En novembre 1961, une explosion ravage un immeuble parisien que l’OAS croyait habité par le journaliste. Plus tard, sa fille, notre consœur Sara Daniel, a rencontré celle dont la chambre avait été soufflée « par erreur ».
Jean Daniel en compagnie d’Ahmed Ben Bella, futur premier président de l’Algérie indépendante, en 1962. Le journaliste travaille alors à « l’Express ». Il fondera « le Nouvel Observateur » deux ans plus tard. (Collection particulière)
Elle se souvient surtout du bruit, cristallin, de la vitre de sa fenêtre qui éclate en confettis tranchants. De l’explosion dans le silence d’une avenue de Paris à minuit. De la voix de ses parents, affolés, qui crient le nom de ses sœurs, Danielle et Françoise, de sortie ce soir-là. Elles arriveront quelques minutes après l’attentat.
A 14 ans, Muriel Flis-Trèves habite avec sa famille au 3e étage du 44, avenue des Ternes, dans le 17e arrondissement ; sa chambre donne sur la rue, au-dessus de la porte cochère de l’immeuble haussmannien. Le cadre en bois entourant son lit l’a sûrement protégée des éclats de verre, conclut-elle aujourd’hui. Elle m’a raconté ce souvenir lors d’un colloque intitulé « Quand la vie bascule », auquel elle m’avait invitée pour parler de mon dernier livre, « la Putain du Califat » (Grasset). Elle ne se souvient plus des détails. Une « amnésie traumatique », dirait la psychanalyste qu’elle est devenue. Un « souvenir insignifiant », puisqu’elle n’a pas été blessée, décide-t-elle.
« L’OAS frappe où elle veut, quand elle veut, qui elle veut ! »
Pourtant, si ténu soit-il, ce souvenir nous lie. Car l’attentat de l’Organisation Armée secrète (OAS) qui a ravagé sa chambre d’adolescente, le 22 novembre 1961, visait mon père, Jean Daniel. C’est la période où l’OAS, fondée quelques mois plus tôt, durcit sa lutte contre l’indépendance algérienne. L’organisation pourchasse jusqu’en métropole les personnalités favorables au FLN. Mon père avait déjà été deux fois inculpé pour atteinte à la sûreté de l’Etat, et l’OAS avait mis sa tête à prix dans un tract distribué en Algérie. On lui reprochait aussi ses articles que l’armée retrouvait soigneusement découpés lors des perquisitions en milieu nationaliste. « L’OAS frappe où elle veut, quand elle veut, qui elle veut ! » annonce un slogan qui apparaît sur les murs d’Algérie en avril 1961.
Dans « le Monde », on lit la description des treize attentats qui ont eu lieu le même jour dans la capitale. La vignette de l’avant-dernier est ainsi formulée :
« 0h15 : Avenue des Ternes, à l’ancien domicile de M. Jean Daniel, journaliste. Une forte charge a été déposée dans l’encoignure de la porte cochère. Elle a causé d’importants dégâts, un salon de coiffure voisin a été ravagé, des portes ont été arrachées, les vitres ont volé en éclats, même dans les immeubles situés de l’autre côté de l’avenue. La seule personne à laquelle l’engin paraît avoir été destiné est M. Jean Daniel, journaliste à “l’Express”, qui a toutefois déménagé depuis plusieurs mois. »
Cette nuit-là, mon père est hospitalisé à la clinique Hartmann où il subit d’innombrables opérations. Quatre mois plus tôt, en juillet 1961, il a été mitraillé par des parachutistes français à Bizerte, en Tunisie. « C’était intentionnel », lui confessera, des années plus tard, le militaire qui a pointé sa mitrailleuse sur lui. Il reste plus de dix mois en clinique. Voici ce qu’il écrit sur l’attentat dans « le Temps qui reste » (Gallimard) : « Les hommes de l’OAS ignoraient que j’avais changé d’appartement. Heureusement personne n’avait été blessé à ma place. Comme, à la même époque, l’OAS avait poursuivi jusque dans un hôpital parisien un officier gaulliste, mon entourage prit peur pour moi et se demanda s’il était prudent de me laisser dans la même clinique. »
« Jean Cau venait de faire un reportage sur les paras et il avait fait parler sur mon compte un officier : “Ce n’est pas à la jambe, disait ce para, que Jean Daniel aurait dû être blessé, c’est dans le cul”, et il regrettait que je parusse m’en être tiré. »
Pendant le colloque, Muriel Flis-Trèves m’a confié qu’elle avait fait récemment des cauchemars à propos de l’explosion. Elle s’est aussi souvenue que, quelques mois plus tard, c’est le terrible attentat de l’OAS blessant la petite Delphine Renard, dans des circonstances similaires, qui lui avait fait prendre conscience du risque qu’elle avait couru. Le visage défiguré de la fillette de 4 ans qui s’étalait à la une du « France Soir » la hante depuis. En 1962, André Malraux, ministre de la Culture, loue les étages d’une maison à Boulogne, les propriétaires demeurant au rez-de-chaussée. Le 7 février, leur fille de 4 ans joue dans sa chambre quand une charge de plastic destinée à Malraux explose devant ses fenêtres, la blessant au visage et criblant ses yeux d’éclats de verre. Delphine Renard perdra un œil, puis, en 1988, deviendra aveugle. Elle sera, elle aussi, psychanalyste et publiera en 2013 un récit bouleversant de l’attentat, « Tu choisiras la vie » (Grasset).
Le cerveau de cette attaque terroriste est André Canal, alias le « monocle noir », chef de la mission III de l’OAS, envoyé en France par Raoul Salan, un des quatre généraux putschistes, pour fédérer les activistes pro-Algérie française. En septembre 1962, il est condamné à mort par la cour militaire de justice, peine commuée en prison à perpétuité par de Gaulle. A-t-il aussi supervisé l’attentat qui a visé mon père ? C’est probable. Je n’en ai pas la preuve…
L’organisation discréditée en métropole
L’histoire de Delphine Renard et sa photographie légendée « ce visage mutilé accuse l’OAS », publiée à la une de « Paris Match », ont contribué à discréditer l’organisation en métropole. Dans les semaines qui suivent, les manifestations contre le groupe terroriste se succèdent, jusqu’à celle de février 1962, au métro Charonne, réprimée dans le sang. L’OAS ne trouvera jamais dans l’Hexagone le soutien d’une population qui s’inquiète surtout de l’envoi des appelés sur l’autre rive.
Mon père, même s’il avait pris le parti des indépendantistes au point de se résoudre à leur violence insurrectionnelle, n’a jamais renoncé à comprendre ces hommes qui voulurent sa mort. Il le rappelle dans son livre posthume, « Réconcilier la France. Une histoire vécue de la nation » (L’Observatoire) : « Je considérais l’avenir des Français d’Algérie comme trop grave pour me préoccuper des injures qu’ils m’adressaient. Plus la négociation tardait, plus ils auraient à pâtir. Dans les jours qui ont précédé l’indépendance, les hommes de l’OAS le comprirent qui essayèrent de traiter avec le FLN vainqueur. Une fois que, pour eux, tout était perdu. Après qu’ils eurent tout fait pour tout perdre. »
C’est aussi ce qui explique, écrit-il, qu’il ait demandé que l’on amende le célèbre « Appel des 121 » que lui avaient soumis Marguerite Duras et Dionys Mascolo. « Que faut-il y ajouter ? demanda Mascolo. Ce qu’on voudrait, répondis-je, pourvu qu’il fût évident qu’on ne pouvait imaginer une insoumission quelconque sans réclamer aussi la sécurité pour les Français comme pour les Algériens ; et qu’on sût mettre de notre côté tous les non-musulmans libéraux, pauvres et exploités qui avaient l’impression qu’au racisme antiarabe de la droite française allait succéder un racisme anti-pied-noir de la gauche. » Mascolo et Duras acquiescèrent, mais l’ajout ne parut finalement pas dans l’appel, que mon père ne signa pas. Après avoir consulté Sartre, Simone de Beauvoir avait refusé toute modification. « Jean Daniel est un emmerdeur, on s’en passera », avait-elle tranché de son célèbre ton cassant.
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https://www.nouvelobs.com/histoire/20220313.OBS55618/1961-quand-l-oas-tente-d-assassiner-jean-daniel.html
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