Une préfiguration de la violence raciste de l’OAS de 1961-1962
Le 29 décembre 1956, les obsèques du notable Amédée Froger, assassiné la veille à Alger, rassemblent des milliers d’« Européens ». En exploitant de nombreuses archives, Sylvie Thénault reconstitue l’assassinat, les obsèques et les violences racistes exercées par des participants à l’encontre des « musulmans », ainsi que les suites judiciaires. Elle montre que les violences qualifiées de « ratonnades », « non pas celles des autorités et de leurs représentants mais bien celles de Français, nés là-bas, se nourrissent d’un rapport de domination, empruntant à toutes les formes d’oppressions possibles (économiques, sociales, politiques, juridiques, culturelles) et s’ancrent dans un espace urbain ségrégué ». Ci-dessous un entretien donné par l’autrice au quotidien algérien L’Expression, ainsi qu’une vidéo de l’émission avec Sylvie Thénault et Annette Wievorka diffusée par la radio RCJ.
Les ratonnades d’Alger, 1956.
Une histoire de racisme colonial
Présentation de l’éditeur
Alger, samedi 29 décembre 1956. L’Algérie française porte en terre l’un de ses meneurs, Amédée Froger, tué la veille en sortant son domicile. La nouvelle de l’assassinat fait grand bruit, en Algérie, mais aussi à Paris, en raison de la personnalité de la victime, haute figure locale de la défense de la cause française. Ses obsèques à Alger rassemblent des milliers de personnes. Surtout, elles sont l’occasion de violences racistes, que les contemporains nomment « ratonnades ». Elles visent les « musulmans », comme les Algériens sont appelés dans cette société-là.
S’appuyant sur des sources variées, dont des archives policières et judiciaires inédites, Sylvie Thénault enquête sur ces événements pour les inscrire dans la longue durée coloniale. Trop souvent résumés à des actions ponctuelles et paroxystiques, ou associées aux attentats de l’OAS à la toute fin de la guerre, ces violences – non pas celles des autorités et de leurs représentants mais bien celles de Français, nés là-bas – se nourrissent d’un rapport de domination, empruntant à toutes les formes d’oppressions possibles (économiques, sociales, politiques, juridiques, culturelles) et s’ancrent dans un espace urbain ségrégué.
Sylvie Thénault plonge le lecteur au cœur de la société coloniale algérienne, traversée de brutalités et de peurs, au plus près de cette foule d’anonymes, qui ont été partie prenante de la Guerre d’indépendance algérienne. C’est ainsi un autre récit de ce conflit qu’offre ce livre.
« La société coloniale est fondée sur l’injustice »
Entretion avec Kamel Lakhdar-Chaouche, publié par L’Expression le 26 février 2022.
Source
L’assassinat de Amédée Froger, le 28 décembre 1956 à Alger, n’était pas un attentat contre un civil européen. Par la notoriété de la victime, l’acte visait un symbole du colonialisme. Qu’en pensez-vous?
Les deux ne sont pas contradictoires. Froger est à la fois un civil au sens où il n’appartient pas aux forces de l’ordre (ni armée ni police) mais oui bien sûr, cet homme est aussi un symbole - et d’ailleurs, je l’utilise ainsi dans l’écriture, pour présenter, dans la première partie, la société coloniale et ses injustices dans tous les domaines : la dépossession foncière, la représentation politique avec deux collèges d’électeurs mais aussi, plus largement, la domination économique et sociale. Plus encore, il était le symbole du refus de toute évolution dans l’Algérie coloniale. Il est en effet représentatif de ces élus locaux qui se dressaient contre toute mesure entamant leur suprématie.
Le nom de Froger est lié à l’histoire de la dépossession des terres opérée à Boufarik où il était, des années durant, maire et cumulait plusieurs fonctions. Faites-vous, à travers l’histoire de Froger, le procès du système colonial français en Algérie ?
Comme historienne, je n’instruis pas de procès. Ce n’est pas mon rôle. Votre question est cependant pour moi révélatrice - et très importante ! En effet, je crois qu’il y a une façon erronée de concevoir l’objectivité en histoire, sur les questions de colonisation. L’idée est répandue qu’être objectif, c’est équilibrer les points de vue en contrebalançant tout élément négatif par un élément positif - ainsi, par exemple, le développement économique et l’installation d’infrastructures (pourtant tous deux très limités !) sont opposés aux violences. C’est évidemment absurde et indécent au regard de ce que valent les vies humaines. Comment mettre les deux en balance? Je ne vois pas pourquoi, comme historienne, je devrai corriger systématiquement les inégalités que je constate ! Pour être claire, j’analyse la société coloniale et je dis ce qu’elle était : une société fondée sur l’injustice en tous domaines. Et cela avec une explication fondamentale qui, je pense, structure l’ensemble de mon livre : il s’agit d’une colonie de peuplement dans laquelle la majorité algérienne devait être maintenue dans l’infériorité, en permanence et dans tous les domaines - c’était la condition sine qua non du maintien de la colonisation. Il y a obligatoirement ségrégation dans une société comme celle-là. À mon sens, il y a de quoi justifier une condamnation morale de la colonisation mais je ne cherche pas à faire clivage, ni à culpabiliser les uns et victimiser les autres. Je pense que je fais plutôt un travail d’analyse au service d’une pédagogie : je démontre la logique de ségrégation de cette société, pour bien faire prendre conscience de ce qu’était la colonisation, avec la conviction que cette logique ne peut être que réprouvée.
Vous avez souligné dans les premières parties de votre livre la création de milices et de groupes d’auto-défense armés qui dépendaient directement des colons. Ces derniers avaient déjà créé depuis 1906 les dispositifs restreints de sécurité (DRS). Pourriez-vous nous en dire plus sur leurs influences, leur introduction dans les milieux d’affaires, administratif, politique et médiatique ?
Je propose une vision différente de la société coloniale. Je ne pense pas les colons armés et investis dans le maintien de l’ordre comme des éléments s’infiltrant dans les milieux dont vous parlez. Je parle plutôt, dans mon livre, d’une minorité coloniale en lutte pour sa suprématie. En ce sens, il n’y a pas infiltration des colons dans les milieux évoqués mais bien plus, ceux que vous appelez les « colons » sont les membres d’une société algéroise dominante dans toutes ses composantes, avec des élites exerçant des fonctions diverses : économiques, politiques, administratives, médiatiques, comme vous dites. Et tous ces milieux sont de fait liés. Il ne s’agit pas de penser les colons comme séparés des autres et cherchant à jouer un rôle de lobby en s’infiltrant dans tous les secteurs. Je pense qu’il s’agit d’une société où les élites sont de fait en relation, en connivence... ou en conflit. Ainsi, Froger et les maires qu’il représente ont des relations avec des journalistes, des responsables administratifs et politiques et parfois, tous œuvrent dans le même sens mais parfois aussi ils s’opposent les uns et les autres. La Fédération des maires du département d’Alger que Froger dirigeait était elle-même traversée par des tensions internes. Froger incarne une ligne dure, refusant toute réforme. Je pense plutôt explorer un milieu social dans toutes ses composantes et avec son fonctionnement.
Peut-on dire que ces colons constituaient un groupe social détaché à la fois des communautés françaises mais aussi musulmanes ?
Non, je ne dirais pas cela. Je vois la société coloniale plutôt comme une société clivée, d’abord, sur un critère que l’on peut appeler « racial » : cette société, d’abord, fondamentalement, sépare ceux qu’on appelait les « Européens » et les « musulmans ». J’utilise le qualificatif « racial » au sens que les spécialistes de la colonisation lui donnent : non pas un terme renvoyant à une définition biologique mais un terme cumulant des critères physiques (bien sûr, l’apparence physique joue !), des critères culturels et des critères sociaux : comment s’habille-t-on ? quelle langue parle-t-on ? Quelle religion pratique-t-on ? Dans quel quartier ou immeuble vit-on ? quels lieux de sociabilité fréquente-t-on ? etc. Puis ensuite, chaque groupe a sa propre stratification sociale avec ses propres élites mais les hiérarchies n’en sont pas du tout les mêmes. Chez ceux qui étaient appelés les « musulmans », les élites sont extrêmement réduites en nombre et leurs pouvoirs sont bien moindres que ceux des élites françaises. Je cite dans mon livre des statistiques de l’époque très révélatrices sur les échelles de revenus et les catégories socioprofessionnelles par exemple.
On comprend dans votre livre que les fervents défenseurs de l’Algérie française avaient plusieurs fois organisé des opérations de provocations visant les milieux des Français musulmans. Vous-même avez écrit que la police se contentait de rapporter dans ses procès-verbaux que des incidents ou des assassinats d’Européens étaient d’origine criminelle, désignant les musulmans comme étant responsables. Doit-on s’interroger sur la crédibilité des archives judiciaires et policières, ouvertes aujourd’hui ?
Il faut toujours s’interroger sur les archives ! C’est la règle d’or du métier d’historien. Jamais les archives ne parlent d’elles-mêmes, elles ne livrent pas la vérité clés en main, pas plus qu’elles ne sont systématiquement mensongères. Mais considérées toutes ensemble, croisées avec d’autres sources (j’utilise beaucoup la presse dans mon livre), elles nous permettent d’approcher au mieux le passé, ses événements, les sociétés aujourd’hui disparues. J’espère l’avoir démontré dans mon livre : l’écriture de l’histoire est un exercice d’équilibriste, nécessitant de multiplier et croiser les sources avant d’en analyser le contenu sans céder à la facilité. Il reste toujours des pans du passé qui échappent à notre connaissance, tout simplement parce qu’ils n’ont pas laissé de traces : pas de traces écrites à l’époque ou des traces écrites douteuses, pas de témoignage enregistré à l’époque non plus alors qu’aujourd’hui les témoins disparaissent ou leurs mémoires deviennent défaillantes. J’ai essayé de restituer cela au mieux : les faits étayés et les doutes restants, sans que cela interdise totalement d’écrire l’histoire et de dire les faits. Je voulais en particulier dire ce qu’était le racisme colonial, non pas en termes de représentation mais le racisme en actes. Le racisme meurtrier.
Emission Histoire, animée par Annette Wievorka sur RCJ
(45 mn)
Table des matières
Introduction
1ère partie
Froger 1956. L’Algérie française se mobilise
Chapitre 1 : L’attentat
Chapitre 2 : Boufarik
Chapitre 3 : La Fédération des maires
Chapitre 4 : Le 6 février 1956
Chapitre 5 : Pour l’Algérie française
2e partie
Les ratonnades du 29 décembre. Pour un autre récit de la guerre à Alger
Chapitre 6 : Des préparatifs sous tension
Chapitre 7 : La bataille pour Alger
Chapitre 8 : « Pour un Français, dix Arabes »
Chapitre 9 : Quel bilan ?
Chapitre 10 : La police et ses versions
3e partie
Badeche Ben Hamdi, condamné à mort et exécuté. Fin de l’enquête ?
Chapitre 11 : L’ORAF, son terrorisme et ses complots
Chapitre 12 : Badeche Ben Hamdi
Chapitre 13 : « Celui qui a décidé de donner sa vie » ?
Chapitre 14 : L’exécution
Conclusion
- Sylvie Thénault
blié le 28 février 2022 (modifié le 1er mars 2022)
https://histoirecoloniale.net/Les-ratonnades-d-Alger-en-1956-par-Sylvie-Thenault.html
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