Assassinat de Mehdi Ben Barka, attentat à la voiture piégée ou empoisonnement au dentifrice... Dans une enquête fouillée, le journaliste d’investigation Ronen Bergman nous entraîne dans les coulisses des services secrets israéliens… Fascinant
"Depuis la Seconde Guerre mondiale, Israël a eu davantage recours aux meurtres et aux assassinats ciblés que tout autre pays occidental, mettant souvent en danger les vies de civils." C’est ce constat que vient étayer le livre du journaliste israélien Ronen Bergman dans "Rise and Kill First" (Random House). Ce document exceptionnel, récemment traduit en anglais, dévoile les détails de soixante-dix ans d’opérations spéciales des services israéliens.
Grâce à huit années de travail, plus de mille entretiens et l’accès à des documents inédits, ce spécialiste de l’investigation éclaire d’un nouveau jour l’histoire d’Israël. Il nous plonge dans les eaux troubles de l’Etat hébreu, dans les coulisses du Mossad (renseignement extérieur), d’Aman (renseignement militaire) et du Shin Beth (sécurité intérieure).
L'affaire Ben Barka
Le 29 octobre 1965, l’opposant marocain Mehdi Ben Barka est enlevé, près de la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain à Paris. Le leader de gauche, ennemi n° 1 de Hassan II et chef de file des tiers-mondistes, ne donnera plus jamais signe de vie. Une opération, révèle Ronen Bergman, intégralement orchestrée par le Mossad.
L'opposant marocain à Casablanca en 1965. (AFP)
Pour comprendre, il faut remonter un mois avant cet enlèvement. Direction Casablanca. La Ligue arabe tient alors un sommet consacré à la mise en place d’un commandement militaire arabe commun en vue de futures guerres avec Israël. Des discussions dont les dirigeants israéliens auront un compte rendu complet, y compris les apartés. En effet, les salles de réunion mais aussi les suites des dignitaires ont été truffées de micros avec l’aval du roi Hassan II, écrit Bergman. Les Israéliens obtiennent des renseignements qui se révéleront capitaux lors de la guerre de Six-Jours en 1967. Mais ils ont désormais une dette. Pour ce "coup de pouce", ils reçoivent une facture salée : la tête de Ben Barka. Les services marocains ne parviennent pas à mettre la main sur l’opposant qui prépare la révolution avec Che Guevara et Amilcar Cabral. Ils font appel aux Israéliens qui ne peuvent refuser.
Repéré à Genève par le Mossad, le leader de gauche est placé sous surveillance. Les Israéliens l’appâtent avec l’invitation à Paris d’un prétendu documentariste. Mais à peine pose-t-il le pied dans la capitale que les Marocains lui mettent le grappin dessus grâce à l’intervention d’un policier français corrompu. Tout a été bordé par le Mossad qui a préparé les faux passeports, les véhicules, les planques et assurera le "service après-vente", affirme le journaliste.
Car rapidement l’interrogatoire brutal des Marocains vient à bout de Ben Barka. Il décède, précise Bergman, "asphyxié après plusieurs plongées dans un bain d’eau croupie". Enterré par les Israéliens en forêt de Saint-Germain avec un produit destiné à accélérer la décomposition du corps au contact de l’eau, il disparaît à la faveur des pluies automnales. Fin de l’affaire. Ou presque. Car cet enlèvement en plein Paris fait vite la une des journaux. De Gaulle est furieux, il décapite le service de contre-espionnage français, le Sdece, et le place sous l’autorité de la Défense pour " y remettre un peu d’autorité et de discipline".
Quant aux relations franco-marocaines, elles seront durablement dégradées. Côté israélien, l’affaire n’est pas sans provoquer des remous. La grande figure du renseignement israélien Isser Harel est chargé d’enquêter. Scandalisé, il réclame la démission du chef du Mossad, et même, en vain, celle du Premier ministre Levi Eshkol. A ses yeux, les agents israéliens ne peuvent se comporter comme de vulgaires mercenaires.
Anéantir le nucléaire irakien
Les Israéliens l’appelaient O’Chirac. Bien avant les tentatives syriennes et iraniennes de se doter de l’arme atomique, l’Irak de Saddam Hussein parvint à convaincre Paris, à l’aide d’un portefeuille bien garni, de lui vendre un réacteur nucléaire qu’ils baptiseront Osirak. Officiellement, lorsque le Premier ministre Jacques Chirac reçoit Saddam Hussein en grande pompe à Paris, les discussions portent sur un programme nucléaire civil. En 1975, le président irakien ne cache pourtant pas ses intentions, comme il le révèle dans une interview retrouvée par Ronen Bergman : "La recherche de technologie au potentiel militaire est une réponse à l’armement nucléaire israélien."
Les services israéliens mettent tout en œuvre pour faire échouer les Irakiens, y compris en assassinant les scientifiques en charge du programme..
Yahya al-Meshad ne se méfie pas lorsqu’on frappe à la porte de sa chambre d’hôtel, à Paris. Peut-être est-ce la prostituée à l’instant congédiée qui revient sur ses pas ? Les deux hommes auxquels il fait face ne lui laissent aucune chance. Le physicien nucléaire décède en quelques minutes sous les coups des agents israéliens. Quelques semaines plus tard, Salman Rashid est empoisonné à Genève. Puis Abd al-Rahman Rasoul, venu assister à Paris à une conférence de la Commission à l’Energie atomique, est empoisonné à son tour…
En réalité, l’impact de ces assassinats se révèle décevant : les scientifiques sont remplacés par d’autres, mieux payés, mieux protégés. Malgré le danger d’une riposte, Israël se résout donc à la solution militaire. Ce sera l’opération Ofra. Le 7 juin 1981, à 17h30, les forces israéliennes mènent une attaque contre le réacteur nucléaire au sud-est de Bagdad. Le bombardement fait mouche. Le programme nucléaire irakien disparaît sous les gravats.
Depuis, d’autres programmes ont attiré les foudres de l’Etat hébreu. Raids, assassinats, virus informatiques, sanctions économiques, diplomatie offensive, Israël ne recule devant rien pour enrayer la menace nucléaire.
L’obsession Arafat
"Aucune cible n’a échappé aussi souvent au renseignement israélien que Yasser Arafat", affirme Ronen Bergman. Lorsque le héros de la résistance palestinienne meurt en 2004, les soupçons pèsent d’ailleurs très vite sur les services israéliens. Jusqu’à aujourd’hui, les Palestiniens dénoncent un empoisonnement de leur emblématique leader. Et l’on comprend cette suspicion, tant la détermination à l’éliminer apparaît dans l’histoire des services israéliens. Parfois, au risque de douloureux dommages collatéraux.
"Permission d’engager ?" Nous sommes le 23 octobre 1982. Des F15 israéliens ont décollé en direction de l’espace aérien méditerranéen à la recherche d’un DC-5 Buffalo parti d’Athènes. Selon le Mossad, la cible est bien à bord. Le ministre de la Défense, Ariel Sharon, a donné son feu vert. Le chef d’état-major des forces armées a ordonné d’abattre cet avion. Mais, au poste de commande des forces aériennes, le commandant en chef David Ivry hésite, "lui d’habitude si décidé", commente Bergman. "Négatif", répond-il au pilote. Il ne voit pas pourquoi Arafat serait dans cet avion privé en direction de l’Egypte. Et la catastrophe est bel et bien évitée de peu : à bord voyagent en réalité son frère, Fathi Arafat, et trente enfants partis se faire soigner au Caire.
Mais Sharon persévère. Une force d’intervention destinée à éliminer Arafat est créée. Nom de code : Salt Fish. De nombreuses opérations sont menées, parfois au mépris des dommages collatéraux. Le 3 juillet 1982, l’équipe décide de profiter d’une interview du leader palestinien par le journaliste israélien Uri Avnery pour abattre leur cible à Beyrouth, au péril de la vie de l’intervieweur. Mais les Israéliens perdent la trace de ce dernier avant qu’il ne rejoigne le chef de l’OLP ; le 4 août suivant, c’est un immeuble de la capitale libanaise où Yasser Arafat est supposé se trouver qui est bombardé. Mais le poisson passe entre les mailles du filet. Bergman commente :
"Toutes les vaines tentatives d’assassiner le leader palestinien depuis la fin des années 1960 n’ont fait au contraire que renforcer sa popularité."
Le fiasco de Lillehammer
Lorsque, le 5 septembre 1972, un commando de l’organisation palestinienne Septembre noir abat 11 athlètes israéliens aux 20es jeux Olympiques à Munich, Israël est plongé dans l’effroi. Golda Meir, alors Premier ministre, promet aux familles que les responsables seront traqués et neutralisés. C’est l’opération Colère de Dieu. Mais, bien loin du très romancé "Munich" de Spielberg, ces éliminations ne se feront pas sans bavure, comme le rappelle Ronen Bergman.
Golda Meir et les troupes israéliennes en 1971. (AFP)
Le 21 juillet 1973, Ahmed Bouchiki est assassiné de plusieurs balles devant sa compagne enceinte dans la petite ville norvégienne de Lillehamer. Son délit ? Ressembler au leader de Septembre noir, Ali Hassan Salameh. Comment les agents du Mossad ont-ils pu se tromper ? Un certain flou entoure encore les circonstances exactes de cette erreur. Mais l’enquête du journaliste confirme que des doutes importants avaient été exprimés durant la phase de reconnaissance. L’opération déstabilise le Mossad. D’autant que le fiasco ne s’arrête pas à la mort d’Ahmed Bouchiki. Le commando dans son ensemble est arrêté par la police norvégienne et ses membres seront condamnés à des peines de prison.
Le coup du dentifrice
Le 28 mars 1978, Wadie Haddad décède dans un hôpital de Berlin-Est dans d’atroces souffrances. En Israël, le nom du chef de la branche armée du Front populaire de Libération de la Palestine (FPLP) est rayé de la liste des hommes à abattre. Grand succès pour le Mossad. Car la mort du théoricien de l’internationalisation de la lutte palestinienne n’a rien de naturelle. Abou Hani, commanditaire du détournement sur Entebbe, le 27 juin 1976, de l’avion d’Air France reliant Tel-Aviv à Paris, a bel et bien été la cible d’une "opération homo [homicide]" menée grâce à une arme indétectable. Si les médecins est-allemands ont bien soupçonné un possible assassinat, le rapport d’autopsie transmis à la Stasi et cité par Ronen Bergman démontre qu’ils ne sont parvenus à identifier aucune substance ayant pu causer la mort de Haddad.
En réalité, l’opération remonte au 10 janvier. Les services israéliens ont un atout majeur dans leur manche, un agent parfaitement intégré dans l’entourage d’Abou Hani. Tellement bien qu’il parvient à échanger son tube de dentifrice contre un autre, d’apparence identique, mais contenant une toxine mortelle mise au point dans les laboratoires israéliens. Chaque jour, en se brossant les dents, Wadie Haddad s’empoisonne donc un peu plus. Lorsque les effets sur sa santé apparaissent, il est trop tard. "Cinq ans après le fiasco de Lillehamer, le Mossad renouait avec succès avec les assassinats ciblés", commente Ronen Bergman. Et d’une manière "éminemment sophistiquée".
Qui a eu la peau de Moughnieh ?
Son nom est inscrit dans nos mémoires. Avant Ben Laden, l’ennemi n° 1 s’appelait Imad Moughnieh. Né en 1962 au Sud-Liban, le jeune chiite libanais va vite devenir un mythe vivant, dirigeant l’appareil militaire du Hezbollah et signant ses attentats les plus meurtriers. Parmi ses "exploits" : les attaques en 1983 à Beyrouth du QG des forces américaines (241 tués), du "Drakkar" (58 parachutistes français tués) ou de l’ambassade américaine où périt l’agent Robert Ames. Mais aussi les attentats anti-israéliens de Buenos Aires en 1992 et 1994. Pour la DGSE, la CIA, le Mossad et d’autres encore, Moughnieh est l’homme à abattre. Mais "le fantôme" sème les plus grandes agences de renseignement. Pour
en venir à bout, la CIA et le Mossad devront unir leurs forces, raconte Ronen Bergman grâce au témoignage de l’ancien patron du Mossad Meir Dagan.
Imad Moughnieh, dirigeant du Hezbollah. (AFP/Hezbollah Presse Office)
Lorsque ses hommes logent Imad Moughnieh à Damas, Dagan n’a, de toute façon, pas d’autre choix que de contacter son homologue à la CIA. La capitale syrienne n’est pas une aire de jeux des plus tranquille pour les Israéliens. Et puis il connaît l’importance de la cible aux yeux des Américains. Le président Bush donne son aval à l’exécution mais dicte toutefois trois conditions : l’opération doit rester secrète, ne pas entraîner de dommages collatéraux et les Américains ne doivent pas appuyer sur la gâchette.
Grâce à l’aide de la CIA, une surveillance est mise en place. Les services s’entendent sur le modus operandi. Mais la préparation demande de longs mois pour déjouer tous les obstacles. Les agents israéliens repèrent qu’une couverture posée sur la plage arrière du SUV de Moughnieh n’est généralement pas contrôlée lors des fouilles régulières des gardes du corps. Mais comment y loger un explosif indétectable ? Ce sont les Américains qui font entrer le matériel en Syrie. Puis une équipe du Mossad parvient à placer l’engin. Le 12 février 2008, alors qu’il rejoint enfin seul son véhicule à 22h30, "le fantôme" est emporté par l’explosion de son véhicule, en plein Damas, dans l’un des lieux les mieux gardés du pays. Un succès militaire. Une humiliation pour les Syriens.
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