Historien de la guerre 1914-1918 et spécialiste du Rwanda, Stéphane Audoin-Rouzeau est considéré comme un expert des "massacres de masse". Il réagit au crime de guerre de Boutcha.
Historien de la guerre de 1914-1918, Stéphane Audoin-Rouzeau s'est aussi intéressé de près au génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, auquel il a consacré le hautement recommandable Une initiation (Seuil, 2017). Ce qui fait de cet auteur prolifique - il a récemment publié C'est la guerre. Petits sujets sur la violence du fait guerrier, XIXe-XXIe siècle (Editions du Félin, 2020) - une sorte de "spécialiste des massacres".
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, il a grandement contribué à renouveler l'historiographie de la Première Guerre mondiale, sur laquelle il a notamment écrit Retrouver la guerre (Gallimard, 2000, en collaboration avec Annette Becker). A propos du conflit en Ukraine, il suggère qu'il existe bel et bien une violence spécifique à la Russie.
L'Express : Que vous inspire le crime de Boutcha, une localité de la banlieue nord de Kiev ?
Stéphane Audoin-Rouzeau : Nous sommes là en présence de pratiques d'atrocités et sans doute de cruauté, c'est-à-dire de violences qui dépassent l'objectif militaire de neutralisation de l'ennemi. Ici, il s'est agi, pour les Russes, d'infliger à la communauté ukrainienne le maximum de souffrances possibles avec, par exemple, des exécutions sommaires de gens devant les membres de leur famille. Il y a clairement une volonté de terroriser pour briser le moral de la population.
Les conflits qui se déroulent au milieu de la population civile sont toujours extrêmement meurtriers, soit accidentellement soit intentionnellement. Plus une guerre est dure, plus le sort qui leur est réservé est extrême. Nous sommes dans cette configuration. A Boutcha, il s'est agi de faire payer à la population civile le prix de la résistance opposée par les Ukrainiens à l'armée russe.
Faut-il s'attendre à d'autres formes d'atrocités ?
Malheureusement, oui. Le viol des femmes est une pratique de cruauté qui accompagne presque toujours les autres crimes de guerre. Rappelons que le viol en temps de guerre ne résulte pas d'une frustration sexuelle supposée chez les soldats, mais d'une arme utilisée sciemment afin d'abîmer psychologiquement une communauté et, qui plus est, de détruire son lien de filiation. Pour les Russes, la frontière qui doit séparer ceux qui portent qui portent des armes et les civils sans défense (femmes, enfants, vieillards...) semble s'être effondrée.
Cela n'a pas l'air de vous étonner...
Hélas, non. Ce qui est étonnant, c'est plutôt notre stupeur face à la violence de guerre. Mais que croyait-on ? Que les Russes allaient mener une "guerre propre" en donnant la main aux vieilles dames pour les aider à traverser la rue ? Notre surprise et notre indignation, bien que très légitimes, sont des révélateurs de l'ampleur de nos dénis. Déni avant la guerre : les chancelleries et les experts étaient persuadés que la Russie n'attaquerait pas l'Ukraine. Déni aujourd'hui : maintenant que la guerre est là, nous sommes surpris par la façon dont elle se déroule, sans parler de notre inconscience face aux possibles développements chimiques et nucléaires.
Comment l'expliquer ?
Nous nous sommes "dépris" de la guerre. Nos sociétés occidentales se sont bâties sur une sorte d'eschatologie - c'est-à-dire une doctrine sur le sort de l'homme - de disparition de la guerre. Ce rêve des élites européennes remonte au XIXe siècle. Nous n'étions donc pas les mieux placés pour anticiper les intentions russes et nous ne le sommes pas pour comprendre la réalité du fait guerrier. Notre myopie en dit beaucoup sur notre société, où la fin du service militaire, décidée par Jacques Chirac en France, n'est pas un événement anodin. Aujourd'hui, la notion de citoyenneté ne passe plus par l'expérience militaire, laquelle consistait d'abord à apprendre à tenir une arme entre ses mains.
Le "fait militaire" a été sous-traité à des professionnels et s'est retrouvé enclavé à l'intérieur de la société, privée de vrai contact avec l'armée. Sachant que la France endosse une responsabilité énorme au sein de l'Otan, c'est étrange.
Et il existe un autre paradoxe: en Europe, certains pays qui possèdent une tradition de neutralité (la Suisse, la Suède, la Finlande) sont finalement moins éloignés du "fait militaire", parce qu'ils ont continué à se préparer à la guerre en perpétuant la "défense civile" qui avait été mise en place pendant la Guerre froide.
Y a-t-il quelque chose de spécifiquement russe dans la pratique du crime de guerre ?
Du point de vue historique, la société russe a été "brutalisée" - c'est-à-dire rendue brutale - par quantité d'événements : la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, le stalinisme, la Seconde Guerre mondiale, l'éclatement de l'URSS, le durcissement poutinien, les guerres d'Afghanistan et de Tchétchénie... A travers ces épisodes, existe une constante : une tolérance à la brutalité et une faible considération pour la vie humaine.
Un exemple : le service de santé de l'armée russe semble très sommaire. En témoigne le ratio mort-blessé des Russes, comparable à celui de la guerre 1939-1945. On dénombre chez eux trois soldats blessés pour un tué, d'après leurs propres chiffres. Ce même ratio est de sept blessés pour un mort dans l'armée américaine lors de conflits récents. Autrement dit : un soldat américain a beaucoup plus de chance d'être soigné et de survivre à ses blessures qu'un Russe. Et cela grâce à une chaîne de soins qui permet d'acheminer un blessé au bloc opératoire en vingt minutes. A l'inverse, côté russe, le souci de la préservation de la vie d'un blessé semble beaucoup plus faible.
L'armée russe est-elle aujourd'hui la plus violente de la planète ?
J'ignore comment se comporterait l'armée chinoise, car nous ne l'avons pas vu à l'oeuvre depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979. Mais ce qu'ont fait les Russes à Grozny, à Alep ou à Marioupol, avec l'utilisation massive de l'artillerie, des bombes et des missiles contre les villes, est d'une brutalité inouïe. Il y a bien un continuum entre Grozny et Marioupol. Toutefois, les crimes de guerres ne sont pas l'apanage de la Russie. Les Américains en ont commis au Vietnam : on se souvient par exemple du massacre de My Lai, en mars 1968 (347 villageois tués [NDLR : selon l'armée américaine]).
Cependant, le haut commandement américain n'a jamais encouragé ce type de comportement. Au contraire, il avait édicté des règles précises sur l'ouverture du feu et sur le traitement des prisonniers. Il y eut maintes transgressions de ces règles sur le terrain mais le pouvoir, à Washington, ne les a jamais couvertes. Au contraire, le massacre de My Lai a donné lieu à un immense scandale dans l'opinion et débouché sur des mises en cause judiciaires. Quant aux Français en Algérie, on le sait : ils ont torturé, violé et pratiqué des exécutions sommaires.
Le massacre de Boutcha répond-il à la définition de "crime de guerre" ?
Rappelons-en la définition juridique : il s'agit d'"assassinat, mauvais traitements ou déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés ; assassinat ou mauvais traitement de prisonniers de guerre ou de personnes en mer, exécutions des otages, pillages de biens publics ou privés, destructions sans motif des villes et des villages, ou dévastation que ne justifient pas les exigences militaires". Il est clair qu'en Ukraine, les militaires russes multiplient les crimes de guerre.
Il faut bien comprendre que ce sont l'intentionnalité et le modus operandi qui permettent de faire la distinction entre "crime de guerre", "crime contre l'humanité" et "crime de génocide". Or, à Boutcha, la scène de crime ne donne pas l'impression d'une intentionnalité préalable, ni d'un ordre cohérent de liquidation des populations civiles, mais plutôt d'actes non prémédités perpétrés par de petits groupes de soldats - ou d'hommes du FSB ? -, qui se vengent sur la population civile présente à ce moment-là.
Le crime contre l'humanité, lui, est "la violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux". Quant au crime de génocide, c'est un "acte commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national ethnique, racial ou religieux comme : le meurtre de membres du groupe, l'atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe".
Le massacre de Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine (plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques tués entre le 11 et le 24 juillet 1995), a pu être juridiquement qualifié de "génocide", parce qu'il y avait eu un ordre donné par une hiérarchie et parce que la tuerie était organisée. L'intentionnalité était là. Les victimes avaient été triées, évacuées, transportées sur les lieux du massacre ; elles avaient été exécutées en masse, puis des dispositions avaient été prises pour dissimuler le crime, ce qui supposait une organisation et un ordre émanant d'une hiérarchie.
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