Immigration, terrorisme, business... Le passif colonial complique les rapports entre les deux Etats. Et ce depuis les accords d'Evian, signés il y a soixante ans.
Sur les liens entre France et Algérie, le "en même temps" sarkozien a été repris, à sa mesure, par Emmanuel Macron. (Ici, Emmanuel Macron, interpellé par un jeune algérien le 6 décembre 2017, à Alger.)
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bdelaziz Bouteflika en a les larmes aux yeux. "Il était étreint par l'émotion", précise Bernard Bajolet, l'ex-directeur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et ancien ambassadeur de France à Alger, qui se souvient d'une scène "incroyable". Ce 3 décembre 2007, le président algérien dîne avec le diplomate et Nicolas Sarkozy, qui vient d'entamer une visite d'Etat en Algérie. De lui-même, le chef d'Etat revient sur l'expression "génocide culturel" qu'il a utilisée un an auparavant pour qualifier la colonisation française. "Vous nous avez tout pris, vous avez pris notre culture, vous avez volé notre identité, on ne sait plus qui on est, si on est Arabes, si on est Européens", tonne-t-il.
Son homologue français est stupéfait. Il n'avait pas prévu d'évoquer les questions mémorielles durant son séjour, consacré au partenariat commercial entre les deux pays. Mais le président est si ému de la diatribe de son alter ego qu'il décide de modifier la trame de son discours à l'université de Constantine le surlendemain. Nicolas Sarkozy évoquera "l'injustice" que "le système colonial" a "infligée au peuple algérien", un régime qualifié d'"entreprise d'asservissement et d'exploitation". Cela ne l'empêchera d'envisager, en 2012, de dénoncer les accords d'Evian du 19 mars 1962, préalables à l'indépendance de l'Algérie.
Cette mesure, suggérée par son conseiller de l'ombre Patrick Buisson, successeur idéologique des revanchards de l'Algérie française, aurait remis en cause les conditions de séjour privilégiées des ressortissants algériens en France. Une oeillade à la droite de la droite. De l'autre côté de la Méditerranée, l'hypothèse est vécue comme un affront, tant ce statut spécifique apparaît pour les Algériens comme la maigre contrepartie de cent trente-deux ans de spoliation coloniale. Le locataire de l'Elysée renonce.
e de la Méditerranée, les mémoires saignent"
Ce "en même temps" sarkozien a été repris, à sa mesure, par Emmanuel Macron. Dix ans plus tard, c'est comme si rien n'avait changé. A l'approche des 60 ans des accords d'Evian, les douleurs du passé n'en finissent toujours pas de saisir le présent. "Dans toutes les familles algériennes, les souvenirs sont peuplés de morts, d'éclopés et de disparus de la guerre. Des femmes violées par des militaires français sont encore en vie, allez leur parler d'histoire apaisée !", souligne Amar Mohand-Amer, historien au Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d'Oran.
"Aujourd'hui encore, de part et d'autre de la Méditerranée, les mémoires saignent", expose en écho l'historien Benjamin Stora, auteur d'un rapport remis le 20 janvier 2021 à Emmanuel Macron. Plus de 10% des Français ont aujourd'hui un lien direct avec l'Algérie, dès lors, toute position sur le sujet s'apparente à une course de haies sur un terrain rempli de mines. L'inverse est vrai aussi : Bernard Bajolet se souvient de ce jour où Abdelaziz Bouteflika l'a pris à part, à la fin d'entretien, pour lui lâcher cette phrase à double détente : "N'oubliez pas une chose, c'est que je suis né Français."
Relation "foiroteuse", disait Jacques Chirac, "partenariat d'exception", a pris l'habitude d'écrire le Quai d'Orsay dans sa phraséologie inimitable. Entente impossible, en réalité, marquée par des rancoeurs imprescriptibles, des susceptibilités extrêmes et des injonctions paradoxales. En avril 2021, le ministre du Travail algérien qualifie la France "d'ennemi éternel et traditionnel", mais le président Abdelmadjid Tebboune rappelle, lui, le 10 octobre, que "l'Algérie est un pays spécial" du point de vue hexagonal. "Ne nous mélangez pas avec d'autres pays", ajoute-t-il. Ce jour-là, le chef d'Etat réagit à la polémique née des propos d'Emmanuel Macron, qui a raillé, le 30 septembre, devant un journaliste du Monde, la "rente mémorielle" entretenue par un "système politico-militaire".
"Il ne fallait peut-être pas le dire, mais ce n'est pas faux", réagit Bernard Bajolet, lui aussi convaincu que le régime algérien se sert souvent de la France comme d'un repoussoir facile pour faire oublier ses propres errements. Le président français est excédé par le manque de coopération d'Alger concernant les expulsions de ressortissants algériens. Pour les renvoyer du territoire, Paris a besoin d'un laissez-passer consulaire, qu'il a demandé à plus de 7 000 reprises, selon le ministre Gérald Darmanin, mais que le partenaire ne délivre jamais ou presque. "Un sujet de tension", reconnaît Didier Leschi, patron de l'Office français de l'immigration et de l'intégration.
Dans sa réplique, Abdelmadjid Tebboune prétend n'avoir reçu qu'une centaine de demandes... et choisit de viser le ministre de l'Intérieur sur ses origines : "Moussa Darmanin a bâti un gros mensonge". Une référence au second prénom de l'élu, un hommage à son grand-père tirailleur algérien. Le passé colonial, encore, toujours. Quand, en septembre 2018, Emmanuel Macron avait admis l'assassinat par l'armée française du militant de l'indépendance Maurice Audin, l'espoir d'un apaisement était né. Suivront la restitution à l'Algérie des crânes de 24 résistants et la reconnaissance du meurtre d'Ali Boumendjel, comme le recommandait Stora. Mais à Alger, le "M. Mémoire" du gouvernement, Abdelmadjid Chikhi, a balayé d'un revers de main ce "rapport franco-français". "C'est comme s'il n'existait pas", oppose-t-il en mars 2021.
"Quand c'est secret, tout se passe bien"
Les Français ne sont pas toujours en reste de blocages parfois surprenants. Début 2020, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale décide ainsi... de ne plus appliquer la loi de 2008 sur l'accès aux archives, qui permettait la communication des documents "secret-défense" au bout de cinquante ans. Des informations sur la guerre d'Algérie accessibles entre 2009 et 2020 redeviennent secrètes, d'autres échappent à la publicité. Après dix-huit mois de pataquès, la ministre Roselyne Bachelot annonce, en décembre 2021, l'ouverture des archives sur la guerre d'Algérie "avec quinze ans d'avance". Mais seulement celles relatives aux "enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police".
Maintenir un voile sur "les évènements" d'Algérie a longtemps constitué l'obsession d'une "frange droitière" de l'armée, nous indique Alain Chouet, ex-chef du renseignement de sécurité à la DGSE. Lui-même se souvient, dans les années 1970, d'un bataillon important d'espions nostalgiques de l'Algérie française et adeptes de "coups tordus" à l'égard du jeune pays indépendant.
"Aucun des dossiers que nous avons portés depuis 2017 n'a progressé."
Au début des années 1980, la Direction de la surveillance du territoire (DST) s'octroie, elle, la bienveillance des services secrets algériens grâce à un autre genre de coup fourré, concernant l'ex-président Ahmed Ben Bella, en exil en France, officiellement sous la protection de son hôte. "On avait une source dans l'entourage de Ben Bella et on disait aux 'services' tout ce qu'il faisait, ils étaient ravis !", révèle Yves Bonnet, directeur de la DST entre 1982 et 1985. "Entre la France et l'Algérie, quand c'est secret, tout se passe bien ; quand c'est public, ça déraille", constate le politologue Naoufel Brahimi El Mili. "Sur la question du terrorisme en France, ils ne nous ont jamais fait défaut", confirme l'entourage de Gérald Darmanin, ce que les militaires nuancent, s'agissant du Sahel. "Alger a protégé Iyad Ag Ghali", l'un des principaux chefs djihadistes maliens, souvent aperçu dans le Sud algérien, nous assurait en 2020 le général Christophe Gomart, à la tête du renseignement militaire jusqu'en 2017.
"Ce sont des rapports façon CAC 40, à la hausse ou à la baisse selon les périodes", complète l'ambassadeur Xavier Driencourt, en poste à Alger entre 2008 et 2012, puis de 2017 à 2020, lui-même ciblé durant son mandat par le logiciel Pegasus, permettant de pirater des communications protégées. Le diplomate, récent auteur de L'Enigme algérienne (L'Observatoire), une analyse détonante sur l'Algérie, se souvient des attitudes "contradictoires" de ses interlocuteurs. Comme ce ministre adhérent du FLN qui vilipendait la France le jour... avant d'envoyer, le soir, une demande de visa à l'ambassadeur depuis "une adresse mail Yahoo.fr", supposée plus discrète.
Des projets de rapprochement qui achoppent
"Vous allez voir, le peuple algérien est plus francophile que ses dirigeants", assurait Jacques Chirac à Bernard Bajolet, en 2006. Et il est vrai que les demandes de naturalisation française ont augmenté de 50% entre 2017 et 2019. Faut-il y voir pour autant une adhésion au modèle français ? Xavier Driencourt estime que non. Dans son courrier de fin de mission, envoyé le 14 juillet 2020 à cinq conseillers de l'Elysée et du Quai d'Orsay, le diplomate évoquait la question des visas vers l'Hexagone, auxquels les Algériens restent extrêmement attachés, avec désillusion : "Ces demandes n'expriment pas particulièrement une admiration ou une sympathie pour la France et les valeurs qu'elle représente, ni une adhésion à la République, mais le plus souvent un moyen de fuir le pays, et d'acheter l'assurance-vie que l'Algérie ne peut fournir, mais que procure le système politique et social français."
Dans sa missive, l'ambassadeur confiait sa "frustration" face à une relation bilatérale "en fin de cycle", un pays "islamisé" dans lequel "chaque évènement en France concernant l'école, le voile" est "commenté et critiqué comme 'islamophobe'" et en tirait un constat terrible : "Aucun des dossiers que nous avons portés depuis 2017 n'a progressé." Le haut fonctionnaire défend par exemple l'idée, à partir de décembre 2017, d'un départ du Tour de France 2022 depuis Alger, soixante ans après l'indépendance. Un contre-la-montre de 60 kilomètres entre la capitale et Tipaza, au bord de la mer, est envisagé. "Je trouvais que c'était la plus belle idée de réconciliation. J'avais l'accord de Christian Prudhomme, le directeur du Tour de France. Il m'avait dit que si Alger était candidate, il lui donnait la priorité", nous raconte-t-il. Le président Macron est d'accord, les autorités locales se montrent intéressées... avant de laisser péricliter le dossier.
Un grand classique. Depuis 1962, les projets de rapprochement achoppent systématiquement après avoir parfois bien avancé. Bien sûr, il faut procéder par étapes. Quand Yves Bonnet, durant son passage à la DST, propose à Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur, de porter un projet de libre circulation dans les deux pays pour les avocats, les journalistes et les médecins, ce dernier éclate de rire. Intéressant, mais bien trop tôt. A l'inverse, lorsque Jacques Chirac imagine, en 2004, un traité d'amitié franco-algérien, sur le modèle du traité de réconciliation franco-allemand de 1963, un dénouement heureux semble possible... jusqu'à ce que des députés UMP fassent voter un amendement sur "le rôle positif" de la colonisation.
Preuve, s'il en fallait, que, côté français aussi, on peine à se départir de certaines rancoeurs. Lakhdar Brahimi, ex-ministre des Affaires étrangères algérien, estime qu'à l'inverse de ce que les Allemands ont accompli après la Seconde Guerre mondiale, la France a refusé d'avouer totalement ses torts : "On compare souvent la réconciliation entre la France et l'Algérie avec celle entre la France et l'Allemagne. D'accord, mais qui dans cette affaire sera la France et qui l'Allemagne ? Les Allemands, qui vous ont occupé et malmené, acceptent aujourd'hui tout ce que vous dites au sujet de leurs méfaits. Il y a eu des collaborateurs, et pourtant les Allemands ne vous disent jamais : 'Attention, ce sont des gens bien, ils ont travaillé avec nous'", développe-t-il au sujet des harkis, ces Algériens engagés au service de la France pendant la guerre.
Le rêve d'un ailleurs hexagonal
Dans un pays où "tout est politique, même le commerce", nous confie Xavier Driencourt, les entreprises françaises elles aussi paraissent pâtir de ces conflits, écrit le diplomate dans son ouvrage : "Le Premier ministre Ouyahia dit même un jour, en février 2018, à Pierre Gattaz, président du Medef, que les retards de paiement et divers impayés aux entreprises françaises étaient simplement le prix à payer par la France pour la stabilité de l'Algérie."
A la fin des années 2000, les grands groupes de BTP français ont décidé de quitter Alger. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l'Algérie, et la France se trouve aujourd'hui talonnée par l'Italie et l'Espagne. Un phénomène qui pourrait se poursuivre, selon le constat pessimiste de l'ex-ambassadeur : "Pour paraître se moderniser, le régime a un intérêt à 'lâcher' la France." Dans ce rapport de force, le diplomate fait de la politique de visas française, y compris touristiques, l'unique "levier" de négociation audible à Alger. La baisse de 50% de ces visas, décidée par l'Elysée en réponse aux refus de laissez-passer consulaires, a gravement contrarié le palais d'El Mouradia, qui "coopère mieux" sur la question migratoire, depuis le début de l'année 2022, selon Beauvau.
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