À la différence de la plupart des politiciens d'hier ou d'aujourd'hui, le général de Gaulle a toujours inscrit son action dans une vision géopolitique globale, nourrie d'histoire et de géographie. Dans sa pensée, la Russie fait figure d'alliée naturelle de la France : contre le grand adversaire continental, l'Allemagne, mais aussi contre les puissances maritimes, Grande-Bretagne et États-Unis.
Témoin de l'alliance franco-russe de la fin du XIXe siècle, de Gaulle a pu apprécier son poids durant la Grande Guerre. La transformation de l'Empire russe en Union soviétique ne l'a pas détourné de cette approche et, dès les années 1930, il se montre favorable à une alliance de revers dirigée contre l'Allemagne nazie. Pendant le second conflit mondial, il recherche l'appui de Staline face à Churchill et à Roosevelt. Au cours de la guerre froide, sans se départir d'un anticommunisme foncier, il tente de nouer des relations pacifiées avec l'URSS, autour du mot d'ordre de « l'Europe de l'Atlantique à l'Oural ». À ses yeux, le pays des Soviets demeure la Russie éternelle, qui vise « le rassemblement ambitieux des Slaves ».
Alexandre Jevakhoff , d'une plume acérée, dessine la figure d'un de Gaulle visionnaire, tantôt éblouissant par sa prescience - il prophétise l'essor de la Chine, la fin de l'idéologie communiste, la libération des pays d'Europe centrale -, tantôt égaré sur des chemins de traverse, obsédé par son rêve de restauration de la « grandeur » perdue, compensant la faiblesse de ses moyens par un aplomb imperturbable et une solide mauvaise foi.
Rusés et doctrinaires
Les autres acteurs du drame ne sont pas moins pittoresques : gaullistes de la première heure prompts à se déchirer entre eux, diplomates du Quai d'Orsay au professionnalisme parfois hésitant, dirigeants soviétiques tout à la fois rusés et doctrinaires, communistes français inféodés à Moscou jusqu'à la caricature.
Malheureusement pour de Gaulle, ses interlocuteurs moscovites d'après-guerre ont une vision du monde beaucoup plus prosaïque que le Général. Ils persistent à regarder les Français comme les vaincus de 1940. Pour eux, la France de De Gaulle n'est qu'une « France symbolique, imaginaire et non pas la France telle qu'elle est » (Staline). De fait, après quatre ans d'occupation, le pays n'est plus qu'une puissance de second ordre, qui ne peut prétendre à siéger à la table des deux super-grands.
Au fond de lui, le Général sent qu'ils ont raison et que la France, « pays fatigué », peine à retrouver son rang. Mais le président fait « comme si » et, par la magie du verbe, transfigure en événements historiques la visite officielle de Nikita Khrouchtchev à Paris en 1960 et celle que lui-même accomplit en URSS en 1966.
Leçons décapantes
Cette enquête très fouillée menée par Alexandre Jevakhoff est un modèle du genre. Elle utilise aussi bien les archives françaises, britanniques et anglo-saxonnes que la production imprimée des deux bords ou les témoignages oraux des derniers acteurs survivants. Elle délivre sous une forme souvent d'une grande drôlerie quelques leçons décapantes. L'actualité brûlante du moment lui donne une force singulière : on ne peut que recommander à Emmanuel Macron de placer sans délai ce De Gaulle et la Russie sur sa table de chevet.
Par Thierry Sarmant
daté avril 2022 -
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