«La colonisation et la guerre d'Algérie ont donné naissance non pas à un cloisonnement des mémoires mais à un cloisonnement des cultures politiques, coloniales d'une part et anticoloniales d'autre part.»
Les jeunes des nouvelles générations ont le droit de connaître ce qui s’est passé, surtout quand leurs anciens ont un lien avec l’Algérie
Le débat sur les questions mémorielles entre la France et l'Algérie s'ouvre ces dernières années. Il doit être sans tabou. Cela permet d'échapper au déni des faits, à l'oubli, à l'emprise des groupes de mémoires aboutissant à la communautarisation de la politisation de celles-ci. Il faut dire, comme le souligne si bien l'écrivain français, Philippe Labro dans son livre Les feux mal éteints publié en 1967 dans les éditions Le Seuil, que les feux de la guerre d'Algérie sont difficiles à apaiser dans les mémoires.
60 ans après l'indépendance de l'Algérie, l'historien, Paul Max Morin, révèle dans son dernier livre-enquête, Les jeunes et la guerre d'Algérie, une nouvelle génération face à son Histoire, que: «39% des jeunes Français ont un lien familial avec la guerre d'Algérie et doivent affronter ses conséquences intimes et politiques.» Il faut savoir, selon l'historien Benjamin Stora qu' «en 1962, il y avait 400 000 jeunes soldats en Algérie, sachant que les jeunes qui sont nés entre 1932 et 1943 sont, presque tous, allés en Algérie, il s'agissait d'un million et demi». Cela dit, le lien familial des jeunes Français avec la guerre d'Algérie n'est pas sans conséquence sur la transmission de la mémoire et de son interprétation. En France, en effet, de nombreux groupes de mémoires se sont constitués au fil des années: appelés de l'armée en Algérie, Européens d'Algérie, juifs, harkis et émigrés d'Algérie. Cela change, aujourd'hui, mais il y a quelques années, chacun se renfermait dans son rapport avec son propre passé.
Transmission familiale
Dans son livre, l'historien Paul Morin nous dresse un tableau des connaissances et des représentations des jeunes sur la colonisation et la guerre d'Algérie.
Il relève que la nouvelle génération de jeunes Français manque de connaissances et perçoit plutôt «une histoire réduite à sa dimension violente et conflictuelle». Cette méconnaissance, ajoute l'auteur, se double d'un manque de compréhension car les faits connus sont souvent isolés. La colonisation, c'est-à-dire l'origine, est un désert cognitif et politique. Paul Morin explique son constat et souligne: «L'école et la culture populaire participent autant que la famille à la construction de représentations finalement assez consensuelles chez les jeunes Français. Ils partagent une vision assez ambivalente et plutôt critique de la colonisation, légitiment l'Indépendance et expriment une bienveillance envers l'ensemble des groupes issus de cette histoire.»
Au vu du résultat, on comprend bien qu'il y a deux rapports de force qui se dégagent et se mettent en oeuvre dans le processus de socialisation politique des jeunes Français et encadrant leur rapport à la guerre d'Algérie: celle de la politisation et celle de la transmission familiale. L'auteur analyse le fait que: «Les jeunes politisés et les jeunes descendants de familles ayant été affectées d'une façon ou d'une autre par la guerre, ont une meilleure connaissance et une plus grande capacité à se positionner sur ce passé.». Et de relever néanmoins que ces deux rapports de force ne produisent pas les mêmes effets. Si la transmission familiale détermine un plus fort intérêt des jeunes pour cette histoire et parfois la forme que peuvent prendre certains de leurs récits, le jugement sur le passé reste quant à lui d'abord déterminé par l'orientation politique et la teneur de la socialisation politique familiale». Ainsi, on retrouvera de l'avis de Paul Max Morin, que «les descendants de pieds-noirs et d'Algériens peuvent ainsi partager une même appétence pour le sujet et un même regard critique sur la colonisation. Mais les jeunes de gauche, de droite et d'extrême-droite auront bien des représentations antagonistes de la colonisation et de la guerre d'Algérie». L'ouvrage de Paul Max Morin permet à la fois de faire le constat de ce que les jeunes savent et retiennent de la colonisation et de la guerre d'Algérie, de ce qui a été transmis dans les familles et de la façon dont cette nouvelle génération interprète, négocie et utilise les traces de cette histoire avec lesquelles nous vivons encore. C'est à la base d'une enquête auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 à 25 ans et après une centaine d'entretiens avec des petits-enfants d'appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d'Algérie, de militants au FLN ou à l'OAS. À partir de cette minutieuse enquête, l'historien constate que la pluralité des mémoires ne débouche pas sur une pluralité des formes de socialisation politique et de politisation. Il n'y a pas de socialisation politique différenciée qui soit propre aux descendants de pieds-noirs, aux descendants d'Algériens ou de juifs d'Algérie.
Selon Paul Max Morin, l'histoire familiale joue un rôle dans l'orientation politique des jeunes. Il a montré que les descendants de sujets impliqués ont une orientation politique plus marquée, plus critique et plus protestataire que les autres jeunes Français non concernés par cette histoire de la guerre d'Algérie. Les familles politisées transmettent, selon l'auteur, leur préférence politique à leurs descendants. Mais parfois survient une rupture car les jeunes veulent s'émanciper.
Travail de mémoire
Paul Max Morin relève deux exceptions de taille qui caractérisent la politisation des questions de mémoire chez les jeunes Français d'aujourd'hui. Dans les rangs des jeunes positionnés à droite et à l'extrême-droite, l'idéologie coloniale plus ou moins modernisée récidive et anime les esprits. Ils refusent les analyses critiques sur le passé, stigmatisent les descendants d'immigrés et déploient un positionnement victimaire. Ce positionnement, précise l'auteur, «est le fait d'une minorité mais il rencontre une forte résonance dans l'espace public et porte en lui un fort potentiel de violence. Pour certains, le combat pour l'Algérie française se poursuit dans le combat pour la France française».
Une deuxième exception marque à l'opposé les jeunes victimes de racisme et d'antisémitisme ou qui ont pu en être témoins dans leur famille ou dans leur environnement. Dans ce cas, la mémoire sert à comprendre sans excuser. Il ressort du travail de Paul Max Morin que: «La colonisation et la guerre d'Algérie ont donné naissance non pas à un cloisonnement des mémoires mais à un cloisonnement des cultures politiques, coloniales d'une part et anticoloniales d'autre part.» L'ouvrage de Paul Max Morin est une véritable banque de données qui nous renseigne sur la nouvelle génération de jeunes Français face à sa mémoire. D'autant plus, les groupes de jeunes étudiés dans le cadre de l'enquête menée par l'auteur sont toujours plus politisés et plus engagés que les autres jeunes non concernés par cette histoire. Les jeunes Français parlent de la guerre d'Algérie, et pour la première fois. Toutefois, chacun en a sa propre idée par rapport à l'autre. Les idées perçues sont parfois diamétralement opposées l'une de l'autre, la filiation familiale et le milieu politique demeurent des éléments fort déterminants dans l'acquisition des connaissances historiques. Préfaçant ce livre, l'historien Benjamin Stora souligne que l'auteur «a décidé de s'attaquer à la guerre d'Algérie sous l'angle, difficile, de la mémoire portée par la jeunesse française aujourd'hui». Ainsi, le livre de Morin est une tribune d'expression où la voix est prêtée aux petits-enfants d'appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d'Algérie, de militants au FLN ou à l'OAS. Les voix s'opposent et les regards se croisent. Enfin, et il était temps, on parle de la guerre d'Algérie et de la colonisation dans tous ses aspects. On sort d'un trop long silence: la censure, les archives classées secrètes et la peur de réveiller les vieux démons qui hantent Paris et Alger, disparaissent progressivement, parfois avec difficulté. Ce silence empêchait les jeunes d'aujourd'hui de savoir ce qui s'est passé, hier, en Algérie.
Ainsi, en avant-propos dans le livre de Paul Max Morin, la sociologue, Anne Muxel écrit:
«Après avoir été l'objet d'un refoulement et d'un silence national et politique problématiques durant plusieurs décennies, la guerre d'Algérie est désormais une page de notre histoire devenue officiellement accessible et lisible politiquement. Elle ne se chuchote plus, elle est moins tue. On en parle, on peut l'étudier. Elle fait l'objet de politiques mémorielles et de réparations officielles.» Les tombes de l'Histoire s'ouvrent les unes après les autres, même du côté des cimetières officiels. C'est le cas d'Ali Boumendjel.
Silence national
C'est ainsi que le président français, Emmanuel Macron, a reconnu officiellement que l'avocat nationaliste algérien a été «torturé et assassiné» par la France. L'historienne Malika Rahal dans son livre Ali Boumendjel, une affaire française, une histoire algérienne, décrit ce dramatique épisode de la guerre. De même, le général Paul Aussaresses, dans un élan de franchise à la fin de ses jours, a reconnu ses crimes de guerre perpétrés au nom de la France coloniale. Dès le début de son mandat, le président Macron a souhaité se poser en briseur d'un douloureux tabou mémoriel de l'histoire contemporaine de la France. Il dit appartenir à une nouvelle génération, celle de l'après-guerre d'Algérie qui n'a pas peur d'affronter les pages sombres de son histoire. Il veut s'affranchir des polémiques encombrantes entretenues par les anciennes générations. Il apparaît clairement que sortir des vieux carcans de la mémoire coloniale est un impératif pour celles d'aujourd'hui. Ce débat est indispensable parce que regarder l'Histoire en face, malgré toute sa dureté, est une condition nécessaire à une réconciliation des mémoires. Il demande des efforts, de la volonté et du courage. Les jeunes des nouvelles générations ont le droit de connaître ce qui s'est passé, surtout quand leurs anciens ont un lien avec l'Algérie.
par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE
Docteur en sciences politiques - Cevipof - Sciences Po Paris Mémoires de la guerre d'Algérie chez les jeunes
10-03-2022
https://www.lexpressiondz.com/nationale/une-nouvelle-generation-face-a-son-histoire-354393
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