rticle paru dans « le Nouvel Observateur » n° 389 du lundi 24 avril 1972
Essai
Il a donné l’habitude - sinon le goût - de la torture même à ceux qui en avaient été victimes
Entre deux films, différents et complémentaires, « la Bataille d’Alger » et « la Guerre d’Algérie », le général Massu publie, en octobre 1971, « la Vraie Bataille d’Alger ». Les réactions sont immédiates et vives. L’un de ceux qui, trop rares, ont protesté sur-le-champ, le général Pâris de Bollardière, répond à son ancien chef dans son livre, « Bataille d’Alger, bataille de l’homme ». Mais c’est Jules Roy, dont le dernier ouvrage, « J’accuse le général Massu », pose clairement et brutalement le problème: est-il permis de torturer son adversaire, au nom de l’efficacité, de la recherche du renseignement, de l’obligation, par les aveux arrachés de force, de sauver des vies humaines ? C’est une question que j’ai moi-même soulevée, en 1954, à mon retour d’Indochine, puis en 1955, dans trois articles d’« Esprit », après avoir quitté Soustelle, justement pour protester contre cinq cas indiscutables de torture.
La seule issue
Jules Roy avait écrit, en 1960, une « Guerre d’Algérie » qui avait déjà fait quelque bruit. Mais il ne sert de rien d’avoir raison trop tôt (j’en sais moi-même quelque chose). Aujourd’hui, personne en France ne peut plus fermer les yeux et prétendre n’être pas informé. Il est vrai que beaucoup (je pense au million de jeunes appelés du contingent) préfèrent oublier et que tant d’autres « ne veulent pas le savoir ». Peu d’officiers acceptèrent ou comprirent le courage de Pierre Dabezies, capitaine de parachutistes, écrivant à « L’Express » son indignation et sa révolte (le 12 avril 1957) : il fut sanctionné par soixante jours d’arrêts de rigueur. On en revient toujours à quelques points, pourtant bien simples, auxquels Jules Roy répond avec ce talent et ce feu intérieur qui sont sa marque et le distinguent des casuistes et des ergoteurs.
Tout ]e monde reconnaît (à condition, bien sûr, d’être de bonne foi) qu’on peut faire dire n’importe quoi au supplicié – même la vérité, mais que des dizaines d’autres « terroristes » prendront aussitôt la relève. Ce qui me frappe davantage, c’est que d’anciens résistants, parfois eux-mêmes jadis torturés par la Gestapo, aient pu retourner contre d’autres les méthodes abominables dont ils avaient été victimes. Je sais le cas précis d’un colonel de paras, que j’avais connu en Indochine. Il avoua à une amie commune qu’il ne pouvait plus se passer d’assister à sa séance quotidienne de torture, chaque soir à cinq heures. S’étant ainsi « reconnu », et ne pouvant s’accepter, il prit la seule issue possible : le lendemain de sa confidence, son parachute ne s’ouvrit pas.
D’autres, que d’autres ! n’ont pas eu ce courage. Pourquoi, d’ailleurs, auraient-ils hésité, puisque le « socialiste » Robert Lacoste s’était déchargé sur l’armée de faire la sale besogne, puisque l’étrangleur de Maurice Audin était cravaté de la Légion d’honneur, puisque les tortionnaires étaient récompensés, abreuvés d’honneurs et de grades - dans la mesure même de leur déshonneur et de leur dégradation ? Le garde des Sceaux de Guy Mollet [François Mitterrand, NDLR] renchérissait, les préfets (sauf rares exceptions) en rajoutaient sur les militaires, comme ces magistrats ou ces policiers de Vichy qui devançaient les exigences allemandes. Les pauvres bribes d’honneur qui nous restent de ces années d’imposture et de honte, c’est à des curés comme Jean Scotto que nous les devons. Il est aujourd’hui député algérien et, en même temps, évêque de Constantine.
« Pendant douze heures »
Le pire, c’est que nous avons fait tache d’huile. A notre école, les anciens coloniaux que nous occupions naguère ont, eux aussi, compris qu’il n’y avait aucune raison de ne pas nous
imiter, parfois sur les conseils de certains Français. La torture est devenue banale, classique, dans le monde entier. Un pays comme le Brésil, qui se présente comme le Soldat du Christ, torture les catholiques en priorité, au point qu’un dominicain a voulu se suicider dans sa cellule. Un autocrate musulman, le chah d’Iran, accepte et couvre les pires sévices exercés par sa police politique, la Savak. Même ceux qui avaient le plus cruellement, le plus injustement souffert se sont, maintenant qu’ils sont les maîtres, parfois mués en bourreaux. Comment ne pas avoir le cœur serré, les larmes aux yeux, en lisant la lettre, datée du 2 novembre 1968 et adressée par une avocate israélienne, Felicia Langer, au ministre de la Sécurité à Tel Aviv, en même temps qu’à la commission des Droits de l’Homme aux Nations unies: sans l’ombre d’une raison, un enfant arabe de quinze ans est arrêté, le 28 août 1968, par la police israélienne d’Hébron ; le corps fut rendu à ses parents le soir-même, et l’autopsie montra qu’il était mort sous les coups et d’une « pression exercée sur son cerveau pendant douze heures ». Je détiens la photocopie de ce texte. Après cela, il ne me suffit pas d’accuser le général Massu. Nous devons tous savoir que Hitler a bien gagné la guerre - et en tirer les conséquences.
Par Vincent Monteil
J’accuse le général Massu,
par Jules Roy.
Le Seuil, 119 pages, 15 F.
https://www.nouvelobs.com/histoire/20220409.OBS56876/les-archives-de-l-obs-apres-la-guerre-d-algerie-la-torture-est-devenue-banale-classique.html
.
Les commentaires récents