La signature de ce cessez-le-feu, dont on célèbre le 60e anniversaire cette semaine, a constitué un succès d’une ampleur exceptionnelle et durable de la diplomatie suisse, explique l’historien Marc Perrenoud.
Dans Le Monde du 15 mars 1962, un article souligne les contributions suisses aux négociations qui aboutissent à un cessez-le-feu en Algérie. Pierre-Henri Simon termine ainsi son article: «Si la Suisse n’existait pas, la civilisation occidentale aurait besoin qu’on l’inventât, non seulement comme utile, mais comme exemplaire.» Professeur à l’Université de Fribourg, actif contre la torture, l’écrivain français a pu analyser les multiples implications de Suisses dans la guerre d’Algérie. Dès 1954, des Suisses qui résident sur le territoire de la Confédération et les Suisses qui vivent en Algérie s’impliquent dans ce conflit dramatique. Des publications interdites en France sont éditées en Suisse grâce à des journalistes comme Charles-Henri Favrod et à des éditeurs comme Nils Andersson. Des déserteurs français sont accueillis. Des nationalistes algériens sont tolérés, mais parfois expulsés. Au milieu des années 1950, des partisans de «l’Algérie française» sont largement majoritaires dans la Confédération et, encore davantage, parmi les Suisses d’Algérie. Même dans les années 1960, les adversaires de la décolonisation trouveront en Suisse de larges soutiens.
La prise de parole de Max Petitpierre
Les violences commises en Algérie, notamment la torture, révulsent de plus en plus de personnes en Suisse. Le chef de la diplomatie suisse, Max Petitpierre, déclare au Conseil national le 19 juin 1959: «Des atrocités sont commises, on recourt à la torture; la population civile n’est pas épargnée. En France même, au cours de ces dernières années, l’opinion publique s’est alarmée. Nous n’avons pas à porter de jugement sur la guerre d’Algérie. Mais nous devons condamner tous les actes contraires aux règles de l’humanité qui se commettent, quels que soient leurs auteurs, et souhaiter que les hostilités prennent rapidement fin et que la question d’Algérie trouve une solution qui tienne compte des intérêts – surtout des intérêts humains – qu’elle met en jeu.»
Conseiller fédéral de 1945 à 1961, Max Petitpierre préconise une neutralité active. En d’autres termes, sa politique est fondée sur quatre piliers: neutralité, solidarité, universalité et disponibilité. Dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, ces options politiques se heurtent à des difficultés considérables. La solidarité se traduit par des activités humanitaires que mènent des associations privées ainsi que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dirigé par des Suisses de 1956 à 1965. L’universalité a impliqué la reconnaissance de la Chine de Mao en 1950, mais ne motive pas la reconnaissance du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fondé en 1958. Le président de celui-ci, Ferhat Abbas, séjourne en Suisse à plusieurs reprises et lance des appels à la négociation en pays neutre.
Le général de Gaulle accepte la médiation suisse
En 1954 à Genève, la conférence sur l’Indochine avait abouti à la fin de la présence coloniale française dans cette région. Les nationalistes algériens espèrent un processus analogue pour leur pays. Mais les autorités françaises s’y opposent par tous les moyens. Malgré ses succès militaires, le général de Gaulle ouvre peu à peu la possibilité de négociations pour ramener la paix en Algérie. En juin 1960, des entretiens entre des représentants français et des délégués algériens ont lieu à Melun, près de Paris. Mais ils aboutissent à un rapide échec. Le climat de méfiance et d’hostilité ne permet pas de négocier. Cette rupture rapide inquiète d’innombrables personnalités qui redoutent que la prolongation de la guerre fasse le jeu du communisme ou du panarabisme au détriment du libéralisme occidental.
Pour contrer les extrémismes, des personnalités cherchent des solutions. Dans ce contexte, deux avocats suisses et un représentant du Gouvernement provisoire algérien (GPRA), Taïeb Boulharouf, contactent l’éminent diplomate suisse Olivier Long en proposant que des Suisses facilitent des entretiens franco-algériens. Convaincu par ses interlocuteurs, Long en parle, dans le plus grand secret, à Max Petitpierre, qui autorise cette tentative. Après avoir remporté le référendum sur l’autodétermination de l’Algérie le 8 janvier 1961, le général de Gaulle accepte que la médiation suisse soit mise en place. Seule une poignée de fonctionnaires fédéraux sont impliqués dans l’organisation de rencontres secrètes qui auront lieu dans des hôtels discrets à Lucerne, le 20 février 1961, puis à Neuchâtel le 5 mars 1961. C’est alors que l’un des deux délégués français, Georges Pompidou, propose un compromis entre la volonté française de négociations sur le territoire national et l’espoir algérien d’une conférence à Genève ou dans un autre lieu neutre. Il est proposé de négocier à Evian et que la délégation algérienne réside en Suisse où elle disposera des infrastructures pour communiquer en secret avec les autres dirigeants algériens installés à Tunis ou au Caire, pour tenir des conférences de presse afin d’informer l’opinion publique internationale. Ces conditions garanties grâce à la Suisse permettent au GPRA d’accepter ce compromis formulé à Neuchâtel.
La neutralité questionnée
C’est ainsi que l’histoire retiendra les Accords d’Evian et non les Accords de Melun ou d’une autre ville française. Mais cela impliquera aussi l’assassinat du maire d’Evian, tué le 31 mars 1961 par les partisans de l’Algérie française, violemment hostiles à la moindre négociation avec le GPRA. Parmi les hauts fonctionnaires helvétiques et au sein du Conseil fédéral, les réticences face aux activités déployées par Olivier Long avec l’appui de Max Petitpierre s’expriment, notamment par des membres du gouvernement comme Paul Chaudet. Néanmoins, Max Petitpierre réussit à convaincre ses collègues d’assumer les risques de cette activité diplomatique. Le 18 mai 1961, l’arrivée à Cointrin de la délégation du GPRA, qui résidera près de Genève dans une propriété mise à disposition par le Qatar, constitue un événement considérable. Mais les divergences sont encore trop profondes et les pourparlers à Evian sont suspendus le 13 juin 1961.
Au cours des mois suivants, Olivier Long et ses collaborateurs agissent de nouveau dans le plus grand secret pour renouer les liens et pour créer un climat de relative confiance qui puisse permettre de nouveaux pourparlers. Parmi les Suisses d’Algérie, des critiques s’expriment, parfois avec virulence, contre la politique des autorités fédérales accusées de ne plus respecter les exigences de la neutralité. Le 21 juillet 1961, le Département politique fédéral (aujourd’hui DFAE) précise ainsi sa politique: «Le concept de la neutralité comme nous la comprenons et qui s’inspire également de la notion de solidarité ne s’épuise pas dans la contemplation passive des événements mondiaux. La tradition de la Suisse poursuivant une politique de paix a toujours été de prêter ses bons offices dans la mesure du possible pour permettre d’aplanir pacifiquement les différends entre les parties en litige pour autant que celles-ci le demandaient. Or c’est ce qui s’est passé dans l’affaire algérienne. La Suisse n’a pris aucune initiative. Lorsque cependant tant le gouvernement français que le GPRA eurent admis l’idée de négociation directe, les deux côtés exprimèrent le désir que la Suisse leur facilitât la réalisation. Le Conseil fédéral ne crut pas pouvoir se dérober à ce rôle étant donné le désir concordant des deux côtés de mettre fin à un conflit armé et l’intérêt général du monde occidental au rétablissement de la paix en Afrique du Nord. En ce faisant, la Suisse ne s’est pas laissée impliquée dans un différend sur lequel elle ne prend pas position. Son impartialité au contraire est une condition essentielle pour le succès de ses bons offices.»
Hélicoptères de l’armée suisse
Sur cette base, au cours des mois suivants, les diplomates suisses se sont efforcés de surmonter les obstacles à la reprise des pourparlers. Sans y participer eux-mêmes, ils ont multiplié les entretiens secrets avec des responsables français et algériens. Leurs efforts aboutissent à une reprise des pourparlers publics du 7 au 18 mars 1962. Comme en 1961, des hélicoptères de l’armée suisse, et parfois des bateaux, permettent aux négociateurs algériens de parvenir à Evian et d’en repartir pour tenir des conférences de presse en Suisse.
Au cours de l’année 1962, les remerciements se multiplient pour la Suisse. Du côté français, les critiques contre l’utilisation des banques suisses par les nationalistes algériens s’atténuent d’autant plus que la place financière suisse permet à la Ve République de surmonter une grave crise. De même, le refus helvétique de participer à la construction européenne est mieux compris dans la mesure où la Confédération s’affirme comme un pays occidental qui peut être utile dans le cadre de la décolonisation. Mais les violences qui ravagent l’Algérie au cours des mois suivants tempèrent les espoirs exprimés en mars 1962. Le départ, dans des conditions dramatiques, de la plupart des Européens d’Algérie, y compris des Suisses, s’effectue dans des conditions imprévues. De plus, les divergences et les violences qui caractérisent les premiers mois de l’Algérie indépendante aboutissent à écarter du nouveau pouvoir la plupart des négociateurs algériens des Accords d’Evian. Néanmoins, la signature de ce cessez-le-feu constitue un succès d’une ampleur exceptionnelle et durable de la diplomatie suisse.
Dernière publication: Sarah Dekkiche et Hasni Abidi (dir.), «60 ans après les Accords d’Evian. Regards croisés sur une mémoire plurielle», Paris, 2022.
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