Benyamin Netanyahou (alors Premier ministre d’Israël), Reuven Rivlin (alors président) et le chef d’état-major Aviv Kohavi décorant une agente des services de renseignement qui a participé à la récupération de documents sur le programme nucléaire iranien, lors d’une cérémonie, à Jérusalem, le 2 juillet 2019. (HAIM TZACH/ISRAEL’S GOVERNMENT PRESS OFFICE)
« Vous ne pouvez pas savoir l’importance à nos yeux de votre travail au Caire. » Janvier 1948, Yolande Harmor vient de dérouler sur le bureau du futur Premier ministre d’Israël, David Ben Gourion, les cartes dérobées aux Egyptiens sur les projets d’invasion de l’Etat hébreu dont la création vient d’être fixée au 14 mai. Cette belle femme à la grâce légendaire qui avait repris son indépendance après un mariage arrangé avec un riche homme d’affaires juif d’Alexandrie fut l’une des premières espionnes au service d’Israël. A la tête d’un réseau qu’elle monta de toutes pièces, elle prit des risques insensés, fut arrêtée, emprisonnée et sauvée de justesse. Aujourd’hui, le récit extraordinaire de sa vie est l’un de ceux mis en lumière par Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal dans « les Amazones du Mossad », qui vient de paraître aux Editions Saint-Simon.
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« Au début, les femmes recrutées au Mossad faisaient le café, tapaient les rapports… mais grâce à ces héroïnes qui ont forcé la main du renseignement israélien et montré leur courage et leur abnégation, elles ont aujourd’hui conquis la place qu’elles méritent au sein de l’Institut pour les renseignements et les affaires spéciales [le nom complet de l’agence, NDLR] », raconte Michel Bar-Zohar. Attablé dans un café parisien, l’ancien journaliste, diplomate et député travailliste, qui travailla avec le ministre de la Défense Moshe Dayan à la fin des années 1960, salue l’évolution de ce monde encore trop machiste : « L’année dernière, 47 % des recrues du Mossad étaient des femmes. » Ces centaines d’agentes doivent leur place aux pionnières qui ont agi dans l’ombre à partir des années 1950.
« Je me suis recrutée moi-même »
« Personne ne m’a recrutée dans les services secrets israéliens, dira un jour fièrement Shula Cohen. Je me suis recrutée moi-même. » Celle qui sera condamnée à mort en 1962 (peine commuée en sept ans d’emprisonnement) pour espionnage au profit de l’« ennemi sioniste » par la justice libanaise est une autre de ces « amazones ». Outre les renseignements qu’elle collectait à Beyrouth, cette mère de cinq enfants organisa dans les années 1950 un très efficace réseau de passeurs qui permit à plusieurs milliers de juifs d’entrer clandestinement en Israël via le Liban alors que le pays était pourtant officiellement en guerre contre l’Etat hébreu. C’était une autre de ces amazones à la beauté, elle aussi, légendaire. Pourtant, insiste Michel Bar-Zohar, l’image de « Mata Hari », d’espionne « femme fatale » au physique ensorceleur, est une idée reçue à contre-courant du quotidien de l’espionnage.
Buenos Aires, 1960 : « Nous attendions une beauté stupéfiante et nous vîmes apparaître une femme potelée, ni grande, ni jolie, avec des lunettes à monture dorée. Nous ne l’aurions jamais regardée dans la rue. » C’est ainsi que l’agent « Reuven » se souvient de l’arrivée de Yehudit Friedman dans l’équipe qui exfiltra d’Argentine le criminel nazi Adolf Eichmann, un des principaux responsables de la « solution finale ». « C’était la première fois qu’une femme participait à une mission à égalité avec des guerriers du Mossad », raconte Michel Bar-Zohar. Durant plus d’une semaine, elle contribua à surveiller le prisonnier, tout en donnant à la planque des airs de maison de vacances, allongée sur un transat dans le jardin. « Ils ont alors compris qu’une femme peut être très utile pour passer inaperçue, se fondre dans la masse, mener une mission dans l’ombre. »
Car, contrairement aux clichés du cinéma et de la littérature d’espionnage, les agentes du Mossad ne sont pas embauchées pour faire parler leurs cibles sur l’oreiller. « Aucun officier du Mossad n’a le droit d’ordonner à une agente d’utiliser son corps pour une mission, explique Michel Bar-Zohar. Lorsque l’Institut estime qu’une mission requiert davantage d’intimité avec une cible, il a recours à des volontaires féminines extérieures aux mœurs légères. Il y a eu à Paris une femme très connue par la société parisienne qui tenait un grand restaurant et a fait beaucoup pour le Mossad. »
Le renseignement israélien recherche d’autres qualités chez ses recrues féminines. « Les femmes prennent avec un sérieux exemplaire les missions qui leur sont confiées, analyse l’historien. Surtout, elles ont une plus grande capacité d’improvisation. » Cacher le dernier document volé entre les langes du bébé, maquiller un groupe de candidats à l’émigration en procession religieuse pour échapper à une patrouille ou simplement prendre l’initiative d’accrocher une fleur à la boutonnière de sa cible pour engager la conversation… Chacune des amazones prises en exemple par les auteurs parvient à faire preuve d’un sang-froid hors norme.
Michel Bar-Zohar souligne deux autres qualités indispensables et communes à toutes les guerrières du Mossad : un très grand patriotisme et « un tout petit brin d’aventurisme, une étincelle dans les yeux qui leur permet de prendre des risques incroyables. J’ai vu chez plusieurs d’entre elles combien la peur est absente ». Il évoque Yaël, dont il ne cite pas le nom de famille :
« C’est une bonne amie à moi. Elle a passé quatorze ans dans les capitales arabes, dirigeant des équipes, menant des missions incroyables. Le chef du Mossad m’a dit : “Si on lui donnait des médailles pour toutes les missions qu’elle a remplies, il n’y aurait pas assez de place sur sa poitrine.” Je lui ai demandé un jour si elle n’avait pas eu peur, et elle m’a répondu : “Oui, j’avais peur. Peur de ne pas accomplir ma mission.” Tout ce qui l’intéressait, c’était de prouver qu’elle pouvait le faire. »
L’assassinat du « Prince rouge »
Mais, comme leurs homologues masculins, les guerrières du Mossad doivent faire face à une très grande pression psychologique. L’anonymat, la solitude et la rudesse d’une vie cloisonnée sont autant de souffrances à traverser. L’agent sous couverture vit en mission une parenthèse durant laquelle il ne peut être lui-même, mais, revenu à la vie civile, il doit maintenir ses proches dans l’ignorance de cet autre lui-même qu’il a incarné. Et il n’y a pas de prescription :
« Yaël vivait avec son mari dans un village où personne ne savait qui elle était. Personne n’avait non plus découvert lors de ses missions sa véritable identité. J’ai pris un jour une photo avec le couple, photo que je souhaitais publier dans mon dernier ouvrage. Mais on me l’a interdit. Elle avait pourtant à cette époque 84 ans ! Cela signifie que si certains découvraient des années après dans son visage celui d’une espionne du Mossad cela pourrait mettre en danger ses contacts locaux de l’époque. »
Pourtant, ces conditions de vie contraignantes, associées, précise Michel Bar-Zohar, à des salaires plutôt médiocres, ne découragent pas les candidates. « 30 % des chefs d’équipe et 40 % des agents du Mossad sont aujourd’hui des femmes. Je ne parle pas seulement des espionnes mais aussi des ingénieures en informatique, qui sont sur un pied d’égalité total avec les hommes, ou encore des agentes en missions en première ligne comme le fut Erika Maria Chambers dans l’assassinat en 1979 du “Prince rouge” [surnom du terroriste palestinien Ali Hassan Salameh, NDLR], responsable de la sanglante prise d’otages d’athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich de 1972. » Dès son recrutement, la jeune femme avait été destinée à devenir une guerrière spécialisée dans l’élimination de cibles. Elle ne faillit pas à sa mission lorsqu’elle reçut l’ordre d’appuyer sur le détonateur qui provoqua l’explosion, à Beyrouth, de la Chevrolet d’Ali Salameh, lui infligeant des blessures fatales.
Longtemps, l’Institut a conservé le préjugé tenace qui considère les femmes handicapées dans leurs missions par une vie de famille trop présente. Oubliant l’exemple des pionnières Shula Cohen ou Yolande Harmor, le Mossad interdit aux agentes d’avoir des enfants durant de longues années. C’est ainsi que, refusant de signer cet engagement, Tzipi Livni, qui deviendra ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre d’Israël en 2006, avait démissionné du Mossad en 1984. Désormais, cette interdiction a été levée, « et les époux, convoqués, s’engagent à laisser la femme partir en mission au pied levé et à prendre sur eux les contraintes domestiques », détaille Michel Bar-Zohar. « Comme me l’a confié l’ancien chef du Mossad Yossi Cohen : “Après tout, certains agents partent bien plusieurs années à l’étranger pour décrocher un diplôme. Pourquoi n’accorderions-nous pas quelques mois à d’autres pour avoir un enfant ?” » Yossi Cohen espère voir prochainement une femme prendre la tête de l’Institut, a-t-il assuré à l’historien.
« Une image reste gravée dans ma mémoire, conclut Michel Bar-Zohar. Celle en 2019 de la remise du Prix de la Sécurité d’Israël. » On y voit trois hommes – le président Reuven Rivlin, le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le chef d’état-major Aviv Kohavi – et de dos une femme dont seule l’initiale du nom est connue « L » (« Lamed », en hébreu). « Cette femme est celle qui a rendu possible l’opération la plus retentissante de ces dernières années ayant permis de récupérer dans un entrepôt près de Téhéran plus de 110 000 documents relatifs au programme nucléaire iranien. Qui peut prétendre que les femmes ont encore quelque chose à prouver au sein du Mossad ? »
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20220122.OBS53536/qui-sont-les-espionnes-du-mossad.html
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