Prévu en janvier, février puis octobre 2021, De nos frères blessés, librement adapté du roman homonyme de Joseph Andras, arrive sur les écrans presque en même temps que le 60e anniversaire des accords d’Évian. Dans son deuxième long métrage, construit en flashback, le talentueux cinéaste Hélier Cisterne convoque la figure de Fernand Iveton, militant communiste anticolonialiste, incarné par l’inattendu Vincent Lacoste, et Hélène, son épouse polonaise sous les traits de Vicky Krieps. Arrêté pour avoir posé une bombe dans son usine, l’ouvrier Iveton, qui se dit algérien, sert d’exemple. En même temps qu’il questionne la représentation d’une guerre, Cisterne porte un regard fascinant et singulier sur l’engagement et son impact sur l’intimité d’un couple.
Pourquoi avez-vous voulu vous concentrer sur la guerre d’Algérie ?
Elle continue d’exister en permanence dans notre inconscient et nos préoccupations. Il est encore très exploité par la classe politique. Au lieu de réfléchir, on parle, on se permet d’utiliser la guerre d’Algérie pour parler des banlieues, de ce que la France devrait ou ne devrait pas être. Partout dans nos familles, il y a des traces conscientes et inconscientes. Elle irrigue la société française. C’est comme un puzzle fragmenté qui continue de produire des pièces éparses. Il n’y a pas de synthèse et d’aperçu. On a l’impression que le cinéma ne traite jamais de la guerre d’Algérie alors que cinquante films en parlaient plus ou moins directement. Dans cet ensemble, la découverte de ce livre écrit par quelqu’un de notre génération nous a permis une plongée intime dans un couple.
Dans ce casse-tête, le hors-champ joue un rôle majeur…
Comment raconter cette histoire et ce qui a été vécu en restant proche de nos personnages pour avoir un portrait plus juste de ce que les gens ne voient pas ? C’est aussi important que ce qu’ils voient. Nous sommes allés voir Félix Colozzi, un militant du Parti communiste algérien emprisonné en même temps qu’Iveton. Sa logique de sabotage avait pour seul but de faire entendre la voix des séparatistes jusqu’à la Métropole, où tout était censuré. Les communistes algériens se disaient que les gens ne se déplaçaient pas en France métropolitaine parce qu’ils ne savaient pas. J’étais sûr qu’il allait me parler d’abus. La seule chose qu’il a vue était une foule autour d’un homme arabe qui venait vraisemblablement d’être abattu par la police. Les gens ont craché sur lui en le traitant de meurtrier et de terroriste. Même s’il y a eu des attaques, il n’en a pas vu. La question de la représentation est centrale au cinéma. Si on raconte la guerre de manière caricaturale, on ne peut pas l’identifier quand elle arrive. Cependant, cette image est souvent caricaturale. Représenter la torture pose des questions d’obscénité et d’esthétique, mais aussi de ce qu’il y a de plus dramatique : voir un homme se faire torturer, souffrir pour lui, ou le voir crier dans le désert qu’il a été torturé sans avoir la possibilité d’être cru et entendu ? Nous avons essayé de rendre justice à ce qu’était ce moment du point de vue de nos deux personnages. S’engager dans quelque chose qui est aussi facile à voir qu’à nier est un acte d’un courage incroyable.
Que raconte le film de la gauche au pouvoir dans ces années-là ?
Il raconte comment cette gauche radicale et modérée a été piégée par la politique politique et la stratégie électorale. Cette guerre était complexe. Notre fausse déclaration nous perd. On a l’idée binaire d’une droite coloniale et d’une gauche anticoloniale ou décoloniale. La gauche socialiste a toujours été gênée par cette question du colonialisme, et le PC a longtemps été incapable de faire entendre une voix claire, notamment en raison de l’impopularité de la question de l’indépendance. Il y avait beaucoup de communistes en Algérie qui ne remettaient pas en cause la présence française.
Fernand Iveton et Hélène, sa femme polonaise, n’ont pas la même vision du communisme…
Le père d’Hélène, d’origine modeste, revenu en Pologne pour régler les choses, est retenu par les autorités qui tentent de contrer l’exode des travailleurs. Hélène vit dans sa chair l’autoritarisme d’un pouvoir censé n’être que justice et égalité. Fernand, ouvrier dans la même usine que son père, est presque communiste de naissance. C’est hors de la conscience de classe. Il défend son peuple, plus d’égalité sociale, de justice et de liberté. Il est dans le rêve de ce que promet le communisme. Elle n’a vu que ses applications sans partager ses attentes. Ce qui est beau, c’est que leur différence renforce leur amour.
Comment avez-vous travaillé avec la réalité historique ?
Avec beaucoup de sérieux. Nous savions que nous serions également jugés historiquement. Nous avions la responsabilité de raconter cette histoire en essayant de ne pas la caricaturer car les gens de tous bords en sont encore très blessés et se sentent encore victimes. En dehors de la pure intimité du couple, nous nous sommes permis peu d’invention. Les disputes, le parloir racontent des situations réelles. Nous ne voulions pas ruminer cela.
Comment votre film résonne-t-il pendant la guerre en Ukraine ?
Il n’y a pas de comparaison grossière à faire. D’autre part, le film parle du déchirement et des débuts de la guerre d’Algérie. Il y a alors très peu de signes visibles de la guerre. Les Russes ne le voient pas très bien alors que nous avons des informations, des images et des témoignages. Cela renvoie à la question d’être un bon ou un mauvais Français. Un Russe qui dénonce aujourd’hui la politique de son pays est-il un bon ou un mauvais Russe ? Nous n’allons pas le stigmatiser en l’accusant d’être un traître à la patrie. Cela permet de réfléchir avec un peu de recul sur cette idée d’un Français en désaccord avec une politique autoritaire et colonialiste. De plus, avec cette guerre en Ukraine, nous mesurons le prix du désaccord. Elle est comparable à la guerre d’Algérie en ce qu’elle ne doit pas être appelée guerre du point de vue russe comme elle ne doit pas être faite du point de vue français. Comme la France était convaincue de son droit en Algérie, beaucoup de Russes sont convaincus de leur droit en Ukraine.
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