Dans les archives de « l’Obs ». En 1972, Jules Roy, écrivain et ancien militaire, répliquait aux justifications de la torture en Algérie par le général Massu.
Le général Jacques Massu (à gauche), avec le général Charles de Gaulle et le ministre des Armées Pierre Messmer, assistant aux grandes manoeuvres d'automne aéro-terrestres "Vahny" le 06 octobre 1962 dans la région de Reims et Epernay (AFP)
La France, terre d’asile réticente des « déserteurs » portugais en 1972
Jules Roy (1907-2000) eut deux vies, d’abord militaire plus d’une décennie, puis écrivain. Il quitta l’armée en 1953, scandalisé par les méthodes employées en Indochine. En 1972, comme il l’écrit dans l’article ci-dessous, retiré à Vézelay, il revient à l’actualité immédiate pour dénoncer le général Massu. Jacques Massu (1908-2002), ancien des guerres d’Indochine et d’Algérie, a publié quelques mois plus tôt ses Mémoires, « La Vraie Bataille d’Alger » (éditions Plon), où il justifie le recours à la torture pendant la guerre d’Algérie. Torture que « France Observateur », l’ancêtre du « Nouvel Obs », dénonçait dès le début de la guerre.
Hors-série « l’Algérie coloniale – 1830-1962 »
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(les titres et la typographie des articles reproduits sont d’époque)
Article paru dans « le Nouvel Observateur » n° 383 du lundi 13 mars 1972
Polémique
L’impudeur de Massu
par Jules Roy
La torture n’est pas encore admise par tout le monde. Au douteux succès de librairie remporté par les Mémoires du général Massu répondent aujourd’hui trois ouvrages qui, sans s’adresser aux « gens heureux et qui ont bien raison de l’être », remettent les crimes et les criminels à leur place historique. Outre le livre de Jules Roy (« J’accuse le général Massu », Editions du Seuil), présenté ci-dessous par son auteur, paraissent simultanément l’édition française de « la Torture de la République », de Pierre Vidal-Naquet (Editions de Minuit), publié il y a dix ans en Grande-Bretagne, et « Bataille d’Alger, bataille de l’Homme », du général de Bollardière (Editions Desclée de Brouwer), qui raconte le cheminement solitaire et périlleux d’un militaire humaniste écartelé entre son devoir et les exactions policières couvertes sinon programmées par Massu.
Parce que vous avez la chance d’avoir pu conquérir votre liberté et de gagner votre vie ailleurs qu’à l’usine ou au « burlingue », vous allez vous enfouir, un jour, en pleine cambrousse, de plein gré, dans un trou. Parce que Ie grain, si l’on veut qu’il lève, doit mourir.
Votre femme et vous renoncez au monde, à ses pompes et à ses œuvres, c’est-à-dire à rien, et vous préférez, tous deux, au bruit et à la fureur des villes, la nature, l’affrontement avec les saisons, les bêtes, la communion avec les amis qui osent encore venir vous voir ou la solitude. Pas gai, n’est-ce pas, si l’on craint de se mesurer avec soi et les grandes vérités, car tout, à la campagne, est mort et renouveau. A la campagne, rien ne distrait de l’essentiel. Pas de cinéma. Notre téléphone que le moindre souffle de vent, la première chute de neige ou le moindre orage détraque, ne sert pas non plus à grand-chose. Mais si vous trouvez votre joie en chaque aube, en chaque ensoleillée, en chaque étoile qui s’arrête au-dessus de votre toit, en chaque nouvelle lune, en chaque passage de migrateurs en route vers les étés d’ailleurs ou vers le vôtre, en chaque promenade avec votre chien dans l’océan des bois ? Vous êtes heureux, vous souffrez. Vous écrivez comme d’autres peignent ou sont musiciens. Hors du fracas. Votre navire roule sur les houles du silence, de votre monde à vous et de vos combats intérieurs. D’un hublot, vous pouvez surveiller les rivages, les approcher de votre regard. Si vous voulez retrouver l’agitation, le grouillement, les scandales, il vous suffit de vous mettre devant les « étranges lucarnes ». Et si vous êtes écœuré, de vous en détourner.
Quand soudain paraît un livre dont l’auteur, croyez-vous, devrait se montrer pudique, sinon honteux. Un de ces hommes qui n’aiment pas d’habitude faire parler d’eux et qu’on découvre parfois, sous des noms d’emprunt, en Amérique du Sud. Un ancien tortionnaire, considéré en Algérie comme criminel de guerre.
De celui-là, le récit de ses faits d’armes s’étale au grand jour de la télé, des radios et de la presse. Les meilleurs interviewers se l’arrachent, vous le voyez tête nue et en chandail à col roulé, son ancien fanion de commandement planté à côté de lui dans son cabinet de travail, expliquer comment il s’y est pris, et pourquoi il a exécuté les ordres qu’il recevait. Quel bourreau se justifierait autrement ! Pour lui, il s’agissait d’abattre le terrorisme ou d’accepter d’être vaincu. « Savoir quelque chose et vivre, ou ne rien savoir et mourir », comme on me disait déjà en Indochine. Après les Nha-quê, les « ratons ». Par milliers. Le résultat ? Après Dien-Bien-Phu, en 1954, le déchirant exode, en 1962, les pieds-noirs, perdus par celui qui prétendait les sauver.
« Ferme mais bon »
Alors, vos anciennes blessures se réveillent. Vos cicatrices vous brûlent. De vieilles douleurs vous poignent : un reître qui prétend avoir servi son armée, les grands principes qui aident les hommes à vivre, et même Dieu...
Des oubliettes de la mémoire, surgissent les incendies de villages, les camps de regroupement où le nom de la France était maudit, les convois de troupes, l’aboiement des chiens et des canons dans la nuit, les rafles dans la Casbah, les grandes chiourmes des « centres d’hébergement », les cadavres retrouvés sur des plages cousus dans un sac, les rebelles jetés de la carlingue des hélicoptères, les bombardements, les villas des hauts d’Alger où sévissait ce que notre inquisiteur appelle benoîtement « la question par force ». Car il est honnête, notre général. Peut-être même naïf ? Il aime ses sloughis et la population qu’il a la charge de protéger, il a souci de se montrer « ferme mais bon », il se soumet lui-même à la « gégène » pour apprécier ce qu’il fait endurer aux autres, il n’a à son tableau de chasse que des « traîtres » comme Maurice Audin et Henri Alleg, et quelque trois mille disparus dont il n’avoue que le dixième.
Que dirait-on à l’Elysée si un ambassadeur demandait son extradition ?
En 1958, il a failli nous imposer le régime de son choix en se préparant à sauter sur Paris avec sa division parachutiste et, en récompense de sa loyauté, a reçu du pouvoir de grands commandements. Il se réclame de Lyautey et du Père de Foucauld, va en pèlerinage à Colombey, comme il viendra bientôt se recueillir à Vézelay d’où est partie la croisade de saint Bernard.
Alors, vous qui vous êtes battu pour une certaine idée de la France dans les rangs d’une armée pareille à celle qui apparaît dans « les Noyers de l’Altenburg », vous bondissez sous l’outrage. Vous vous révoltez ! Vous vous mettez, le cœur cognant dans la poitrine, à confondre ce « héros ». Vous l’attaquez sur son propre terrain, vous le défiez au nom de la multitude anonyme qui lui doit la souffrance, l’abomination et la mort.
Non, l’armée du général Massu n’est pas celle de la France ! Et le deviendrait-elle, par malheur, qu’il faudrait, pour l’honneur des armes et de la France, la dénoncer !
Adieu, douceur des jours, adieu sérénité.
Vous devenez l’insolent porte-parole des humiliés.
Voilà pourquoi, moi un pacifique, j’accuse le général Massu.
J. R
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20220320.OBS55952/torture-en-algerie-quand-jules-roy-accuse-le-general-massu.html
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