Le camarade Giscard en pleine séance d’introspection hippique, en 1975. (KEYSTONE-FRANCE)
La Ve République, imaginée par de Gaulle pour lui-même, lui a survécu. Plus souple que prévu, elle a aussi résisté à l’alternance et aux cohabitations. Mais son caractère monarchique n’a cessé de se renforcer.
Le 10 avril commence un marathon électoral qui va nous mobiliser non pas deux dimanches mais quatre. Après les deux tours de la présidentielle viendront les deux galops des législatives. Nul besoin de coûteux sondages pour savoir quelle course passionnera le plus l’opinion. Voyons ! Qui, dans ce pays, tient et incarne le pouvoir, décide, gouverne, impulse, réforme, défait, refait ? Le président, bien sûr. Et pourtant, si l’on s’en tenait à la lettre de la Constitution de notre République, telle qu’elle fut pensée en 1958, la plus importante des deux élections devrait être la seconde.
Le régime prévu à sa naissance était parlementaire. D’un parlementarisme « rationalisé », comme on le disait alors, adossé à un exécutif fort, mais néanmoins parlementaire, c’est-à-dire censé faire émaner le pouvoir du Parlement. Etrange paradoxe qui explique en partie le malaise institutionnel actuel. L’histoire de la Ve République, c’est aussi cela : une longue dérive qui nous a fait partir d’un pouvoir marchant sur deux jambes – président et Parlement – pour aboutir à ce système d’« hyperprésidence » où un nouveau monarque écrase tout le reste. A la veille d’importants enjeux pour le pays, il n’est pas inutile d’en retracer les grandes étapes.
Le subtil équilibre de 1958
Comme les précédentes, notre Constitution est aussi le produit des vents de l’histoire. Dans les années 1950, ils soufflent en tempête. La IVe République, mise en place en 1946, souffre d’une maladie chronique : l’instabilité ministérielle. Dans ce système d’un parlementarisme strict, le président de la République n’a guère plus de pouvoir que la reine d’Angleterre. La seule chose qui lui soit permise est de nommer à la tête du gouvernement un « président du Conseil » envoyé par la majorité qui siège à l’Assemblée. Cette majorité est toujours fragile, c’est le problème. A cause du scrutin à la proportionnelle, il y a trop de partis. Ils n’arrivent jamais à former des coalitions durables. Les gouvernements chutent les uns après les autres.
La guerre d’Algérie est fatale au système. Incapables de s’entendre sur une ligne à tenir pour sortir du bourbier, les cabinets se succèdent en cascade. De l’autre côté de la Méditerranée, une minorité sonore s’impatiente. Tétanisés par la peur d’être abandonnés, les pieds-noirs clament leur haine de la mollesse supposée de Paris. Le 13 mai 1958, appuyés par l’armée, ils organisent à Alger une énorme manifestation qui vire à l’insurrection. Un « comité de salut public » autodésigné en appelle au seul homme qui lui semble capable de sauver la situation : de Gaulle. Le 15, celui-ci sort du désert où il s’est cantonné depuis douze ans et s’annonce prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Le 29, le pâle président René Coty l’appelle à former un gouvernement. Le 1er juin, le Général est investi par les députés. A sa demande, ils le chargent de préparer une nouvelle Constitution, seule façon selon lui de sortir le pays de l’ornière. Un comité de jeunes juristes, pilotés par Michel Debré, s’y attelle.
Dès le 4 septembre suivant, place de la République, de Gaulle peut présenter leur travail et le proposer à l’approbation du peuple. La date choisie – l’anniversaire de la proclamation de la IIIe République en 1870 – ainsi que le lieu au nom explicite ne doivent rien au hasard. Il faut effacer les mauvais souvenirs de coups d’Etat, du 18-Brumaire ou même de juillet 1940, que le climat troublé pourrait rappeler. Il faut écarter toute suspicion de « pouvoir personnel ». Le texte va dans ce sens : il affirme la « responsabilité » du pouvoir exécutif devant les députés. Ceux-ci peuvent, s’ils le veulent, contraindre un gouvernement à la démission – condition sine qua non pour définir un régime comme parlementaire (1). Michel Debré l’a toutefois précisé : il s’agit d’un parlementarisme « rénové », qui rééquilibre le système en faveur de l’exécutif : Premier ministre mais aussi président.
C’était le but de la manœuvre. En 1946, de Gaulle avait quitté le pouvoir pour protester contre une République vouée selon lui à tomber sous ce que l’on appelle alors le « régime des partis » (ce fut le cas), et il avait appelé, lors d’un discours à Bayeux, à bâtir un régime avec un chef de l’exécutif puissant. C’est ce que fait le nouveau texte. « Arbitre », le président est la « clé de voûte » de l’édifice. Il peut désormais désigner comme Premier ministre qui bon lui semble – sans avoir à tenir compte des desiderata des députés. Certes, ceux-ci, s’ils le désirent, peuvent le renverser, mais le président dispose d’importants pouvoirs pour les en dissuader. Il peut dissoudre l’Assemblée et également – arme gaulliste par excellence – la contourner pour faire trancher une question par référendum.
Le 28 septembre, plus de 82 % des votants plébiscitent le texte. En novembre, des législatives donnent assez de sièges aux gaullistes et à leurs alliés pour se constituer une majorité (pour la première fois depuis 1936, on est revenu au scrutin majoritaire à deux tours, mieux à même de donner des résultats francs). En décembre, de Gaulle est désigné comme premier président de la République de la Ve, selon les modalités définies par le nouveau texte : il obtient la majorité des voix d’un peu de plus de 80 000 « grands électeurs », des élus divers, de métropole ou d’outre-mer.
Le basculement de 1962
Même s’il est encadré par un texte qui se veut pérenne, le régime, on l’a compris, est avant tout fait pour de Gaulle, qui se voit comme le seul capitaine apte à sortir le bateau des tempêtes. On découvre vite qu’il n’hésite même pas à effectuer des virages à 180° pour le faire. Rappelé au pouvoir par les partisans de l’Algérie française, le Général fait comprendre dès 1959 qu’il ne reculera pas devant une possible indépendance de la colonie. Pour ses premiers soutiens, c’est une félonie. A la guerre contre le FLN s’ajoute une guerre civile entre Français. La jeune République doit rapidement affronter des événements de la plus extrême gravité : des émeutes insurrectionnelles (1960) et même un putsch militaire (avril 1961). Pour maintenir sans faiblesse le cap choisi, de Gaulle use de toutes les armes dont il dispose, y compris les « pouvoirs exceptionnels » prévus par le célèbre article 16 qui faisait si peur aux plus démocrates. La puissance présidentielle est déjà au plus haut. De Gaulle la renforce encore en jouant une dernière carte.
Le 22 août 1962, il est victime, au Petit-Clamart, d’une nouvelle tentative d’assassinat par les ultras de l’Algérie française. Profitant de l’émotion, il avance son projet de faire élire le président au suffrage universel. En septembre, il propose aux Français d’approuver cette réforme par référendum. Pour les centristes de sa majorité, parlementaristes, c’est un basculement inacceptable. S’ensuit un bras de fer fracassant. Dans la nuit du 4 au 5 octobre, les députés, par une motion de censure, font tomber le gouvernement Pompidou nommé en avril. Le lendemain, de Gaulle passe outre et le maintient. Le 9, il dissout l’Assemblée. Le 28, 62 % des Françaises et Français approuvent son projet. En novembre, les législatives le renforcent un peu plus en lui donnant une première majorité uniformément gaulliste.
En trois mois, le Général a gagné son blitzkrieg institutionnel. Pour Raymond Aron, la Ve République a vécu sa « deuxième naissance ». Le régime n’est déjà plus le même que celui de 1958. Assis sur la légitimité populaire, soutenu par sa majorité de députés « godillots » comme les appelle « le Canard enchaîné », le président va désormais régner sans partage.
Ce magistère n’est pas sans désagrément. En 1965 arrive la première élection présidentielle au suffrage direct. Sûr de passer au premier tour, de Gaulle ne daigne pas faire campagne. Terrible erreur. Il est mis en ballottage par François Mitterrand, un ancien de la IVe. Candidat unique de la gauche, celui-ci a publié un an plus tôt « le Coup d’Etat permanent », pamphlet implacable dénonçant un régime tombé aux mains d’un « monarque entouré de ses corps domestiques ». La critique n’est pas infondée. Elle est encore minoritaire. De Gaulle est réélu au second tour par plus de 55 % des suffrages.
La Ve après de Gaulle
En 1968, le vieux chef a failli être emporté par la tourmente de mai, puis s’est ressaisi par une dissolution de l’Assemblée qui lui a redonné une majorité triomphale. En 1969 il essaie de se refaire avec son arme favorite : la relégitimation par un référendum. Mal préparé, incompréhensible, il est perdu. De Gaulle s’en va et, surprise ! le régime lui survit. Arrivent au pouvoir Pompidou, puis, en 1974, Valéry Giscard d’Estaing. Il n’est pas gaulliste, mais de tradition centriste, et propose des réformes libérales. Mais dans la pratique, il accentue encore le rôle présidentiel. De Gaulle s’était taillé un domaine réservé – les sujets qui lui revenaient en propre, en particulier la politique étrangère – ; Giscard l’étend aux finances ou aux réformes sociales.
Coup de tonnerre en 1981, le pays porte au pouvoir Mitterrand, qui s’est fait un nom en dénonçant la perversion du régime. Il s’y coule avec une facilité qui fait sourire ses opposants. Il opère certes quelques rééquilibrages, en laissant beaucoup de place à son Premier ministre, Pierre Mauroy, en associant le PS, son parti, à ses décisions, ou encore en organisant la décentralisation, qui donne d’énormes pouvoirs aux régions, départements et communes. L’arrivée à la tête de l’Etat de l’opposant principal du fondateur de la Ve prouve la plasticité du régime. Plus souple qu’on ne le croyait, il s’accommode de l’alternance.
Délicates cohabitations
En 1986, la droite remporte les législatives, mais Mitterrand refuse de démissionner. Jacques Chirac devra se contenter de Matignon. La Ve est confrontée à une situation qui paraissait inimaginable. Le Général l’avait proclamé en 1964 : « On ne saurait accepter qu’une dyarchie existât au sommet. » Elle s’installe pourtant, c’est la « cohabitation ». Le régime, en mutation, va-t-il ressembler à une démocratie parlementaire classique, dans laquelle – autre célèbre citation de De Gaulle – le chef de l’Etat « inaugure les chrysanthèmes » ? Pas tout à fait. Le président socialiste, s’appuyant sur « la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution », conserve des pouvoirs. Pour marquer son territoire, il bloque la nomination de plusieurs ministres. Puis refuse de signer les ordonnances du gouvernement prévoyant notamment des privatisations. D’abord crispées, les relations entre l’Elysée et Matignon s’organisent petit à petit autour de règles non écrites qui permettent à la Constitution de fonctionner sans crise majeure. Mitterrand et Chirac participent tous deux aux sommets internationaux. A leur issue, ils les commentent à deux voix.
En 1988, situation extravagante, le président affronte son Premier ministre lors de l’élection présidentielle. Face à un chef de gouvernement épuisé, « Tonton » est réélu avec 54 % des voix. Il dissout l’Assemblée et nomme à Matignon son rival socialiste Michel Rocard. Cet attelage-là grince plus encore que le précédent.
Deux autres tandems en opposition politique vont suivre. En 1993, après la défaite de la gauche aux législatives, Edouard Balladur atterrit à Matignon. L’équilibre avec l’Elysée fonctionne, les relations sont courtoises. On parle de « cohabitation de velours ». Il est vrai aussi que le président, ne pouvant se présenter une troisième fois, n’est pas en compétition avec son Premier ministre, ce qui allège l’atmosphère. Nouveau duo de 1997 à 2002, à front renversé : cette fois, la gauche est à Matignon (avec Lionel Jospin), la droite à l’Elysée (avec Jacques Chirac, qui a imprudemment dissous l’Assemblée). Une fois de plus, cela se passe plutôt bien, du moins jusqu’à l’approche de la campagne présidentielle de 2002. A l’époque, la dyarchie est plébiscitée dans les sondages. Mais de nombreux ténors de la vie politique considèrent qu’elle mine le pouvoir en empêchant de mener les réformes importantes : institutions, décentralisation, retraites… Parmi eux, François Bayrou. Il en fait le constat : « Il n’y a plus de Ve République. Nous avons perdu les avantages d’un régime présidentiel, sans gagner aucun de ceux d’un régime parlementaire. Autrement dit, le néant. »
Le quinquennat
Renaît une vieille idée : réduire le mandat présidentiel de sept à cinq ans. L’idée est simple. En synchronisant les deux majorités, présidentielle et parlementaire, on réduit le risque de cohabitation. En outre, le principe du septennat relève des hasards de l’histoire. Il a été retenu en 1873, lors de la nomination du maréchal de Mac-Mahon à la présidence d’une République balbutiante et fragile. Il s’agissait en réalité de se donner un peu de temps pour restaurer la monarchie. Pour ne pas envenimer la dispute entre orléanistes et légitimistes, il semblait sage d’attendre la disparition du comte de Chambord, héritier du trône. Les sept ans correspondaient… à son espérance de vie supposée – et le calcul fut inexact : il est mort en 1883 !
Dès les années 1970, l’idée d’un quinquennat est poussée par le candidat Valéry Giscard d’Estaing. Elle est déjà populaire, les sondages le confirment. Elle est ressuscitée par les cohabitations. Le 9 mai 2000, le même Giscard, devenu député, pousse de nouveau sa vieille idée. Le président Chirac rechigne. Le Premier ministre, Lionel Jospin, approuve. L’ancien Premier ministre Raymond Barre prédit un retour au « régime d’assemblées et des partis » (un contresens complet) et le PCF soulève au contraire le « risque de présidentialisation » (pronostic plus clairvoyant). La plupart des autres formations sont partantes. Craignant d’être marginalisé, Chirac cède. Le quinquennat est adopté par référendum le 24 septembre 2000, et dans l’indifférence : le taux d’abstention a atteint 70 %.
L’inversion du calendrier
En 2001, Lionel Jospin se retrouve face à un nouveau casse-tête. Du fait de la dissolution de 1997, le scrutin législatif tombe en mars 2002, juste avant la présidentielle de mai. Le Premier ministre, qui vise l’Elysée, juge ce calendrier épouvantable. Les législatives risquent de diviser la gauche, et en cas de mauvaise performance, de torpiller ses chances à l’élection présidentielle. Il propose donc une inversion du calendrier : on votera pour le président avant d’élire les députés. Ainsi, les élections législatives auront lieu lors de l’« état de grâce » consécutif à toute victoire présidentielle et lui donneront une solide majorité… Il n’a aucune difficulté à « vendre » cette miniréforme qui semble compléter celle du quinquennat : n’est-il pas logique de placer l’élection reine juste avant l’autre, qui la ratifierait ? Ainsi, on chasserait le risque de cohabitation et on donnerait au président les moyens d’avancer…
Le calcul de Jospin échoue. Ce n’est pas lui qui se qualifie au premier tour face à Chirac, mais Jean-Marie Le Pen. Un séisme politique et une divine surprise pour le président sortant. Il est réélu. Grâce à l’inversion des élections, les législatives lui donnent aussitôt une confortable majorité. Depuis, la mécanique paraît bien huilée. Chaque président, surfant sur sa victoire, semble assuré d’une majorité docile. Il peut régner en maître. Faut-il dès lors accuser la manœuvre de Jospin d’être à l’origine de l’hyperprésidentialisation ? C’est un mauvais procès. A un moment ou à un autre, un président aurait, dès son élection, dissous l’Assemblée afin de se donner une majorité pour agir, comme ce fut le cas en 1981 ou en 1988. Mécaniquement, fatalement, l’inversion du calendrier aurait eu lieu.
L’hyperprésidentialisation finale
En réalité, c’est bien le passage au quinquennat qui a créé une « Ve République bis », au plus grand bénéfice des locataires de l’Elysée. Dès son arrivée au pouvoir en 2007, Nicolas Sarkozy, en intervenant sur tout, s’est drapé dans le costume de l’« hyperprésident ». Et à la fin de la parenthèse Hollande, qui se faisait fort de rester un président « normal », Emmanuel Macron a pris une posture qu’il a définie lui-même comme « jupitérienne ». Pendant ce temps, les partis ont continué à s’étioler et le Parlement à s’effacer…
Conscient de ces déséquilibres, Nicolas Sarkozy a bien fait voter une révision constitutionnelle (23 juillet 2008) visant à revaloriser la place du Parlement en lui permettant un meilleur contrôle de l’exécutif et en organisant le partage de l’initiative des lois. Malheureusement, la réforme se révèle cosmétique tant que l’Assemblée est majoritairement dévouée au président. Elle n’a freiné en rien la présidentialisation du régime, de plus en plus délétère. Car quand le Parlement perd son rôle, l’opposition cherche d’autres endroits pour s’exprimer, par exemple les ronds-points, comme on l’a vu avec la crise des « gilets jaunes ». Faute d’une délibération organisée, tendue vers une recherche d’un compromis, le président décide de tout, de façon solitaire, et pâtit lui-même de ce système. Ne peste-t-il pas contre une France qu’il juge « irréformable », peuplée de « réfractaires » qu’il est conduit à infantiliser ?
Paru dans « L’OBS » du 7 avril 2022.
(1) A l’inverse, dans un régime présidentiel, comme aux Etats-Unis, le président nomme son gouvernement (appelé « administration »), et celui-ci ne peut être renversé par le Congrès. Symétriquement, le Congrès ne peut être dissous.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/idees/20220410.OBS56887/comment-la-ve-republique-a-distille-le-lent-poison-de-la-presidentialisation.html
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