un « frère » militant du F.L.N., ne se prétend pas et n’est certes pas un marxiste. D’où une certaine confusion, une ambiguïté, une faiblesse d’analyse et surtout une faiblesse de conclusion de son étude, étude sur le vif, par un observateur scientifique passionné et doué, de la révolution coloniale.
Mais d’où également l’extrême importance pour le marxisme de ce témoignage d’un authentique révolutionnaire « colonial » qui a bien connu l’Europe et sa culture et également le « Tiers Monde » et sa révolution de l’intérieur. Car le livre de Fanon est tout d’abord une sorte de diagnostic précis, détaillé de la révolution coloniale, analysée de l’intérieur par un intellectuel révolutionnaire à la fois colonial et imprégné de culture européenne, critique et lucide, y compris par rapport à sa propre révolution et ses tentations de « populisme ». Le livre de Fanon est un vrai spécimen de la « culture révolutionnaire » dont il se fait l’apôtre, de la seule vraie culture « nationale » qui émerge de la phase de combat d’un peuple pour son émancipation nationale et sociale.
En tant que tel, il doit être lu et médité par les marxistes des pays capitalistes avancés, qui ont une idée nécessairement livresque de la révolution coloniale, et qui sont imbus de culture marxiste « classique » et d’expérience révolutionnaire propres à ce type de pays, certes absolument nécessaires mais insuffisantes pour la compréhension plus profonde des réalités extra-européennes et extra-nord-américaines du monde d’aujourd’hui.
Pour les marxistes révolutionnaires en général, les deux premiers chapitres du livre de Fanon qui traitent de la violence, peuvent paraître une dissertation « intellectualiste » sur le thème un peu banal pour eux de la légitimité absolue de l’action révolutionnaire de masse — armée — y compris pour s’émanciper du joug de l’impérialisme et du capitalisme. Car ce n’est pas seulement Engels (après Marx) qui a légitimé la violence en tant qu’« accoucheuse de l’Histoire », mais toute la pléiade des marxistes révolutionnaires, de Rosa Luxembourg à Lénine et à Trotsky.
Ce qui donne un accent particulièrement poignant et opportun au plaidoyer de Fanon en faveur de la violence, c’est son actualité par rapport au réformisme pratique qu’ont adopté dans les pays coloniaux et semi-coloniaux nombre de partis nationalistes et la quasi-totalité des Partis Communistes, et la critique juste, acerbe, à laquelle se livre Fanon à propos des arguments employés pour justifier ce réformisme.
Ensuite la concrétisation très importante que fait Fanon de ce terme vague de la violence. style populiste du XIXème siècle, dans la « lutte armée de la paysannerie » qui commence et épaule pour toute une période la révolution dans un grand nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux. Enfin la description scientifique des transformations psychologiques et mentales qu’opèrent sur le plan individuel l’action révolutionnaire et la révolution dans le cas plus particulier des « colonisés », êtres en « tension permanente », à « agressivité sédimentée », complexés ou prostrés dans des attitudes contemplatives, dans l’analyse du psychisme compliqué desquels Fanon, par ailleurs, excelle.
« Au niveau des individus la violence désintoxique, écrit Fanon, démystifie et hisse le peuple au niveau du leader ». Elle réhabilite l’individu « colonisé », le guérit de la « névrose coloniale », « recoin-pose l’homme ». comme ajoute dans sa préface Sartre, qui recommande, à juste titre, à ses compatriotes que menace le fascisme, cette médecine unique : « se battre ou pourrir dans les camps ».
Réhabilitée par d’autres que des marxistes-révolutionnaires, la violence, c’est-à-dire l’action révolutionnaire, y compris armée, de masse, n’est pas une entreprise valable seulement pour les peuples du « Tiers Monde ». Du reste, ces peuples « instinctivement », par leurs propres conditions objectives et expériences, s’acheminent vers la violence, l’imposent aux partis politiques, qui gardent une chance de s’avérer dignes de la confiance que placent en eux les masses. Elle est, et de loin, plus valable encore pour le mouvement ouvrier européen, qui subit depuis quelques années déjà la pression conjuguée d’une relative amélioration de sa condition matérielle et du réformisme politique que lui prêchent les directions traditionnelles, socialistes et communistes. L’exemple de la France, acculée actuellement en définitive au dilemme : fascisme ou ouverture au socialisme, est démonstratif du désarmement idéologique et de l’impasse auxquels conduisent inexorablement les « voies pacifiques nouvelles au socialisme » face à une évolution brusque de la démocratie bourgeoise vers la dictature bonapartiste et le fascisme.
Il est donc hautement salutaire que des révolutionnaires coloniaux comme Fanon, mûris par leur propre expérience, redécouvrent, après les marxistes révolutionnaires, les vertus collectives et individuelles de l’action révolutionnaire de masse, y compris de l’action armée, et l’érigent en principe de tout parti politique authentiquement révolutionnaire. Le néo-réformisme idéologique des partis ouvriers européens, qui ont à la fois trahi la révolution européenne et la révolution coloniale, est ainsi combattu conjointement par l’action et par l’idéologie révolutionnaires de forces extérieures au pays capitalistes avancés, avec lesquelles et desquelles se constituera désormais la nouvelle direction de la révolution socialiste mondiale.
REHABILITATION DE LA PAYSANNERIE REVOLUTIONNAIRE
Fanon, avons-nous dit déjà, concrétise la violence dans la lutte armée de la paysannerie, la classe selon lui la plus dénuée, la plus exploitée, donc la plus radicale, et la plus révolutionnaire, sinon la seule révolutionnaire, des pays coloniaux et semi-coloniaux.
« La paysannerie, écrit-il, est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. Or il est clair que dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence seule paye ». Le paysan, voilà, selon Fanon, le véritable « damné de la terre » des pays coloniaux. Mais en même temps le plus apte, le plus porté à se dresser « debout » et à commencer la véritable action révolutionnaire, la seule qui paye : LA LUTTE ARMEE DE GUERILLA.
« La grande erreur, le vice congénital de la majorité des partis politiques dans les régions sous-développées a été, selon le schéma classique, de s’adresser en priorité aux éléments les plus conscients ; le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c’est-à-dire à une infime partie de la population qui ne représente guère plus de un pour cent ».
Or, affirme Fanon, à l’encontre de ce qui se passe dans les pays capitalistes, le « prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié. Il représente la fraction du peuple colonisé nécessaire et irremplaçable pour la bonne marche de la machine coloniale : conducteurs de tramways, de taxis, mineurs, dockers, interprètes, infirmiers, etc. Ce sont ces éléments qui constituent la clientèle la plus fidèle des Partis Nationalistes et qui, par la place privilégiée qu’ils occupent dans le système colonial constituent la fraction « bourgeoise » du peuple colonisé ».
Fanon veut dire fraction idéologiquement « bourgeoise », disposée aux réformes, aux compromis, qui palabre sur la « révolution », mais hésite à la commencer réellement. Car Fanon est pleinement conscient de l’existence d’une bourgeoisie nationale véritable, ou qui naît du pouvoir, et contre laquelle il concentre ses foudres principales comme nous le verrons bientôt.
L’analyse que fait Fanon du rôle du prolétariat urbain des pays coloniaux peut paraître outrancière à un marxiste européen ; cependant elle colle, à quelques nuances près, assez bien aux pays à développement industriel encore faible. Calquer sur le schéma de la révolution dans les pays capitalistes avancés la marche concrète en notre temps de la révolution coloniale, mènerait à un très grave désorientation. Car, les structures étant différentes, le contenu concret des classes et castes est différent, d’où une dynamique également différente de la Révolution.
La paysannerie coloniale qui constitue l’écrasante majorité des pays dits « arriérés » (de 80 a 90 %), est composée de couches englobant les ouvriers agricoles, les paysans pauvres, les paysans détribalisés qui affluent dans les villes et campent dans leur périphérie de bidonvilles en tant que « lumpen prolétariat » spécifique. Ce sont effectivement ces couches qui, au contact des révolutionnaires « illégaux » chassés des villes, suspectés par leurs propres partis, réfugiés à la campagne, méditent, organisent et déclenchent la révolution véritable : celle de la lutte armée de guerillas dans la campagne, du « terrorisme » individuel dans les villes.
Fanon qui a bien étudié sur le vif, sur l’exemple plus particulier de la révolution algérienne la marche concrète de la révolution coloniale, arrive ainsi à formuler la théorie de la Révolution à la Cubaine, que Castro vient de codifier théoriquement, plus particulièrement dans son discours-confession de décembre 1961 et dans la deuxième Déclaration de la Havane. C’est-à-dire le déclenchement de la révolution dans nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux de structure analogue, par la jonction d’une équipe de direction jacobine sui-generis, à l’exemple de celle du mouvement du 26 juillet cubain, au du C.R.U.A. algérien, ou des révolutionnaires angolais, avec les masses impatientes et disposées à l’action armée directe de la paysannerie révolutionnaire.
Et c’est là effectivement un nouveau type de commencement réel de la révolution dans les pays coloniaux, qui supplée à la carence et à la trahison, y compris des Partis communistes impuissantés entre les schémas « ouvriéristes » classiques, appliqués sans discernement aux pays coloniaux et la recherche d’une alliance impossible avec une « bourgeoisie nationale » « anti-impérialiste » et « révolutionnaire » inexistante. Ce qui est « nouveau » pour le marxisme révolutionnaire par rapport à cette expérience est ceci : passer de l’appréciation du rôle révolutionnaire de la paysannerie et de la nécessité de l’alliance « ouvrière paysanne », à la compréhension de la possibilité de commencer et d’épauler pour toute une période la révolution dans nombre de pays coloniaux et semi-coloniaux, par la lutte armée de la paysannerie révolutionnaire.
D’autre part, si une direction simplement jacobine sui-generis, c’est-à-dire à idéologie initiale nationale-révolutionnaire et non encore marxiste, est capable par sa jonction avec la paysannerie révolutionnaire de commencer la révolution, de la continuer pour toute une période et de réactiver ainsi le secteur momentané-ment affaissé ou même vaincu du prolétariat urbain, une direction prolétarienne, c’est-à-dire marxiste révolutionnaire, peut en faire autant et davantage. Voilà à quoi aboutit sur le plan théorique, sommairement parlant, l’expérience concrète nouvelle des révolutions cubaine et algérienne en particulier qui complète les enseignements sur le rôle de la paysannerie tirés du triomphe des révolutions yougoslave et chinoise.
DEUX ECUEILS : « BOURGUIBISME ET BUREAUCRATISATION
Rarement révolutionnaire colonial a dressé un réquisitoire comme celui de Fanon contre la « bourgeoisie nationale », idole des partis nationalistes, « alliée » embellie et convoitée des partis communistes. Il est vrai que Fanon semble parfois rêver d’une « bourgeoisie nationale authentique », « révolutionnaire » et « entreprenante », telle que fut la bourgeoisie occidentale dans ses origines historiques. luttant contre la féodalité, et qu’il ne comprend pas qu’à l’époque de l’impérialisme et du déclin du capitalisme, par le fait de la présence du prolétariat et du danger de la révolution socialiste, il n’est plus possible nulle part que la « bourgeoisie nationale » se comporte comme au temps du duel unique bourgeoisie-féodalité. Cependant, la description clinique de l’état actuel de la « bourgeoisie nationale » est exacte : « A ses débuts, la bourgeoisie nationale des pays coloniaux s’identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. Il ne faut pas croire qu’elle brûle les étapes. En fait, elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu’elle n’a connu ni la pétulance, ni l’intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l’adolescence. »
Economiquement sous-développée, anémique, parasitaire, craintive et méfiante envers les masses révolutionnaires de la paysannerie en particulier, cette « bourgeoisie nationale » ne rêve qu’à supplanter le système colonial économique et politique dans son rôle d’exploitation et d’oppression des masses coloniales.
« La bourgeoisie colonisée qui accède au pouvoir emploie son agressivité de classe à accaparer les postes anciennement détenus par les étrangers. » Postes administratifs et économiques et transfert de passe-droits de toute sorte hérités de la période coloniale. Elle se découvre « la mission historique de servir d’intermédiaire, de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd’hui du masque néo-colonialiste ».
Politiquement, elle a recours au règne du parti unique, monolithique, « forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique ».
Le parti unique devient « de plus en plus un instrument de coercition et nettement anti-démocratique » qui aide le pouvoir bourgeois « à tenir le peuple », à espionner les militants anti-conformistes et les masses même.
« Des esprits simplistes, appartenant d’ailleurs à la bourgeoisie naissante, ne cessent de répéter que dans un pays sous-développé la direction des affaires par un pouvoir fort, voire une dictature, est une nécessité. Dans cette perspective on charge le Parti d’une mission de surveillance des masses. Le Parti double l’administration et la Police et contrôle les masses non pour s’assurer de leur réelle participation aux affaires de la nation mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles obéissance et discipline… La masse informe du peuple est perçue (par le pouvoir) comme une force aveugle que l’on doit constamment tenir en laisse, soit par la mystification, soit par la crainte que lui inspirent les forces de la police. Le Parti sert de baromètre, de service des renseignements. On transforme le militant en délateur. On lui confie des missions punitives sur les villages. Les embryons de partis d’opposition sont liquidés à coup de bâton et à coup de pierres. Les candidats de l’opposition voient leurs maisons incendiées. La police multiplie les provocations. Dans ces conditions, bien sûr, le parti est unique et 99,99 % des voix reviennent au candidat gouvernemental. Nous devons dire qu’en Afrique un certain nombre de gouvernements se comportent selon ce modèle ».
« Le Parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. »
Souvent ce Parti « dit national » se comporte « en parti ethnique ». « C’est une véritable tribu constituée en parti » qui « organise » une véritable dictature ethnique ».
On assiste « au retour désespérant au chauvinisme le plus odieux, le plus hargneux », on assiste même « la rage au cœur, au triomphe exacerbé des ethnies », des « positions tribalistes », ou « régionalistes à l’intérieur d’une même réalité nationale », dans lesquelles positions xénophobes y compris par rapport au voisin, ou même au concitoyen africain, les beaux rêves de « l’unité africaine » ou « panarabe » ou de « négrification » de la période de la lutte anti-impérialiste et pour le pouvoir, sombrent lamentablement.
« La bourgeoisie nationale : se révèle incapable de réaliser la simple unité nationale », voilà la conclusion inéluctable de toute solution « bourguibiste », c’est-à-dire bourgeoise, de la révolution coloniale. C’est donc contre cette « bourgeoisie nationale », « inutile et nocive », que doit tendre « l’effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaire » pour « lui barrer la route ».
« La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine d’années, écrit Fanon se référant à sa manière à la théorie de la révolution permanente, quand on aborde l’histoire des pays sous-développés, à savoir la phase bourgeoise peut être ou non sautée, doit être résolue sur le plan de l’action révolutionnaire et non par un raisonnement : la lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas de déchiffrer la condamnation portée contre elle par le jugement de l’Histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien », elle n’a aucune mission historique à remplir, elle est de naissance dégénérée, parasitaire, incapable.
QUELLE SOLUTION ?
Quelle est donc la solution selon Fanon ? C’est précisément dans ce domaine que se révèlent ses ambiguïtés et faiblesses dans l’analyse et la compréhension du processus global de la révolution à notre époque.
Certes, comme Sartre le note également dans sa préface, Fanon est pour une solution socialiste démocratique de la révolution, qui assure la « terre et le pain » aux paysans et aux masses, qui exproprie politiquement la « bourgeoisie nationale », combat le bureaucratisme, libère les femmes et les jeunes, abolit l’armée de métier, s’oppose au « nationalisme » étroit et réactionnaire, érige le « peuple » tout entier à la, direction de ses affaires, se passe d’un parti unique, « instrument entre les mains du gouvernement », « administration chargée de transmettre les ordres du gouvernement ».
Dans ces conditions cependant, cette recherche risque de provoquer une issue soit « bourguibiste » soit bureaucratique stalinienne de la révolution, le niveau matériel et culturel étant, dans ce domaine, déterminant. Il est stupéfiant de constater sur place avec quelle rapidité fantastique, dans le cadre de la pénurie matérielle et culturelle extrême qui règne encore dans le « Tiers Monde », particulièrement en Afrique, la révolution « s’embourgeoise » ou se bureaucratise, d’autant plus que sa victoire sur l’impérialisme se cantonne dans les cadres d’Etats minuscules, « balkanisés » par l’action de l’impérialisme, et nullement encore selon des lignes au moins véritablement nationales ou ethniques.
Fanon est certes conscient de la dégénérescence « nationaliste » sinon « tribaliste » de la révolution, en Afrique en particulier, et prêche incessamment la nécessité impérieuse des regroupements fédéralistes plus larges, tendant à « l’unité africaine ». Et même quand il prêche la nécessité d’une « culture nationale » —qui n’est pas résurrection et maintien artificiel du « traditionalisme », mais « utilisation du passé » dans « l’intention d’ouvrir l’avenir, d’inviter à l’action, de fonder l’espoir », « culture nationale » qui ne se débloque en réalité que par le « combat pour l’existence nationale », — Fanon se garde d’isoler ou d’opposer cette culture « à la découverte et pro-motion de valeurs universalisantes » indispensables. Mais « c’est au coeur de la conscience nationale que s’élève » selon Fanon « et se vivifie la conscience internationale » et cette « double émergence n’est en définitive que le foyer de toute culture ».
Toutes ces formules cependant, si correctives qu’elles soient par rapport au « nationalisme » étroit et réactionnaire auquel tend la « bourgeoisie nationale », restent néanmoins restrictives par rapport à la nécessité absolue de souligner la solution socialiste commune indispensable de la révolution coloniale et de la révolution dans les pays capitalistes avancés, dans la plus étroite coopération et l’universalité de la vraie culture. La science par exemple, aussi bien celle de la nature que celle de la société et de l’homme, ainsi que la technique, éléments de loin les plus valables de toute véritable culture contemporaine, sont universelles, sans parler des tendances universelles qui traversent l’art architectural, pictural ou musical, contemporain.
Fanon fait remarquer « l’opulence la plus ostentatoire » dans laquelle « se vautrent » actuellement les « nations européennes », la caractérise comme « littéralement scandaleuse, car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé », et conclut que « l’aide aux pays sous-développés », loin de constituer un programme « de sœurs de charité » « est due » aux « colonisés » « par les puissances capitalistes qu’effectivement elles doivent payer ».
Il comprend cependant que cette coopération économique et technique nécessaire entre les pays capitalistes avancés et le « Tiers Monde » ne se fera pas « avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens » mais « avec l’aide décisive des masses européennes », c’est-à-dire du mouvement ouvrier européen et de la révolution européenne. Mais ce point d’un intérêt fondamental pour le développement rapide, sain et harmonieux de la Révolution Coloniale est quasiment oublié, inexploité et même nié dans la suite et la conclusion de l’ouvrage.
Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur la manière sommaire dont Fanon conçoit les raisons de « l’opulence » actuelle de l’Europe et les rapports économiques qui règnent entre pays capitalistes avancés et le « Tiers-Monde ». Contentons-nous des précisions suivantes Si l’exploitation des colonies a considérablement contribué au processus historique de l’accumulation capitaliste primitive, à l’expansion et au maintien du capitalisme, l’exploitation du prolétariat et des paysans métropolitains n’y a pas moins contribué. Attribuer d’autre part quasi exclusivement à l’exploitation du « Tiers-Monde » l’« opulence » actuelle du capitalisme est indéfendable du point de vue analyse scientifique, et non sentimental.
Pour expliquer scientifiquement la conjoncture économique actuelle du capitalisme il faut tenir compte de l’interaction dialectique de tout un ensemble de facteurs, parmi lesquels les principaux sont : les progrès technologiques révolutionnaires, le processus d’industrialisation du « Tiers Monde », et la nouvelle structure des échanges internationaux, plus particulièrement des échanges entre pays capitalistes avancés et « Tiers Monde ».
Partant d’un appareil reproductif, économique, technique, culturel, déjà assez développé, le capitalisme d’après-guerre a su profiter de la « nouvelle révolution industrielle » en cours qui augmente sans cesse la productivité du travail et détermine un processus spirale d’élévation à la fois des profits, des salaires, et de la masse du capital accumulé sur la base d’une demande mondiale accrue, soutenue plus spécialement par la pénétration de la production capitaliste, marchande et industrielle, dans toute une série de régions (y compris métropolitaines), et des pays d’économie paysanne.
L’aspect « exploitation coloniale » intervient actuellement dans les échanges entres pays capitalistes avancés et « Tiers Monde », échanges qui ne sont pas équivalents mais qui se font au profit des pays industriels, principalement à cause des « ciseaux » des prix industriels et agricoles, les pays industriels vendant cher leurs produits manufacturés et achetant bon marché matières premières et produits agricoles. Mais il s’agit là d’une situation de niveau économique différent et à laquelle on ne saurait pallier réellement que par l’industrialisation rapide du «Tiers Monde» qui changera la structure des échanges actuels. Pour que cette industrialisation absolument nécessaire afin d’abolir effectivement la condition actuelle du « Tiers Monde » ne tarde pas, ou ne se fasse pas à la manière stalinienne, qui sacrifie « l’homme » et « l’homme paysan » en particulier, pendant au moins une génération, la soudure effective entre la révolution coloniale et la révolution européenne et nord-américaine est absolument indispensable.
Fanon est pour le « choix d’un régime socialiste », mais qui à l’encontre du « socialisme » russe ou chinois basé sur « l’investissement humain », sorte de « véritable travail forcé » qui détermine une structure politique, bureaucratique et policière, doit être « tout entier tourné vers l’ensemble du peuple, basé sur le principe que l’homme est le bien le plus précieux », qui permettra « d’aller plus vite et plus harmonieusement, rendant de ce fait impossible cette caricature de société où quelques-uns détiennent l’ensemble des pouvoirs économiques et politiques au mépris de la totalité nationale ». Ainsi le « Tiers-Monde », qui n’a pas à « choisir » « coûte que coûte » entre le socialisme et le capitalisme tels qu’ils ont été définis par des hommes de continents et d’époques différents », doit chercher sa propre « voie au socialisme » et son propre « humanisme ».
On voit dans quel schéma imprécis, flou, ambigu, qui confond involontairement le socialisme de Marx, de Lénine, de Trotsky avec sa caricature bureaucratique stalinienne, Fanon esquisse sa solution qu’il veut « originale ». La confusion devient plus grande dans la conclusion qui ramasse en quelque sorte les critiques que Fanon adresse au long de son livre à l’« Europe » et à sa « culture » opposée en bloc au « Tiers-Monde », pris également en bloc.
« Le Tiers-Monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions ».
« Mais alors, il importe de ne point parler rendement, de ne point parler intensification, de ne point parler rythmes. Non, il ne s’agit pas de retour à la nature. Il s’agit très concrètement de ne pas tirer les hommes dans des directions qui les mutilent, de ne pas imposer au cerveau des rythmes qui rapidement l’oblitèrent et le détraquent. Il ne faut pas, sous prétexte de rattraper, bousculer l’homme, l’arracher de lui-même, de son intimité, le briser, le tuer ».
Tournant le dos à l’Europe, « il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ».
Que l’Europe capitaliste ou stalinienne ne soit pas un exemple à imiter pour le « Tiers-Monde » c’est compréhensif et justifié. Les critiques « anti-européennes » de Fanon reflètent de puissants courants, des sentiments et des idées qui traversent actuellement tout le « Tiers-Monde » et dont il s’agit de prendre conscience et de tenir impérieusement compte. C’est là une forme de réaction négative devant l’impuissance qu’a montrée jusqu’ici le mouvement ouvrier européen à aider effectivement la révolution coloniale et à proposer sa propre solution, celle de la révolution socialiste authentique, qui évite la bureaucratisation stalinienne. Aussi longtemps que cette impuissance se maintiendra, il est quasiment fatal que le « Tiers Monde » se détourne de la soudure nécessaire avec la révolution européenne et des pays capitalistes avancés en général, se cambre dans une attitude xénophobe, nationaliste exacerbée, et cherche « sa propre solution « originale ».
Voilà le langage que les révolutionnaires authentiques à vision globale de la révolution mondiale, « coloniaux » ou « européens » doivent constamment tenir dans leurs partis respectifs, afin que la coupure de fait désastreuse actuelle entre la révolution coloniale et la révolution européenne, ne s’érige pas en théorie du « messianisme », « européen » ou « colonial ». Car le combat des « Damnés de la Terre » est commun aux prolétaires et paysans européens et coloniaux, et commun est leur salut effectif.
Fanon a écrit son livre en tant que testament politique destiné avant tout à prévenir une issue « bourguibiste » ou bureaucratique de la Révolution algérienne qu’il a passionnément adoptée et servie. Car cette révolution a commencé et s’est poursuivie comme une véritable entreprise de tout un peuple de « Damnés de la Terre » aspirant à un salut total, « à la terre », « au pain », « à la liberté et la dignité de l’homme ». Fanon est mort avant que cette révolution permanente n’entre dans sa phase plus particulièrement sociale, qui commence maintenant. Et nul doute que les révolutionnaires algériens authentiques qui se regrouperont sur la plate-forme du socialisme révolutionnaire et démocratique qu’a esquissée Fanon, le théoricien jusqu’ici le plus accompli, le plus radical, du FLN, se référeront à lui et son livre afin d’honorer pleinement le message essentiel qu’il leur a transmis : ne pas trahir la révolution commencée, ne pas l’arrêter à mi-chemin, ne pas la compromettre dans « l’association » avec l’impérialisme, mais la continuer, l’approfondir, la parachever.
Michel Pablo
25 février 1962.
Article Article de Mikhalis Raptis dit Michel Pablo paru dans Quatrième Internationale, 20ème année, n° 15, avril 1962 (2ème trimestre), p. 57-63de Mikhalis Raptis dit Mic
https://sinedjib.com/index.php/2022/04/20/mikhalis-raptis-les-damnes-de-la-terre-de-frantz-fanon/#more-16034
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