L’invasion de l’Ukraine ravive une mémoire douloureuse en Irak
Beaucoup d’Irakiens se reconnaissant à la fois dans la tragédie vécue par les Ukrainiens victimes de l’invasion russe et dans le calvaire de la population russe qui paie le prix de la politique de Moscou.
On la compare tantôt à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, tantôt à l’invasion irakienne du Koweït en 1990. Dans le premier cas, il s’agit de mettre en parallèle deux moments charnières de l’histoire géopolitique du XXIe siècle jusqu’ici, chacun initié par l’une des deux grandes puissances qui se sont opposées tout au long de la guerre froide : Washington d’une part, Moscou de l’autre. Dans le second cas, de rapprocher deux situations où un pays plus grand se lance à la conquête d’un voisin plus petit dont il juge l’existence, en tant que nation indépendante, artificielle et qu’il souhaite annexer au nom d’une histoire commune mythifiée. L’invasion russe de l’Ukraine depuis le 24 février dernier aurait ainsi de quoi susciter l’intérêt des Irakiens au vu de la symbolique qu’elle charrie, d’autant que Bagdad vient tout juste de s’acquitter de sa dette de guerre envers le Koweït – 52 milliards de dollars –, soit plus de trente ans après l’offensive irakienne.
Les perceptions exprimées par les Irakiens dans leur diversité témoignent de projections et de connexions liées à leur propre histoire, tragique aussi. Ainsi que l’écrit l’un des rédacteurs de la plateforme d’analyse Iraqi Thoughts dans un tweet datant du 28 février : « Les Irakiens sont dans la position unique de pouvoir faire preuve d’empathie avec à la fois le peuple d’Ukraine qui a été envahi par une armée étrangère et le peuple de Russie qui doit faire face à des sanctions économiques paralysantes dues aux transgressions de son leader. » L’embargo économique imposé par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’Irak dans les années 90 s’est traduit par un coût humain – des centaines de milliers de morts – et économique exorbitant.
Officiellement, Bagdad n’a ni condamné la guerre en Ukraine ni pris parti, forcé à une position de neutralité étant donné ses liens avec les États-Unis d’un côté, et de manière moins forte avec la Russie de l’autre. De ce fait, à l’instar de Téhéran et de Pékin, le pays a choisi l’abstention lors du vote historique à l’Assemblée générale des Nations unies qui s’est tenu le 2 mars dernier et par lequel 141 États ont condamné l’invasion russe. « Il n’y a pas de réelle réflexion autour de la position russe, surtout du fait que le credo politique est désormais fondé sur les intérêts. Ce n’est pas comme à l’époque de Saddam Hussein où tout était basé sur la volonté d’un individu. Aujourd’hui il y a une position d’État, malgré les tentatives de certaines parties de la contrôler, résume l’analyste irakien Ihsan al-Shammari. Mais de toute manière, la Russie est moins influente dans les affaires politiques irakiennes que d’autres acteurs, si ce n’est indirectement par rapport aux alliés de l’Iran. »
Sentiment d’injustice
Historiquement, Moscou et Bagdad peuvent se targuer d’une relation solide, notamment sur le plan militaire. « À l’époque de Saddam Hussein, les Russes lui ont fourni des équipements de pointe, en particulier des chars dans sa guerre Iran-Irak, sans parler des armes légères et moyennes de l’armée irakienne, majoritairement de fabrication russe, souligne le commentateur politique Mohammad al-Waëli. La relation militaire s’est poursuivie après 2003 et a atteint son apogée au cours du deuxième mandat de Nouri el-Maliki lorsqu’il a voulu reconstruire une armée de l’air pratiquement inexistante, mais que les États-Unis traînaient des pieds pour livrer les F-16 que l’Irak avait commandés. »
En revanche, les liens avec l’Ukraine sont plutôt d’ordre culturel et éducatif, puisque dans le sillage de la chute de Saddam Hussein en 2003, nombre d’Irakiens sont allés étudier en Ukraine, notamment dans le domaine médical. Cependant, « les troupes ukrainiennes faisaient partie des forces de coalition qui ont envahi l’Irak. Alors que ces troupes ne sont pas spécialement connues pour avoir commis des crimes contre les citoyens irakiens, reste qu’elles ont appuyé les États-Unis qui, eux, en ont commis », nuance M. Waëli. À quoi s’ajoute également un sentiment d’injustice lié au traitement des étudiants étrangers empêchés dans un premier temps de traverser la frontière polonaise à l’approche de l’envahisseur et du décalage entre l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens aujourd’hui, qui contraste avec les images encore vives des centaines de Kurdes irakiens empêchés d’entrer sur le territoire polonais à la fin de l’année dernière et dont beaucoup sont morts à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
Au tout début du mois, dans les rues du quartier de Jadriya à Bagdad, des panneaux d’affichage ont mis à l’honneur le président russe Vladimir Poutine dont le visage a partagé durant quelques jours l’espace public avec ceux omniprésents des combattants et des commandants de milices chiites proches de la République islamique. Une directive de sécurité a toutefois rapidement ordonné l’interdiction de telles images célébrées auparavant par la chaîne Telegram Sabreen News, liée aux factions irakiennes précitées. « Ces forces ne soutiennent pas la Russie en soi, mais la regardent sous un angle antiaméricain et voient tout ce qui est dirigé contre l’influence américaine dans le monde comme une évolution favorable, surtout qu’elles croient que les États-Unis ont causé la crise et sont disposés à sacrifier la paix en Ukraine pour saper la Russie, tout comme ils sacrifieraient la situation sécuritaire en Irak et interviendraient de manière hostile pour contrer l’Iran », souligne Mohammad al-Waëli, qui insiste sur la pluralité des facettes relatives aux positions liées à la guerre en Ukraine, en dépit de la neutralité officielle de Bagdad.
Insécurité alimentaire
Ainsi, si les forces politiques proches de Washington dans le pays s’alignent sans surprise sur sa vision et condamnent sans ambages l’invasion russe, les représentants kurdes « alors qu’ils constituent des alliés traditionnels des États-Unis, ont réaffirmé leur relation avec la Russie », note le spécialiste. Le vice-président du Parlement de la région autonome du Kurdistan, Hemn Hawrami, s’est ainsi rendu le 20 février à Moscou – alors que les tensions entre la Russie et l’Occident relatives à l’invasion prochaine de l’Ukraine étaient à leur comble – où il s’est entretenu avec des membres de la Douma (chambre basse) et a discuté du renforcement de leurs relations. Interrogé par le média kurde irakien Rudaw, l’ambassadeur de Russie en Irak Elbrus Kutrashev a affirmé le 28 février dernier que Moscou avait investi jusqu’à 14 milliards de dollars en Irak et dans la région du Kurdistan, principalement dans le secteur de l’énergie. « En termes d’énergie, les grandes compagnies pétrolières russes comme Lukoil et Rosneft ont investi sur le marché irakien de l’or noir, même avant 2003, et continuent de le faire », rappelle M. Waëli. « En ce qui concerne le gaz, la coupure des gazoducs russes vers l’Europe obligera les pays européens à rechercher des alternatives énergétiques ou à importer du gaz d’autres pays, ce qui entraînera une hausse des prix du brut et des produits pétroliers ainsi que du gaz en général, et dans ce cas l’Irak jouera le rôle de bénéficiaire en tant que l’un des pays exportateurs », commente pour sa part l’expert en affaires économiques Malaz al-Amine.
Autre enjeu pour l’Irak comme pour la région, la sécurité alimentaire, d’autant que selon un rapport publié par l’ONG NRC en décembre 2021, l’insécurité alimentaire menace aujourd’hui une famille sur deux dans les régions irakiennes touchées par la sécheresse. D’après l’International Grains Council, Moscou fournit environ 10 % du blé mondial, tandis que l’Ukraine en produit 4 %. S’il l’Irak est moins dépendant que d’autres pays du Moyen-Orient, « il sera affecté par la montée des prix à l’échelle mondiale », note Malaz al-Amine. Des manifestations ont d’ailleurs déjà éclaté dans le sud du pays contre une hausse des denrées alimentaires attribuée par les autorités à la guerre en Ukraine.
OLJ / Soulayma MARDAM BEY, le 12 mars 2022 à 00h00
https://www.lorientlejour.com/article/1293418/linvasion-de-lukraine-ravive-une-memoire-douloureuse-en-irak.html
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