Xavier Driencourt a été ambassadeur en Algérie pendant sept ans. Il publie un essai détonant sur la relation franco-algérienne, truffé de secrets de coulisses.
Plusieurs milliers de personnes défilent dans l'est de l'Algérie à Kherrata, le berceau du mouvement antirégime Hirak, le 16 février 2021
Attention, ouvrage majeur. En parallèle des soixante ans des accords d'Evian, Xavier Driencourt publie L'Enigme algérienne (L'Observatoire), un essai détonant sur un pays qu'il connaît mieux que personne. Et pour cause : le diplomate a été ambassadeur de la France à Alger pendant sept ans, de 2008 à 2012 puis de 2017 à 2020. Son constat ? La relation entre les deux Etats, compliquée par nature depuis l'indépendance, s'est abîmée ces dernières années. "Le pouvoir algérien utilise la France comme éternel bouc émissaire", conclut le haut-fonctionnaire, convaincu que le régime poursuivra dans sa veine anti-française ces prochaines années. Face à cette hostilité, qui n'est pas celle d'un peuple algérien volontiers francophile, l'ex-ambassadeur propose de "normaliser" la relation bilatérale en jouant sur tous les "leviers" dont la France dispose. Sans aucun tabou. Xavier Driencourt propose ainsi d'envisager rien de moins que... la refonte complète, pouvant aller jusqu'à la dénonciation, de l'accord franco-algérien du 28 décembre 1968, qui offre des règles de circulation privilégiées aux Algériens en France. Et ce pour une question de réciprocité. Entretien fleuve.
L'Express : Les hommes politiques français semblent avoir du mal à trouver le ton juste avec l'Algérie. Comment l'expliquer ?
Xavier Driencourt : Les politiques français ont toujours été très gênés par l'Algérie. Avant tout, parce que c'est de la politique intérieure française. Il y a 10 % de la population française qui a un lien avec l'Algérie : les Algériens de France, les Franco-Algériens, les Français d'origine algérienne, les pieds-noirs, les harkis... Ce sont des populations à qui les politiques ne disent pas la même chose et qui n'entendent pas le même discours. Si vous faites plaisir aux uns, vous mécontentez les autres. Historiquement, la gauche se sent mal à l'aise avec sa propre histoire, les refus de grâce de François Mitterrand, Guy Mollet malmené lors de la "journée des tomates" et qui entreprend une politique répressive, la bataille d'Alger... Alors il lui arrive d'en rajouter dans la "bien-pensance". Du côté de la droite, on peine à trouver le bon ton entre la défense de l'action du général de Gaulle et la défense des harkis, des pieds-noirs. Et puis Alger n'est qu'à 800 kilomètres de Marseille. On ne peut pas mener de politique de la terre brûlée, ça n'aurait aucun sens.
Quelle est l'attitude que les Algériens respectent le plus ?
Le problème, avec les Algériens, c'est qu'on perd souvent à tous les coups. Ça m'a beaucoup frappé pendant le Hirak [NLDR : mouvement contestataire né d'un refus d'une nouvelle candidature du président Bouteflika, en 2019]. L'armée nous accusait, sans aucun élément, de soutenir le Hirak, voire de comploter pour remplacer certains dignitaires du régime. Le Hirak, lui, nous a reproché de ne rien faire, c'est-à-dire de soutenir le pouvoir en place, par notre passivité.
Le sentiment anti-français est-il répandu en Algérie ?
La population algérienne n'a pas d'antipathie particulière pour la France. Chaque Algérien a un cousin, un oncle, un frère qui vit en France. Ils s'en sentent proches. Et ce quand bien même les livres d'histoire apprennent à chaque petit Algérien que la France est un ennemi. Les Algériens se rendent bien compte ensuite que les choses ne sont pas aussi binaires. Le pouvoir, lui, tire sa légitimité de cette histoire, de cette hostilité. Il s'est construit sur la lutte pour l'indépendance, la lutte contre la France. Mais là encore, les choses ne sont pas aussi simples car il y a ce que j'appelle la "double attitude". Certains officiels qui critiquent sans cesse notre pays se retrouvent à demander, le soir venu, via une adresse email discrète, des visas ou une place au lycée français. C'est bien sûr difficilement admissible.
Comment expliquer ce double jeu ?
Eux ne voient pas le problème. Ils estiment d'une certaine façon que c'est le prix à payer pour la colonisation, en quelque sorte. Il y a quelques années, le Premier ministre Ahmed Ouyahia a même dit à Pierre Gattaz, le président du Medef, que si les entreprises françaises n'étaient pas payées dans les temps, c'était le prix à payer pour la stabilité de l'Algérie, ce à quoi nous avions intérêt. C'est très surprenant ! En Algérie, tout est politique, même le commerce. Le pouvoir n'est pas un pouvoir pragmatique. C'est terrible, d'ailleurs, car sur le papier, l'Algérie aurait tout pour devenir la Californie de l'Afrique : le climat, la mer, la montagne, le pétrole et le gaz.
Où en est la relation commerciale entre la France et l'Algérie ?
Ces dernières années, la France a perdu beaucoup de parts de marché. Nous ne sommes plus leur premier partenaire commercial, nous avons été dépassés par la Chine ; l'Italie et l'Espagne sont sur nos talons.
Avez-vous, lors de vos deux mandats, décelé des lignes de faille à l'intérieur du pouvoir algérien ?
C'est un bloc assez monolithique. Il y a des gens qui vous parlent en off... Je me souviens d'un député FLN auprès duquel j'avais testé l'idée que pour le cinquantième anniversaire de l'indépendance l'Algérie supprime les visas pour les pieds noirs, en les considérant comme des "enfants de la terre d'Algérie". Le principe, c'était que toutes les personnes nées avant 1962 puissent venir en Algérie sans visa. Avant de mourir, certains aimeraient revoir le village, la ferme, l'appartement où ils ont vécu. Dire à ces gens "vous êtes des enfants de la terre d'Algérie, vous pouvez venir", je trouvais que c'était un beau geste. Ce député avait trouvé l'idée bonne et m'avait dit qu'il en parlerait. Mais il ne s'est jamais rien passé. C'était en 2012. Mais l'idée pourrait être reprise. Seulement, on bute inévitablement sur la question des harkis.
Emmanuel Macron a-t-il eu raison de tancer la "rente mémorielle" entretenue par un "système politico-militaire" ?
J'ai l'impression que le Président s'est rendu compte qu'il est très compliqué d'avancer avec les Algériens. Le président Macron a fait beaucoup de gestes. Il y a eu ses déclarations sur la colonisation "crime contre l'humanité", la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat dans la disparition de Maurice Audin, dans l'assassinat d'Ali Boumendjel, la remise des crânes des résistants décapités, le rapport Stora. Du côté algérien, rien n'est venu. Il y a en plus la problématique des visas et de l'immigration qui est devenue aujourd'hui un problème "en fond de tableau".
La France reproche à l'Algérie de ne pas délivrer les fameux "laissez-passer" consulaires, nécessaires pour renvoyer un immigré illégal du sol français. Ce contentieux est-il récent ?
Cette question était sur la table dès mon premier mandat, mais elle a pris de l'importance lors de mon second séjour, pour deux raisons. D'abord, l'attitude des Algériens sur les laissez-passer consulaires. Ils se sont de plus en plus cabrés, même s'ils n'ont jamais été très coopératifs. Et après les déclarations du président français, ils ont tout fermé. Donc aujourd'hui, je crois que c'est encore très compliqué, je ne sais pas si les renvois d'Algériens en situation irrégulière ont repris ou non.
La deuxième raison, ce sont les accords de 1968 qui sont des accords migratoires franco-algériens postérieurs aux accords d'Evian. Ils ont été signés à une époque où il fallait faire venir de la main-d'oeuvre algérienne en France. Donc les accords étaient centrés sur les entrées, on parlait alors très peu des sorties ou des retours vers l'Algérie. Or, ces accords de 1968 sont totalement dérogatoires aujourd'hui au reste de Schengen, et les Algériens y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux.
Ces accords n'ont jamais été révisés ?
Si, mais toujours dans un sens favorable à l'Algérie. Ils n'ont jamais été dénoncés.
A-t-on une marge de manoeuvre dans cette relation migratoire ?
Notre seul levier, ce sont les visas. Gérald Darmanin et Emmanuel Macron l'ont utilisé à l'automne. Aujourd'hui, je ne sais pas où nous en sommes sur la division par 2 du nombre de visas. Sur le reste, nous sommes en position de faiblesse vis-à-vis d'Alger.
Dans votre livre, vous racontez que l'ambassadeur d'Algérie en France a un jour dit, en votre présence, et à propos des terroristes algériens présents sur le sol français, qu'ils "étaient en fait le fruit de l'éducation française et de [v]os valeurs". Que voulait-il dire par là ?
Je crois qu'il était sincère. Je trouvais cet argument insupportable. Mais il disait dans le fond : tous ces jeunes qui sont à Saint-Denis ou à Marseille, c'est de votre faute, car vous avez créé des ghettos, ils n'ont pas été éduqués comme ils l'auraient été en Algérie, ils ont été "imbibés" par les mauvaises habitudes occidentales, donc on ne voit pas pourquoi on les reprendrait ! Et les terroristes algériens, il nous faisait comprendre qu'on ne les avait pas surveillés, qu'on les avait laissés se radicaliser en prison...
L'Algérie s'est plusieurs fois montrée frustrée de n'avoir pas été entendue sur des dossiers diplomatiques. En avez-vous été témoin ?
Sur la Libye et sur le Sahel, nous aurions sans doute dû les écouter davantage, mais très en amont, dès 2011. Je me souviens de cet avertissement du président Bouteflika à Alain Juppé, que j'ai entendu juste avant l'intervention en Libye. Il nous disait : si vous intervenez en Libye, faites attention, les djihadistes vont se déplacer et inonder le Sahel, vous aurez des ennuis et nous aussi dans les années à venir. On n'imaginait pas à l'époque les conséquences... Cette conversation m'est restée en tête pendant des années.
Paris et Alger ont-ils collaboré sur ces dossiers-là ?
On a assez peu de coopération très opérationnelle. On a des échanges de vues, mais pas de coopération vraiment opérationnelle.
L'Algérie ne fournit pas de renseignements ?
Nous voudrions un véritable échange de renseignements, mais comme pour beaucoup de dossiers, nous nous heurtons à des réticences. Mais je ne sais pas ce que les services de renseignement échangent vraiment entre eux.
Dans votre livre, on découvre aussi que vous avez proposé que le Tour de France démarre à Alger...
Je trouvais que c'était la plus belle idée de réconciliation. J'avais l'accord du président de la République et de Christian Prudhomme, le directeur du Tour de France. J'avais passé une journée avec lui, il m'avait expliqué que 40 villes voulaient le grand départ, mais que si Alger était candidate, il lui donnerait la priorité. Fort de ce feu vert, je l'ai fait venir à Alger. Sur le plan symbolique, l'initiative était forte. Le Tour aurait été regardé par les Algériens d'Algérie, les Algériens de France, les pieds-noirs qui auraient reconnu à la télévision les lieux de leur jeunesse... On avait imaginé une course contre-la-montre de 60 km Alger-Tipaza, dans des paysages extraordinaires au bord de la mer. Bref, cela aurait été un événement sportif et politique extraordinaire. Sans compter qu'il aurait attiré à Alger une foule de journalistes, la meilleure publicité pour l'Algérie !
Christian Prudhomme est venu à Alger, il a été reçu par le ministre de l'Intérieur, le préfet, le wali d'Alger. Tout le monde trouvait l'idée formidable, à titre individuel. Et puis il ne s'est rien passé parce que comme souvent avec Alger, quelque chose a bloqué. J'imagine que dans l'armée, quelqu'un a trouvé ça prématuré, mais je n'ai jamais su... Voilà une occasion manquée. Alors que ce sont des initiatives comme celle-ci qui rapprochent concrètement.
La mise en place d'une commission "vérité et réconciliation", sur le modèle de ce qui s'est fait en Afrique du Sud, pourrait-elle apaiser la situation ?
Je n'y crois pas trop car il faut des interlocuteurs mus par le même objectif, des deux côtés. Des petits pas ont été faits par le gouvernement français. Il me semble que c'est la bonne méthode. Quand on espère des grandes décisions, des traités d'amitié, "on met la charrue avant les boeufs". Ça ne peut pas être le point de départ car on risque de buter sur des milliers de choses. Aujourd'hui, il y a trois grands thèmes de revendications côté algérien : la guerre d'Algérie en elle-même, bien sûr, avec le dossier des corps des militaires jamais retrouvés, mais pas seulement. Il y a aussi le préjudice de toute la période coloniale, à partir de 1830, qui est désormais sur la table. Et puis il y a le dossier des essais nucléaires français en Algérie, jusqu'en 1978.
Aurait-on pu s'y prendre autrement ?
Oui mais il faudrait remonter loin. Il a manqué face au Général de Gaulle une sorte de Nelson Mandela qui a fait ce que Mandela, avec Frederik de Clerc, a fait en Afrique du Sud. En face de lui, de Gaulle avait un comité de quelques personnes qui ont négocié les accords d'Evian et qui ensuite ont cédé la place à l'Armée des frontières dès juillet 1962. En 1945, il fallait jouer la carte de l'ouverture, avec des personnalités comme Ferhat Abbas. Mais en réalité, la guerre a commencé avec les massacres de Sétif en 1945. Ils ont été la coupure qui a radicalisé la population européenne et les indépendantistes algériens. Mon sentiment est que dès 1945, la guerre était là et il était trop tard.
Plus récemment, la loi de 2005 sur les "bienfaits de la colonisation" n'était-elle pas une grossière erreur ?
Oui, c'était de la provocation...
Comment les Algériens voient-ils Marine le Pen et Eric Zemmour ?
Le discours anti-algérien, anti-islam, leur fait peur. Alors que l'Algérie a toujours préféré d'une manière générale les gouvernements de droite, notamment sous Chirac, aujourd'hui même Valérie Pécresse les inquiète, car elle tient un discours beaucoup plus radical.
Avec l'expression "Français de papier" par exemple...
L'expression vaut ce qu'elle vaut, mais quand vous demandez à un officiel algérien, comme je le raconte dans le livre, s'il est Français, et qu'il vous répond : "Ah non, monsieur, j'ai seulement les papiers", cela laisse songeur. Donc l'expression recouvre une certaine réalité.
Parlera-t-on encore français en Algérie dans vingt ans ?
Je suis assez pessimiste. Il y aura encore une élite qui parlera français, c'est clair ; on ne supprime pas une langue du jour au lendemain. Mais il est clair qu'il y a une arabisation, la jeune génération baragouine le français plus qu'elle ne le parle. Et il y a une alliance objective entre l'armée, les islamistes et les Anglo-Saxons pour affaiblir et sans doute éliminer le français. L'anglais est soi-disant la langue universelle et moderne.
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