En quittant le pays, les Européens ont laissé leurs morts. Malgré le travail des associations, les nécropoles tombent en ruine. Visite au cimetière Bologhine, à Alger.
Une tombe envahie par les ronces dans le cimetière Bologhine (anciennement Saint-Eugène), à Alger. (AGDAL Céline pour L'OBS)
Accroché à la corniche, face à la mer, construit en terrasses sur une colline, au pied de la basilique Notre-Dame-d’Afrique, il est attaqué par la végétation, les éboulements, les inondations, les secousses telluriques, les intempéries. Et le soir, quand la ville s’éteint, pas de répit, il se transforme en lieu de liberté, en bar à ciel ouvert, comme d’autres cimetières abandonnés par les Français en Algérie. Les jeunes, qui veulent s’amuser et n’ont guère d’autres endroits tranquilles où aller, se faufilent par une brèche du mur d’enceinte, sur les hauteurs. Ils allument un feu de camp au milieu des morts. Au matin, les gardiens retrouvent des cadavres de bouteilles et des morceaux de bois calcinés.
18 hectares, 250 000 défunts
Créé en 1849, Bologhine est le plus grand cimetière de l’Algérie coloniale. Avec une partie chrétienne et une partie juive, séparées par un mur en pierre et une petite porte en fer qui ne s’ouvre plus que rarement. Un espace gigantesque, 18 hectares, 250 000 défunts. C’est là que sont organisées les cérémonies du consulat français les 8-Mai et les 11-Novembre. C’est là aussi que les présidents français en visite officielle viennent parfois déposer une gerbe, comme François Hollande en 2012.
Lorsque l’on franchit les grilles de l’entrée – commune aux parties chrétienne et juive – boulevard du Commandant-Abderrahmane-Mira, dans le bas de l’enceinte, tout est en ordre. Poste de gardiens occupé, allées débroussaillées, sépultures entretenues, cyprès et eucalyptus taillés, statues toujours vaillantes, comme celle du zouave qui domine le carré militaire. On se croirait presque au Père-Lachaise, la lumière de la Méditerranée en plus. C’est quand on grimpe vers les hauteurs, sur des escaliers de plus en plus impraticables, que tout se décompose. Surtout dans la partie juive, plus isolée et plus éloignée du poste des gardiens.
Visiter ce cimetière, c’est comme remonter l’histoire des Français en Algérie. Ils sont presque tous là. Les militaires morts pendant la conquête : l’interprète Louis Debracevich, décédé quelques jours après le débarquement des troupes de Charles X à Sidi Ferruch, en juin 1830 ; le baron Alexis Bondurand, arrivé avec son épouse en décembre de cette même année – date à laquelle les femmes ont été autorisées dans les réceptions mondaines ; ou encore le général Joseph Vantini, dit « Yusuf », quadrilingue français-arabe-turc-espagnol, probable fils d’un grenadier de Napoléon Ier, enlevé dans sa jeunesse par un pirate barbaresque avant de s’échapper de Tunis et de participer à la conquête coloniale et à la prise de la smala d’Abd el-Kader, le père du nationalisme algérien.
Roger Hanin, inhumé en 2015
Il y a aussi les 79 infirmiers de l’hôpital du Dey morts pendant l’épidémie de choléra de 1849, les soldats tombés lors des deux conflits mondiaux, les victimes de la rue d’Isly mitraillées par l’armée française en mars 1962. Sans oublier les « personnalités » de la colonie, le botaniste Gaetano Durando, le compositeur Edmond Nathan Yafil, figure de la musique arabo-andalouse, le journaliste Ismaÿl Urbain, qui inspira la politique « arabophile » de Napoléon III, et le militant communiste indépendantiste Fernand Iveton, seul Européen à avoir été guillotiné lors de la guerre d’Algérie, parce qu’il avait déposé une bombe, qui n’a jamais explosé. Le dernier arrivé est l’acteur Roger Hanin, il y a sept ans. Né Roger Paul Jacob Lévy, dans une famille juive de la Casbah, petit-fils de rabbin, il avait demandé à être enterré à Bologhine après sa mort, près de son père, Joseph, employé aux PTT. Avant lui, au début des années 2000, une vieille dame juive, restée en Algérie après l’indépendance, avait elle aussi rejoint le cimetière.
En 1962, quand les pieds-noirs ont quitté la terre de leurs ancêtres, ils ont laissé leurs morts derrière eux. On estimait, au moment de l’indépendance, à plus d’un millier le nombre de cimetières chrétiens et juifs. Il n’y en aurait plus que 300 aujourd’hui. Ils appartiennent aux communes algériennes, qui sont censées en assurer l’entretien et le gardiennage, mais ce sont les descendants qui doivent s’occuper de leurs sépultures. Autant dire personne. La plupart n’ont plus jamais remis les pieds en Algérie.
Laissés à l’abandon, les cimetières ont peu à peu disparu des paysages algériens, surtout dans les villages. Décrépits, vandalisés, profanés, ou carrément rasés par des promoteurs immobiliers, comme à Aïn M’lila, dans le Constantinois. « La première fois que je suis retourné en Algérie après l’indépendance, c’était en 1985, à l’occasion d’un voyage organisé par une association de pieds-noirs », raconte Alain Bourdon, fils d’un agent des automobiles Renault et d’une directrice d’école, dont les ancêtres, royalistes, avaient été déportés en Algérie en 1848. Il raconte :
« Je suis allé à Bouira, un village de Kabylie, où je suis né, où presque toute ma famille est enterrée. Le cimetière n’était plus que désolation, beaucoup de tombes étaient ouvertes. A notre retour, on a décidé de fonder l’Association pour la Sauvegarde des Cimetières d’Algérie (ASCA) et de rénover tout ce qu’on pouvait. »
Ce n’est qu’en 2005, près d’un demi-siècle après l’indépendance, que les autorités françaises se décident, elles, à faire quelque chose. Jacques Chirac vient d’effectuer un voyage officiel triomphal de l’autre côté de la Méditerranée, où il a été accueilli par des foules en liesse dans les rues d’Alger. Un plan d’entretien, de rénovation et de regroupement des cimetières est engagé avec les autorités algériennes. Près de 5 millions d’euros sont dépensés et 200 cimetières – les plus petits – sont regroupés : les ossements sont placés dans des caisses, elles-mêmes réunies dans des sortes de « bunkers » installés dans des nécropoles plus grandes.
Mais le rapport « Bilan et perspectives sur les sépultures civiles françaises en Algérie », rédigé par le ministère des Affaires étrangères en 2015, constate que les rénovations sont parfois vaines, faute de surveillance. Les tombes refermées après le regroupement du cimetière chrétien d’El Affroun, près de Blida, ont à nouveau « été profanées par des inconnus qui ont récupéré des tôles en zinc et des cercueils ». Dans le carré militaire du cimetière de Mers el-Kébir, une ville côtière du golfe d’Oran, dédié aux marins morts lors des attaques britanniques de juillet 1940, où il avait été décidé de remplacer les croix – brisées – par des plots et de restaurer l’ossuaire et le caveau, il y a eu ensuite des destructions, du vandalisme et des vols.
A l’inverse, le cimetière de Souk Ahras, près d’Annaba, où est né saint Augustin, est systématiquement cité en exemple comme un modèle de conservation. « Grâce notamment à un gardien particulièrement consciencieux, nommé par la mairie, qui pendant des décennies s’en est occupé avec soin et empêchait toute intrusion », raconte Marie Menar, installée en Algérie depuis 1970 et bénévole à l’association algérienne In Memoriam, qui aide les Français à entretenir leurs tombes. Le plan d’action Chirac s’est arrêté en 2018. Depuis, plus rien n’est fait.
Un « patrimoine commun »
« Les cimetières sont un patrimoine commun entre la France et l’Algérie, ils doivent être préservés au nom de la mémoire et de l’histoire, analyse Jean-Paul Durand, descendant du grand rabbin du Moyen Age Shimon ben Tsemah Duran, enterré à Bologhine, et fondateur de l’association des Amis des Cimetières de Saint-Eugène-Bologhine (ASCE). C’est une course contre la montre. La dernière fois que j’y suis retourné, il y a trois ans, j’ai constaté de nouvelles dégradations naturelles : bâtiments noircis, murs de soutènement fendus, intérieur du mausolée des Rabbanim fissuré… » Le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, rendu en janvier 2021 à Emmanuel Macron, préconise la mise en place d’une nouvelle politique de rénovation et d’entretien. La commission « mémoire et vérité » installée dans la foulée planche sur les mesures à mettre en place. Mais le rapport Stora a été accueilli froidement de l’autre côté de la Méditerranée, les relations entre les deux pays sont distantes, et rien ne peut se faire sans l’Algérie.
Et puis les pieds-noirs sont eux aussi en train de disparaître. Les voyages organisés de l’autre côté de la Méditerranée se font de plus en plus rares, faute de participants ; les associations de souvenir et d’entretien des lieux de sépultures se mettent en sommeil. Gérard Jouve, vice-président du Collectif pour la Sauvegarde des Cimetières d’Oranie (CSCO), fondé en 2004, regrette :
« Parmi les bénévoles, la relève n’est plus assurée. Nous sommes la dernière génération à être née en Algérie. »
La Toile est devenue le refuge de ceux qui ont des morts dans les nécropoles « françaises » d’Algérie. Ils tentent de laisser sur internet les traces d’un monde en train de disparaître. Le site du cimetière juif de Bologhine, barré d’un « SOS cimetière en danger » inscrit en rouge, a partiellement mis en ligne son registre de 1941, avec les noms, les dates des obsèques, les carrés d’inhumation. Il propose d’honorer la mémoire des défunts, à l’anniversaire du décès. La liste des enterrés du jour, durant toute la période coloniale, que ce soit en 1870 ou en 1962, renouvelée quotidiennement, s’affiche en « une » du cimetière virtuel. Avec, parfois, le portrait du mort ou la photo de la tombe. On peut y écouter la Rahamana, la prière pour le repos de l’âme de la communauté juive d’Alger.
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