La Reine oubliée, III : L’homme de Césarée de Françoise Chandernagor, Albin Michel, 2021, 430 p.
Françoise Chandernagor reprend le fil de sa quadrilogie romanesque consacrée à celle qu’elle appelle « la reine oubliée », la fille du Romain Marc-Antoine et de l’Égyptienne Cléopâtre.
Cléopâtre II Séléné (« La Lune », d’où, peut-être, le caractère mélancolique que lui prête la romancière), est née en 40 av. J.-C., des amours de sa mère, l’illustre reine d’Égypte Cléopâtre VII, avec le général et homme politique romain Marc-Antoine, un proche de Jules César, lequel avait été en son temps également l’amant de la souveraine. Ils avaient eu un fils, Ptolémée XV Philopator Caesar, surnommé Césarion qui, héritier des deux pays, aurait pu unir l’Orient et l’Occident, devenir l’homme le plus puissant de son temps. Un certain Octave, successeur officiel de Jules César et futur empereur Auguste, ne l’a pas permis.
Après avoir écrasé la flotte de Marc-Antoine et Cléopâtre à Actium en -31, et ses ennemis s’étant suicidés, on pense qu’il fit exécuter Césarion, son dangereux rival dans sa marche vers le trône. En revanche, concernant la jeune Cléopâtre, éphémère souveraine de Syrie, Octave fit preuve de plus de mansuétude. L’adolescente fut envoyée à Rome, élevée au sein même de la famille impériale comme une hôte de marque. C’est là qu’elle connut Juba, un Numide, fils du roi Juba Ier, partisan de Pompée, l’adversaire de César, vaincu à Thapsus en -46. Celui-là aussi, né en -40, fut élevé sur le Palatin, avant de rentrer dans son pays et de devenir roi de Maurétanie (Algérie-Maroc actuels). Il était aussi beau que sage, empreint de culture grecque, philosophe proche des épicuriens, écrivain, auteur notamment de traités d’esthétique, tous perdus hélas. C’est Auguste en personne qui organisa le mariage des deux jeunes princes, pour des raisons géopolitiques évidentes, leur union devant cimenter l’ordre romain sur l’autre rive de la Méditerranée, et jusqu’en Orient. On peut considérer qu’il a réussi son coup.
Si, d’après Françoise Chandernagor, Séléné, nostalgique de ce trône d’Égypte qui lui avait été ravi (selon la tradition des Pharaons, elle aurait dû s’unir à son demi-frère Césarion et régner à ses côtés), détestait Auguste et les Romains en général, complotant même contre leur domination, Juba, lui, fut un allié fidèle et loyal de Rome, un excellent administrateur. Qui, lorsqu’il guerroyait, n’hésitait pas à confier le gouvernement à son épouse, laquelle résidait essentiellement à Césarée (l’actuelle Cherchell, en Algérie, non loin de la Tipasa si chère à Albert Camus).
Son autre capitale était Volubilis, dans le Maroc actuel, non loin de Meknès. Ce qu’il y a d’unique, dans le couple Juba-Cléopâtre, c’est que leurs enfants possédaient un des patrimoines génétiques les plus mêlés et les plus méditerranéens qui soient. Qu’on en juge : berbères du côté paternel, mais hélléno-égypto-romains du côté maternel.
Ces éléments historiques sont importants, si l’on veut bien comprendre le contexte géopolitique de l’époque et du roman, ainsi que les chimères de reconquête de la jeune reine. Elle n’y parviendra pas, morte vraisemblablement en 5 ap. J.-C., son époux lui survivant jusqu’en 23. Mais cela, Françoise Chandernagor le contera peut-être dans Le Jardin de cendres, à paraître, qui achèvera sa quadrilogie. Pour le moment, L’Homme de Césarée est centré autour de Juba, et de sa vie, pas toujours facile, avec Cléopâtre. Histoire agitée, tumultueuse, guerres, séparations, mais aussi retrouvailles passionnées. Historienne, maître ès-roman historique depuis sa fameuse Allée du roi (Julliard, 1981), l’Académicienne Goncourt a évidemment bossé son sujet et sa période. Mais elle n’hésite pas, en toute liberté, à prendre la parole, à émettre un jugement, à mêler son grain de sel, commentant l’attitude de tel ou tel de ses personnages avec notre logique contemporaine. C’est érudit, savoureux, moderne, parfaitement réussi. Et, quoique volumineux, ça se dévore.
OLJ / Par Jean-Claude Perrier, le 04 mars 2021
Résumé
Un port qui ressemble à celui d'Alexandrie, un phare bâti sur le modèle de Pharos, et, au premier plan, un palais royal aux colonnades de marbre grec : Séléné, la fille de Cléopâtre, peut se croire revenue "chez elle", dans cette Egypte dont les Romains l'ont arrachée à l'âge de dix ans. Mais Césarée, où elle vient d'aborder, n'est pas Alexandrie, et si Auguste a libéré sa prisonnière, c'est pour s'en débarrasser en la mariant au prince "barbare" qui gouverne la Maurétanie, immense pays formé par le Maroc et l'Algérie d'aujourd'hui. A la surprise de Séléné, ce roi berbère se révèle aussi beau et cultivé qu'il est riche et puissant. Mais pour la fille des Pharaons, traumatisée par son passé, la nuit de noces tourne au cauchemar... avant que les jeunes époux, tous deux orphelins et issus de lignées détruites par Rome, ne parviennent peu à peu à s'apprivoiser, à faire de leur capitale un haut lieu de la culture grecque, et à tenter de fonder ensemble une dynastie capable de venger un jour leurs familles. Mais peut-on renouer la chaîne des temps ? Après Les Enfants d'Alexandrie et Les Dames de Rome, Françoise Chandernagor déroule un autre chapitre de la vie étonnamment romanesque de l'unique descendante d'Antoine et Cléopâtre. D'un souffle puissant, elle nous transporte dans un monde d'or et de sang disparu depuis deux mille ans.
Dans les années 1950, alors que l’Algérie s’embrase, François Mitterrand mène une politique répressive et approuve l’exécution de militants du FLN. Retour sur un épisode sensible dans la carrière du futur président.
Dans la nuit du 10 au 11 février 1957, dans la cour de la prison Barberousse d’Alger, les bourreaux dressent une nouvelle fois la guillotine. Depuis six mois, ils ne chôment pas. La guerre fait rage en Algérie, et la peine capitale est l’une des armes utilisées par l’Etat français pour mater les indépendantistes du FLN.
Plusieurs d’entre eux ont déjà été exécutés, dont des futurs héros du nationalisme algérien, comme Ahmed Zabana. Mais ce jour-là, le coupable qui prend place sur l’échafaud possède un profil particulier. Fernand Iveton, 30 ans, militant communiste rallié au FLN, est non seulement le seul Européen parmi les plus de 200 guillotinés de la guerre d’Algérie. Mais surtout, il n’a pas de sang sur les mains.
Son crime ? Avoir déposé une bombe à l’usine de gaz d’Alger, qui ne devait causer que des dégâts matériels et qui fut découverte avant d’exploser. Le tribunal militaire d’Alger lui a tout de même appliqué la peine capitale. Un seul homme pourrait gracier Fernand Iveton : René Coty, le président de la République française.
Mais quelques jours avant l’exécution, ce dernier a rejeté le recours en grâce du condamné, avec l’appui de son ministre de la Justice. Un certain… François Mitterrand. En tant que garde des Sceaux, celui-ci est vice-président du Conseil supérieur de la magistrature, une institution de treize membres qui examine les recours en grâce et se prononce par un vote.
Mitterrand est le dernier à voter, avant que René Coty ne prenne la décision finale. Et en général, le ministre va dans le sens de la guillotine : pour au moins 32 des 45 exécutions qui ont lieu durant son passage place Vendôme, entre février 1956 et mai 1957, il se prononce contre la clémence. Y compris dans le dossier très contesté de Fernand Iveton, resté un symbole de la justice expéditive qui règne en Algérie durant les «événements».
François Mitterrand, l’homme qui allait vingt-quatre ans plus tard abolir la peine de mort, approuvant l’usage massif de la guillotine en Algérie française ? Cet épisode, longtemps méconnu de la carrière du futur président, fut raconté en 2010 dans le livre François Mitterrand et la guerre d’Algérie, de Benjamin Stora et François Malye (éd. Calmann-Lévy), qui montre que même ce grand homme d’Etat, réputé stratège et visionnaire, fut capable de s’associer, par conformisme et calcul politique, à une page sombre de l’histoire de France.
"Bradeur d’empire"
A l’automne 1954, alors qu’éclate l’insurrection algérienne, François Mitterrand n’a pas encore 40 ans. Mais il est déjà un pilier de la vie politique. Lorsqu’il devient, en juin 1954, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France, c’est déjà le dixième portefeuille de sa carrière.
A cette époque, le monde vit au rythme de la guerre froide et de la décolonisation. Les grands empires coloniaux se désagrègent, et la France vient d’en faire l’amère expérience en perdant l’Indochine à la bataille de Diên Biên Phu. En Afrique du Nord, la Tunisie et le Maroc, deux protectorats français, entrevoient l’indépendance après des années de révoltes et de répression.
François Mitterrand, même s’il a grandi dans un milieu conservateur et fut séduit dans sa jeunesse par la droite nationaliste, est plutôt favorable à cette évolution. "En ce qui concerne le Maroc, la Tunisie, l’Afrique noire ou l’Indochine, il est dans le camp des libéraux, en faveur de la décolonisation, dans la lignée de Pierre Mendès France", note ainsi Benjamin Stora.
Face aux revendications nationales, le jeune ministre veut éviter le tout-répressif, plaide pour l’émergence de pouvoirs politiques locaux, défend des réformes pour améliorer le sort des populations… Avec, en ligne de mire, non pas les indépendances – pas grand monde, au début des années 1950, ne les voit venir –, mais des autonomies en douceur, permettant le maintien d’un lien étroit avec la France.
Comme tous les hommes politiques français de l’époque, François Mitterrand pense foncièrement que l’Algérie, c’est la France.
Ses positions modérées lui valent de se voir taxer de "bradeur d’empire" par les colons d’Afrique. Et l’amènent à quelques audaces, comme sa démission en 1953 du gouvernement Laniel, pour protester contre la répression brutale au Maroc et en Tunisie. En Algérie aussi, François Mitterrand devine que des évolutions seront nécessaires.
Dès l’été 1954, il avertit son chef de gouvernement, Pierre Mendès France, que la situation sur place est «malsaine». Lui qui connaît ce territoire grâce à son ami Georges Dayan, un juif d’Oran, a conscience de la discrimination que subissent sur place les 8 millions de musulmans – pour un million d’Européens –, et de l’extrémisme des colons «ultras» qu’il n’apprécie guère.
Mais l’Algérie n’est pas le Maroc ou la Tunisie. Ce territoire conquis dès 1830, joyau de l’empire, est totalement intégré à la France, et découpé comme le reste du pays en départements. Ce qui s’y passe relève des affaires internes. Et personne n’est capable d’y imaginer ne serait-ce qu’une autonomie.
«Comme tous les hommes politiques français de l’époque, François Mitterrand pense foncièrement que l’Algérie, c’est la France. C’est une évidence, il n’y a pas à en discuter», rappelle Benjamin Stora. Alors, quand le FLN déclenche le 1er novembre 1954 les attentats de la Toussaint rouge, le tout premier acte de la guerre, Mitterrand agit en ministre de l’Intérieur: il tient un langage de fermeté et envoie des CRS pour rétablir l’ordre.
Tout en essayant de limiter les exactions déjà courantes des forces de l’ordre sur place, en tentant de fusionner la police d’Algérie et celle de métropole. Ce projet échouera et sera l’une des causes de la chute du gouvernement de Pierre Mendès France, dès février 1955.
Co-signataire de la loi dite des "pouvoirs spéciaux"
Pas plus que les autres, le jeune ministre ne saisit ce qui naît à ce moment-là sur l’autre rive de la Méditerranée : non pas une petite révolte, mais une guerre d’indépendance. Dans la IVe République des années 1950, les gouvernements valsent, et Mitterrand ne tarde pas à revenir aux affaires.
En février 1956, celui qui est alors chef de l’UDSR (un parti centriste issu de la Résistance) entre comme ministre de la Justice dans le gouvernement de «front républicain» de Guy Mollet, le chef de la SFIO (l’ancêtre du PS). Cette année-là, la situation se dénoue sur une partie du front colonial : le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance, la loi-cadre de Gaston Defferre est adoptée, ouvrant la même voie pour les pays d’Afrique noire… Mais en Algérie, c’est le processus inverse.
Le cycle insurrection-répression s’installe, et le pouvoir français, bien que mis en garde par l’ONU, croit toujours pouvoir régler ce conflit par la force. Mitterrand compris. Il cosigne la loi de mars 1956, celle des "pouvoirs spéciaux", qui marque le début d’un état d’exception dans les départements algériens, avec suspension des libertés individuelles, transfert à l’armée du pouvoir de police… et généralisation de la justice militaire, y compris pour les infractions passibles de la peine capitale.
Les effets sont dévastateurs : recrudescence des exactions, torture, exécutions sommaires… Le nombre de condamnations à mort d’indépendantistes algériens s’envole. A partir de juin 1956, le gouvernement décide de mettre ces peines en application. François Mitterrand, comme d’autres ministres, approuve. Et, à la vice-présidence du Conseil supérieur de la magistrature, il se prononce généralement contre les recours en grâce.
A la prison d’Alger, les têtes tombent. Le gouvernement pense ainsi donner le coup de grâce au FLN. En réalité, la guillotine ne fait qu’alimenter l’engrenage de la violence, qui culmine en 1957 lors de la sanglante bataille d’Alger entre le FLN et les parachutistes du général Massu. Jusqu’à sa chute en mai 1957, l’équipe de Guy Mollet s’obstine sur cette ligne ultrarépressive.
Certains ministres marquent leur désaccord en démissionnant : d’abord Pierre Mendès France, en mai 1956, puis Alain Savary, en novembre. François Mitterrand, non. Jusqu’au bout, il reste solidaire de la logique guerrière et des exécutions. Est-il d’accord avec cette politique ? Pas totalement. Le jeune et brillant ministre ne fait pas partie des «durs» du gouvernement, comme le ministre de la Défense, Maurice Bourgès-Maunoury, ou le ministre résident (gouverneur général) en Algérie, Robert Lacoste.
«Mitterrand est plutôt mal à l’aise, estime Benjamin Stora. Il est garde des Sceaux, et la question des condamnations à mort, de la guillotine, lui pose un problème de valeurs. C’est un humaniste, pas un foudre de guerre. Et il voit bien que la conséquence de sa position, c’est toujours plus de répression.»
Mitterrand n’apprécie guère la justice militaire, aveugle et expéditive, à laquelle son procureur général à Alger, Jean Reliquet, ne peut qu’assister impuissant. Ni les exactions de l’armée. Plusieurs fois, il exprime ses inquiétudes auprès de ses collègues. Alors que la répression algérienne suscite de plus en plus de remous dans la presse, jusqu’à être comparée aux méthodes de la Gestapo, Mitterrand demande en Conseil des ministres, en novembre 1956, d’engager un cessez-le-feu et des négociations. En vain.
En mars 1957, au crépuscule du gouvernement de Guy Mollet, il écrit à celui-ci pour s’élever contre l’exercice de la justice en Algérie. Il entame aussi un bras de fer avec Bourgès-Maunoury, qui demande toujours plus de sévérité. «Mais c’était bien trop peu et trop tard. Mitterrand savait depuis des années que la loi était bafouée en Algérie, écrit le journaliste et historien anglais Philip Short dans François Mitterrand, portrait d’un ambigu (éd. Nouveau Monde, 2015). Commencer à signaler les abus au printemps 1957, et alors seulement au sein du gouvernement, n’était pas du tout convaincant.»
Des exécutions considérées comme un mal nécessaire
De plus, le ministre n’en tire pas les conséquences en démissionnant. Et il continue à s’opposer aux recours en grâce. D’abord parce qu’il reste un homme d’Etat, d’ordre et d’autorité. Qui, tout en déplorant les dérives et les exécutions, les voit comme un mal nécessaire pour atteindre l’objectif prioritaire : rétablir l’autorité républicaine en Algérie. Une ligne plutôt en phase avec l’opinion de l’époque.
En 1956-1957, l’opposition à la guerre en Algérie reste très minoritaire, et ceux qui comprennent l’impasse de la répression sont rares. Seuls quelques hommes sortent du lot, comme Pierre Mendès France, Alain Savary et le jeune Michel Rocard, certains catholiques comme François Mauriac...
La grande majorité de la classe dirigeante, y compris à gauche, voit le FLN comme un mouvement terroriste à anéantir, et n’envisage l’Algérie que française. Mitterrand, centriste sur l’échiquier politique, l’est tout autant sur la question algérienne. C’est « un orthodoxe de la présence française en Algérie […]. Il a certes compris la nécessité d’une évolution juridique et d’une promotion sociale des musulmans, mais il tient plus que jamais à arrimer l’Algérie à la France », écrivent Benjamin Stora et François Malye.
Mais une autre raison pousse Mitterrand à ne pas déserter le gouvernement Mollet. Le jeune prodige de la politique est un ambitieux et un impatient. Alors qu’il fête en 1956 ses 40 ans, il n’a qu’un but : prendre la tête du gouvernement. S’il démissionne, il sera hors circuit. Alors il reste, applique la politique et évite de mettre sa carrière en jeu par des prises de position trop audacieuses.
Il tient sa position intenable. D’un côté, garde des Sceaux. De l’autre capitulant devant une justice expéditive et soutenant la ligne dure incarnée par son rival, Bourgès-Maunoury. « L’obstination avec laquelle il s’en tint à sa stratégie, après qu’il fut devenu clair que la politique de Mollet était vouée à l’échec et que le concept d’Algérie française n’avait aucun fondement durable, faisait partie du personnage, poursuit Philip Short. Une fois qu’il avait décidé quelque chose, il refusait de lâcher prise même quand il devint évident que le pari était perdu. »
Un tabou dans un parcours émaillé de controverses
Son calcul échoue. En mai 1957, le gouvernement Mollet tombe. Maurice Bourgès-Maunoury est choisi par René Coty pour former le suivant… qui ne tient que trois mois. Puis, en mai 1958, tout bascule. A Alger, les émeutes pro-Algérie française du 13 mai mènent à la formation d’un Comité de salut public, présidé par le général Massu et rallié par le général Salan.
Les deux hommes réclament le retour à la tête de l’Etat du général de Gaulle, en qui ils voient un garant du maintien de l’Algérie dans la France. Celui-ci est nommé chef du gouvernement le 1er juin, faisant adopter une nouvelle Constitution – celle de la Ve République – en septembre, avant d’être désigné président et d’enclencher le lent processus d’indépendance. Mitterrand finira lui aussi, comme l’essentiel de la classe politique, par se rallier à cette idée.
L’ambitieux ministre n’a pas vu venir le virage de l’Algérie. Seul son flair politique lui permet de ne pas sombrer avec toute la IVe République, en se posant dès 1958 en opposant à de Gaulle, premier pas de sa longue marche vers la victoire à la présidentielle de 1981. Son soutien à la guillotine en Algérie n’aura pas entravé cette ascension. Pas plus qu’elle n’aura entaché sa grande mesure symbolique : l’abolition de la peine de mort.
« En fait, le passé algérien de Mitterrand a été rayé des mémoires, estime Benjamin Stora. Comme le fut la guerre d’Algérie dans son ensemble dans la société française des années 1970-1980, parce qu’elle fut balayée par Mai 68, parce que beaucoup de gens avaient intérêt au silence… Mitterrand en a profité, c’est aussi là qu’on reconnaît sa force politique ! L’extrême droite a tenté de ressortir le sujet avant la présidentielle de 1981, mais elle était alors inaudible. Michel Rocard aussi a essayé, car la source de son conflit avec Mitterrand, c’était l’Algérie. Mais cela n’intéressait pas. François Mitterrand apparaissait surtout comme l’homme qui amenait la gauche au pouvoir. »
L’épisode, en tout cas, n’est pas sorti de la mémoire du principal intéressé. Peu enclin à l’autocritique, il confessa tout de même au soir de sa vie à son biographe Jean Lacouture : « J’ai commis au moins une faute dans ma vie, celle-là. » Une faute politique, certes, car son soutien à la guillotine avait finalement été une impasse, et car ce passé pouvait venir ternir son grand geste face à l’Histoire : l’abolition de la peine de mort. Mais peut-être est-ce aussi une erreur plus profonde qui hantait sa conscience. Du moins sur certains cas, comme celui de Fernand Iveton.
« C’est le grand problème, l’exécution qui l’a taraudé toute sa vie, juge Benjamin Stora. Pour d’autres condamnés, il pouvait toujours se justifier en disant qu’ils avaient fait couler le sang. Iveton, lui, n’avait pas de sang sur les mains. » Mitterrand, une fois président, n’a pas livré plus d’explications.
Le journaliste et écrivain Franz-Olivier Giesbert osa l’interroger : « J’ai dû prononcer le nom [d’Iveton] deux ou trois fois devant lui, et cela provoquait toujours un malaise terrible qui se transformait en éructation. Il disait qu’on n’y était pas, qu’on ne pouvait pas juger, parfois même des choses absurdes. […] Je suis absolument convaincu qu’il pensait, en son for intérieur, que c’était l’une de ses plus grosses erreurs. »
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Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie (1954-1962), épilogue de 132 ans de colonisation française, le sujet reste sensible. Quelles étaient les racines de cette guerre qui, jusqu’à récemment, ne disait pas son nom (on parlait d’événements ) ? Qui en étaient les acteurs clés ? Comment s’est-elle achevée ? Retrouvez dans ce numéro des photos rares, prises sur le terrain par l’armée française, ainsi qu’une interview de l’historien Benjamin Stora, auteur d’un récent rapport sur la réconciliation mémorielle entre les deux pays.
À propos de : Jennifer Bidet, Vacances au Bled. La double présence des enfants d’immigrés, Raisons d’agir.
La pratique des vacances au bled s’est banalisée à partir des années 1980, remplaçant progressivement les espoirs de réinstallation. Ces étés sont souvent vécus comme une expérience libératrice, permettant d’échapper temporairement aux assignations sociales de genre et de race subies en France.
Le thème des « vacances au bled », les séjours passés par des émigré·es-immigré·es maghrébin·es de France dans leur pays d’origine (le bled) ou par leurs descendant·es dans celui de leurs parents, a donné lieu depuis les années 1980 à une importante production littéraire et documentaire qui porte sur différentes périodes et pays (Algérie, Maroc, Tunisie). Elle s’est encore étoffée ces dernières années. On peut citer Bons baisers du bled, un film documentaire de Linda Bendali diffusé en juin 2021 sur France 5 ou encore La route du bled, un podcast de Halima Ekhatab mis en ligne en 2019 sur Arte radio.
Nos vacances au bled, de Chadia Chaibi-Loueslati
Deux bandes dessinées aux titres proches sont également parues : Nos vacances au bled, témoignage de Chadia Chaibi-Loueslati qui évoque ses vacances en famille en Tunisie (éditions Marabout, 2019), et Vacances au bled, aux éditions Sociorama (2018), écrit par Jennifer Bidet et Singeon, et tiré de la même recherche que celle présentée de manière plus extensive dans le livre évoqué ici.
La plupart de ces documentaires sont fondés, souvent avec une tonalité nostalgique et humoristique, sur des témoignages et des archives privées portant sur les années 1980 et 1990 et suivent quelques personnes ou familles. C’est également le mode de narration adopté dans l’(excellente) bande-dessinée coécrite par Jennifer Bidet, centrée sur quelques personnages — Férouze, Sélim, Nesrine, Sabrina — mais leurs vacances se déroulent à une période beaucoup plus récente.
113 - Tonton du bled
Une enquête sur la deuxième génération
Si l’on retrouve ces personnages dans l’ouvrage paru en 2021 aux éditions Raisons d’agir, ils et elles en côtoient un bien plus grand nombre et surtout leurs parcours, pratiques et points de vue sont mis en perspective et différenciés de manière plus approfondie. Ces deux publications mettent en lumière la richesse d’un objet qui, bien qu’ayant donné lieu à de nombreux témoignages, a jusque-là été peu abordé par les sciences sociales en France. Le livre de J. Bidet constitue ainsi le premier ouvrage sociologique à prendre ce thème pleinement pour objet, à partir d’une enquête centrée sur l’expérience et le point de vue d’adultes de la « deuxième génération ». Si le thème des vacances peut sembler léger, il s’avère passionnant sous le regard de l’autrice, qui a construit une posture de recherche ambitieuse et rigoureuse. Le sous-titre de l’ouvrage, « la double présence des enfants d’immigrés » fait explicitement écho aux travaux du sociologue Abdelmalek Sayad et en particulier à La double absence. La chercheuse s’inscrit par ailleurs au croisement de la sociologie des migrations et de la sociologie de la mobilité et des classes sociales, et revendique une approche intersectionnelle accordant une place centrale aux rapports sociaux de genre et aux rapports sociaux de race et d’ethnicité. L’enquête qu’elle a réalisée mobilise différentes données et méthodes : un travail sur archives et documents (liés à l’action de l’État algérien envers la « communauté nationale de l’étranger » ou le tourisme, et à la politique migratoire et d’« intégration » de l’État français), des exploitations statistiques de l’enquête Trajectoires et origines (INED-INSEE), et de manière plus centrale, une enquête de terrain. Cette dernière combine une série d’entretiens approfondis réalisés en France (dans la région lyonnaise) et en Algérie (dans la région de Sétif, ville moyenne située à l’est d’Alger) auprès de 56 adultes, descendant·es deux parents algérien·nes, né·es en France (ou y étant arrivé·es très jeunes), et une enquête ethnographique réalisée en Algérie durant les étés 2009, 2010 et 2011, dans les environs de Sétif et de Béjaïa (ville située sur le littoral voisin) en partie auprès des mêmes personnes, et reposant sur de nombreuses observations. Des photographies réalisées par l’autrice sont placées en exergue de chaque chapitre.
Les deux premiers chapitres s’appuient sur des entretiens avec les adultes les plus âgé·es (né·es durant les années 1960 et 1970) et le corpus de documents et archives, ainsi que sur une solide bibliographie sur l’immigration algérienne en France et sur les vacances des classes populaires. Ils permettent de comprendre comment et sous quelles formes est devenue possible la pratique des vacances en Algérie à partir des années 1980. La perspective du « retour » au pays d’origine était jusqu’à cette période entretenue par les deux États et restait fondatrice des projets migratoires ; les séjours en famille au pays n’étaient alors pensables que comme une préparation des enfants à une (ré)insertion à venir en Algérie. Les perspectives de réinstallation s’affaiblissent, et sont brutalement annihilées par la décennie de guerre civile des années 1990 ; les séjours estivaux conçus comme des vacances à part entière se banalisent progressivement. Cette banalisation prend également sens au regard de l’histoire sociale des loisirs en milieux populaires, les familles des ouvriers immigrés algériens participant au développement du camping en France, tandis que les adolescents et jeunes adultes accèdent aux séjours encadrés par le biais de la politique de la ville et que celles et ceux qui en ont les ressources financières et culturelles s’initient au tourisme à l’étranger. Les vacances en Algérie sont, dès cette période, diversifiées dans leur durée, leurs modalités et leurs significations, du fait des « petites différences » sociales entre des parents en apparence très proches en France, mais ayant des situations plus ou moins stables, et issus de familles ayant des positions variées en Algérie ; cette diversité tient aussi aux trajectoires scolaires, professionnelles et familiales des enfants devenus adultes.
Les chapitres suivants sont centrés sur des hommes et femmes plus jeunes qui ont entre 20 et 40 ans environ lors de l’enquête et se fondent sur des entretiens et observations réalisés sur des scènes très diverses : en Algérie au sein des maisons, lors de fêtes de mariage, en bord de mer dans des complexes touristiques privés ou sur des « plages familiales », dans divers espaces publics ou de consommation en ville ; mais aussi en France dans des chambres de cités universitaires ou des domiciles familiaux ; et enfin sur internet sur les pages Facebook où les jeunes Staifis et Staifas (originaires de Sétif) échangent leurs souvenirs de vacances et préparent les suivantes.
Classification
Jennifer Bidet s’attache à dégager des traits communs et des principes de variations (de génération, de genre et de classe principalement) entre les « vacances au bled » de ses enquêté·es à travers cinq thèmes : les rapports à l’histoire familiale et aux origines algériennes ; les formes d’identification et d’assignation ethniques et raciales entre descendant·es d’immigré·es et Algérien·nes non émigré·es, expérimentées aux consulats et à la frontière, mais aussi à la plage ou lors de la pratique du ramadan ; les enjeux de la construction d’une maison en Algérie, des usages et de la transmission et de l’appropriation de ces biens ; la pratique du tourisme balnéaire comme révélateur des rapports de classe entre descendants d’immigré·es et familles de classes moyennes et supérieures algériennes ; la redéfinition et la négociation des frontières et normes de genre dans les familles, au sein des couples et des groupes amicaux.
Trois groupes apparaissent ainsi au fil de l’ouvrage. On suit ainsi les vacances d’un groupe de jeunes enquêté·es, des hommes et femmes d’une vingtaine d’années ayant eu une scolarité secondaire ou post-bac courte et occupant des emplois subalternes ou de petit encadrement. Lors des étés en Algérie ils et elles passent du temps en famille mais aussi dans un entre-soi de « jeunes de France » qui fréquentent des restaurants, les plages privées et les boîtes de nuit des rares « clubs » touristiques. Ces jeunes adultes de classes populaires bénéficient durant l’été d’une aisance relative et d’une revalorisation symbolique au regard de leur position sociale en France, mais subissent dans le même temps un mépris de classe de la part d’Algérien·nes plus doté·es. Parmi les trentenaires et quarantenaires une partie est proche des classes populaires tandis que d’autres s’en sont éloignés pour rejoindre les classes moyennes voire supérieures. Les premiers privilégient le temps passé au quotidien avec la famille algérienne, mais apprécient aussi d’avoir une autonomie qui leur permette d’échapper à des normes sociales parfois contraignantes, en acquérant leur propre logement notamment. Les seconds combinent les vacances familiales avec du tourisme culturel (visite de sites archéologiques, découverte d’autres villes et régions que celles de la famille d’origine), ou avec des vacances dans des locations de bord de mer.
Échapper aux assignations
L’ouvrage s’attache aussi à monter en quoi l’espace-temps des vacances en Algérie permet d’échapper à des assignations sociales de genre et de race subies en France, à l’instar d’une femme qui a fait construire sa maison et l’investit très fortement avec ses filles, alors que son mari s’en désintéresse, ou d’un homme qui fait l’expérience de l’ambiance festive dans les espaces publics lors de la période du ramadan (qui, de manière exceptionnelle, se déroule en été durant les trois années de l’enquête). C’est ainsi l’exploration de formes de socialisation plurielles qui est effectuée, dans un double mouvement de banalisation et de spécification des pratiques sociales de ces hommes et femmes descendant·es d’immigrés algérien·nes, qui échappe à tout culturalisme ou misérabilisme.
Il est un peu dommage de ne pas avoir rendu compte des spécificités des lieux d’enquête : la région lyonnaise et la région de Sétif et Béjaïa (toutes deux situées en Kabylie). On en sait également assez peu sur les manières dont ont été rencontré·es, en France et en Algérie, ces enquêté·es ayant des profils variés. Par contre les relations nouées avec elles et eux font l’objet d’une réflexion précise et féconde : la sociologue, perçue comme une femme « prof » et une « française » non musulmane et sans ascendance immigrée, analyse en effet de manière détaillée les attitudes à son égard ainsi que ce à quoi cette position lui donne accès ou pas, ce qui nourrit les résultats sur les rapports de genre, de classe et ethnoraciaux. En outre, grâce à la mobilisation de travaux de sciences sociales sur l’Algérie contemporaine et à l’enquête elle-même le livre fait découvrir diverses pratiques et modes de vie au sein de la société algérienne (résidentielles, de consommation ou de loisirs) et c’est aussi en cela que réside son grand intérêt. Il serait de ce fait passionnant de connaître la réception de cet ouvrage en Algérie, dans les milieux académiques et au-delà.
Sept ans après sa disparition, Assia Djebar, icône universelle de la littérature francophone, dont différents ouvrages ont été repris dans plusieurs langues, continue de fasciner et susciter l'admiration des lecteurs, à travers une plume profondément attachée à la culture ancestrale et à la mère patrie, qui éclaire et prône le progrès de l'individu, tout en mettant à nu les travers des sociétés aux conservatismes aveugles.
Après toute une vie au service de la littérature algérienne et à travers une œuvre riche et variée, la célèbre romancière algérienne, disparue le 6 février 2015, était également investie par la noble mission de défendre la cause de la liberté en général, et l`émancipation de la femme en particulier.
Née le 30 juin 1936 à Cherchell non loin d`Alger, Fatma-Zohra Imalayène, de son vrai nom, avait exprimé sa sensibilité de femme et de militante de la cause nationale dès 1957, à l'âge de 21 ans, en publiant son premier roman "La soif", puis un second, "Les impatients", dans la même période.
Elle enchaînera ensuite avec une vingtaine de romans à succès, traduits en autant de langues, tout en exerçant sa passion pour l'enseignement de l'histoire et de la littérature, à Alger et à l'étranger, et en s'essayant, non sans succès, au cinéma avec la réalisation de deux films consacrés au combat des femmes, notamment, "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (1978), qui a obtenu le prix de la critique internationale à Venise en 1979.
Avec "La Zerda ou les chants de l`oubli" (1982), elle remportera le prix du meilleur film historique au Festival de Berlin en 1983 et son roman "Loin de Médine" (1991) symbolisera longtemps sa lutte permanente pour les droits de la femme.
En 2005, elle devient la première femme arabe et africaine à entrer à l'Académie française, élue parmi "les immortels" au cinquième fauteuil, quelques années seulement après avoir investi l'Académie royale de Belgique.
"J'écris, comme tant de femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la misogynie", disait la romancière.
A l'histoire de son pays qu'elle n'a jamais vraiment quitté, celle que l'on attendait pour le Prix Nobel de littérature quelques années avant sa disparition, aura dédié plusieurs de ses romans où elle évoque, selon les œuvres, l'Algérie sous la colonisation, l'Algérie indépendante et jusqu'à l'Algérie de la décennie tragique du terrorisme.
"Les enfants du nouveau monde" (1962), "Les alouettes naïves" (1967), ou encore "Femmes d'Alger dans leur appartement" (1980), et "L'amour, la fantasia" (1985), "Le Blanc de l'Algérie" (1996) et "La Femme sans sépulture" (2002), sont parmi les titres où se mêlent tous les combats libérateurs qu'elle voulait mener et incarner.
"Prolixe, Assia Djebar concentrait ainsi en elle tous les genres de la création littéraire, cinématographique et même du théâtre avec une recherche perpétuelle de l'innovation mise au service d'une vision humaniste de la vie sur Terre", s'accordent à dire ceux qui l'ont lue, connue et côtoyée.
Elle obtiendra des prix internationaux pour la plupart de ses romans dont "Nulle part dans la maison de mon père" (2007) , un récit autobiographique qui fera l'objet de nombreux articles dans des publications spécialisées d'Europe et du Moyen-Orient, la mettant régulièrement à l'honneur en tant que "voix unique et rare" dans le monde de la culture. Son attachement indéfectible à son pays, elle l'exprimera à sa façon en demandant à être inhumée dans sa ville natale de Cherchell.
Un axe Moscou-Alger-Bamako s’est formé pour bouter la France hors de son pré carré africain. A la manœuvre, la société privée de mercenaires russes Wagner, faux-nez du Kremlin.
Des manifestants brandissent le drapeau russe lors d’une mobilisation contre la présence française au Mali, à Bamako le 27 mai 2021. (MICHELE CATTANI / AFP)
Loin du brûlant Mali infesté de djihadistes, à des milliers de kilomètres des sables et des rocailles incandescentes du Sahara et de la savane aride du Sahel, commencent, en ce mois d’octobre 2021, d’inédites et étranges manœuvres militaires dans les froides montagnes du Caucase. Pour la première fois, appuyés de blindés, de drones et de chasseurs bombardiers, près d’une centaine d’hommes de l’Armée nationale populaire algérienne et autant de fusiliers des forces russes s’entraînent ensemble en Ossétie du Nord, forteresse du Kremlin dans le Caucase du Nord. Ce premier exercice entre soldats de ces deux pays, amis depuis la guerre d’indépendance algérienne, vise à préparer les deux armées à combattre de concert des groupes terroristes. Comme ceux qui gangrènent le Mali, voisin de l’Algérie, où d’officieux soldats russes, les mercenaires de la société privée Wagner, sont déjà à l’œuvre ?
Premiers exercices militaires conjoints entre la Russie et l'Algérie en Ossétie du Nord, début octobre 2021. (CAPTURE D’ECRAN RT FRANCE)
Cette grande première est-elle le cauchemar de Paris ? L’émergence d’un axe « anticolonial » Moscou-Alger-Bamako, visant à bouter la France hors de son pré carré sud-saharien ? Le fait est que la Russie, l’Algérie et le Mali, alliés historiques du « camp socialiste » contre « l’impérialisme occidental », n’en finissent pas de se rapprocher et de chercher à déstabiliser la présence française. Le trio franchit allègrement toutes les lignes rouges tracées par Paris. Certains proclament même la mort prochaine d’une Françafrique déjà à l’agonie. Suivie de l’émergence d’une « Russafrique », en coopération avec la boulimique « Chinafrique ». Le point de rupture, c’est-à-dire le retrait de l’armée française du Mali, semble approcher.
Rien ne semble cependant encore joué. L’Algérie a qualifié de « manipulation grossière et malveillante » les informations selon lesquelles elle financerait le déploiement au Mali des mercenaires russes du sulfureux groupe Wagner, propriété d’un proche de Vladimir Poutine. Après sa fermeture aux avions français, l’ouverture de l’espace aérien algérien aux appareils russes n’est pas confirmée. Pourtant, plusieurs capitales d’Afrique de l’Ouest accusent ostensiblement Alger d’avoir offert son ciel tout au long du mois de décembre aux Tupolev de l’armée russe, transportant vers Bamako, depuis la base militaire russe de Lattaquié, en Syrie, hommes et équipements des « privés » de Wagner.
Le ministre des Affaires étrangères malien Abdoulaye Diop et son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou, en novembre 2021. (SERGEI SAVOSTYANOV/SPUTNIK VIA AFP)
L’Algérie n’a pas condamné le déploiement de ces mercenaires au Mali. Et n’applique pas contre une junte malienne qui s’accroche au pouvoir les sanctions prônées par la France – mais bloquées à l’ONU par Moscou et Pékin. Au contraire, elle montre son soutien à un régime jugé « illégitime » par Paris en lui envoyant de l’aide. Même si le président Abdelmadjid Tebboune a assuré que « la solution au Mali sera à 90 % algérienne », à Alger, la façon de sortir de la crise ne semble pas encore avoir été tranchée. D’un côté, une armée algérienne très prorusse ; de l’autre, des cadres du renseignement qui ont coopéré avec Paris dans la lutte contre l’islamisme et seraient réticents à s’embarquer avec Moscou dans une aventure malienne. L’Algérie préfère de loin une « solution politique » : la relance des accords intermaliens conclus sous son égide en 2015. Elle veut appliquer au Mali la stratégie de réconciliation utilisée, avec succès, pour mettre fin à la violence terroriste islamiste sur son territoire.
Cette prudente méthode de la carotte politique n’exclut pas, bien au contraire, de brandir un gros bâton militaire. Les déclarations se multiplient à Alger sur une intervention de l’armée algérienne au Mali, qui n’est « pas souhaitée » mais « pas exclue » non plus, « si nécessaire ». Mais il semble que ce sera avec l’aide de Moscou, et non de Paris, qu’Alger va tenter de rétablir la sécurité à ses frontières du sud du Sahara (1 300 kilomètres avec le Mali, 1 000 avec le Niger). Nouveau chef d’état-major d’une puissante armée algérienne qui a toujours détenu le véritable pouvoir depuis l’indépendance, le général Saïd Chengriha est très russophile. Il a été formé dans les années 1970 à l’académie militaire Vorochilov (ex-Frounze) de Moscou. Formant ses cadres, la Russie fournit aussi près de 70 % des armes de l’armée algérienne. Celle-ci a toujours vu d’un mauvais œil la présence de troupes de son ancien colonisateur à ses frontières. Ce que le ministre algérien de la Communication a reconnu publiquement, déclarant que son pays « ne bénissait pas la présence » de l’armée française dans le nord du Mali.
Les grandes manœuvres ont commencé
Après l’annonce de la réduction des forces françaises au Mali – souvent interprétée comme une retraite en bon ordre –, les grandes manœuvres ont commencé. Le général Chengriha a alors cherché des options pour combler ce vide, contrer la menace à ses frontières sud. Début juin 2021, il se rendait à Paris lors d’une mission secrète révélée par « Jeune Afrique ». Ce voyage semble ne pas lui avoir donné satisfaction. Quelques jours plus tard, l’homme fort algérien recevait une délégation militaire russe. Peu après, fin juin, il se rendait à Moscou pour rencontrer le ministre russe de la Défense. Le vieux conflit avec le Maroc sur le Sahara occidental, qui vient de se rallumer, a également pu accélérer le rapprochement avec le Kremlin. Cette guerre des sables a rouvert les fractures de la guerre froide : Moscou soutient l’Algérie et le Front Polisario. Tandis que Washington (et Israël) est ouvertement dans le camp du Maroc. La France, elle, est accusée d’être du côté de ces « colonialistes ». L’affaire s’envenime, un conflit entre l’Algérie et le Maroc n’est plus totalement exclu. C’est dans ce contexte qu’Alger aurait conclu un accord secret avec Moscou, non seulement sur le Mali, mais aussi sur le Sahara occidental, selon la lettre confidentielle « Maghreb Intelligence » : Wagner entraînerait une force d’élite du Polisario afin de mener des opérations contre les Marocains.
Le penchant stratégique algérien en faveur de la Russie semble s’accentuer. Ce retournement, qui serait vécu comme une trahison par Emmanuel Macron, expliquerait notamment sa violente sortie, fin septembre, contre « le système politico-militaire » algérien. Une diatribe de rupture inédite, assortie d’une douloureuse réduction des visas. Le président français avait alors dénoncé une « histoire officielle » algérienne, « totalement réécrite et qui ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France ». Puis Emmanuel Macron s’en était même pris à l’identité algérienne, demandant « s’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ».
A Bamako, on se frotte les mains des déboires de Paris
Pour le président français, la déception a sans doute été grande. Il semble qu’il avait beaucoup misé sur une normalisation, un reset avec la Russie, mais surtout avec l’Algérie. Avec sans doute l’espoir de s’extraire du bourbier malien. Après avoir qualifié de « crime contre l’humanité » la colonisation française en Algérie, le chef de l’Etat avait multiplié les gestes mémoriels pour tenter d’effacer en Algérie les rancœurs héritées du passé colonial. En annonçant début juin la fin de l’opération Barkhane, EmmanuelMacron comptait sans doute sur le « réengagement algérien » dans les affaires maliennes dont il s’était à l’avance félicité. A en croire « Algeria Politics & Security », publication des consultants britanniques en risques internationaux Menas Associates, Paris préparait même des plans pour le déploiement des forces algériennes au Mali, peut-être dans le cadre de l’ONU.
A Bamako, on se frotte les mains des déboires de Paris. On ne jure plus que par Moscou − dont les services mènent au Mali une guerre hybride, multipliant les opérations de désinformation pour discréditer la France. Fermement condamnée par l’Elysée, la prise de pouvoir par les militaires a aussi des allures d’opération spéciale des services secrets de Moscou, où près de 80 % des cadres de l’armée malienne sont instruits. Les deux colonels maîtres d’œuvre du premier coup d’Etat en 2020 sortaient tout juste de formation en Russie lorsqu’ils ont mené le putsch. L’un d’eux, devenu le principal artisan du rapprochement avec Moscou, le colonel Sadio Camara, est ministre de la Défense… Nommé par les militaires, le Premier ministre civil du gouvernement malien, Choguel Maïga, est un ingénieur en télécommunication lui aussi formé à Moscou. C’est lui qui avait mis le feu aux poudres entre Paris et Bamako en déclarant, en septembre 2021 devant l’Assemblée générale de l’ONU, que la France était coupable d’« abandon en plein vol »du Mali, fustigeant le redéploiement de l’opération française Barkhane et justifiant ainsi l’appel à « d’autres partenaires ».
Vue satellite de la base supposée du groupe Wagner sur l'aéroport de Bamako, prise le 2 janvier 2022. (IMAGE AIRBUS INTELLIGENCE/DETECTION PRELIGENS)
Cependant, le Mali dément toujours, très officiellement, tout contrat avec la société de mercenaires russes Wagner. Tout en se réservant le droit, en tant que pays souverain, de s’associer avec qui lui plaît. Tout aussi officiellement, la Russie n’a rien à voir avec Wagner. Les sociétés militaires privées étant interdites en Russie, le siège de Wagner se trouve en Argentine. Propriété d’Evgueni Prigojine − surnommé le « cuisinier de Poutine » car l’une de ses sociétés ravitaille les cantines du Kremlin −, Wagner est dirigée par Dmitri Outkine, un ancien lieutenant-colonel des services secrets de l’armée (GRU). Admirateur du IIIe Reich et du compositeur allemand Richard Wagner, il a été reçu au Kremlin et décoré par Vladimir Poutine en 2016, après les « exploits » de Wagner lors des opérations spéciales russes en Ukraine et en Syrie.
Au Mali, les hommes de Wagner restent invisibles. Ils seraient pourtant entre 200 et 1 000, selon les sources. Les satellites ont détecté la construction de nouveaux camps militaires. Et Prigojine, un ancien voyou de Saint-Pétersbourg – comme Vladimir Poutine –, s’est dévoilé après le récent putsch militaire au Burkina Faso, voisin du Mali, lors duquel des drapeaux russes sont apparus dans la foule, comme à Bamako. Il a laissé éclater sa joie sur VKontakte, le réseau social russe, saluant «un nouveau mouvement de libération » en Afrique, une «nouvelle ère de décolonisation ». C’est son ami Vladimir Poutine, le champion du néo-impérialisme russe, qui le premier avait entonné le refrain bien connu à Moscou de la « lutte contre le colonialisme ». Amplifié par la propagande, ce chant révolutionnaire résonne toujours dans les cœurs africains, surtout auprès de la jeunesse, sur fond de romantisme guévariste, d’échecs français et d’affairisme, dont l’oligarque Vincent Bolloré, qui a dû reconnaître des actes de corruption en Afrique, fournit un bon exemple.
Officiellement, donc, il n’y a pas de mercenaires russes au Mali. En revanche, chacun le souligne, sur la base d’un accord de juin 2019, Moscou et Bamako mènent une « fructueuse coopération militaire », notamment dans la « lutte contre le terrorisme ». La Russie, qui a déjà fait don au Mali de deux hélicoptères d’attaque MI-35 en 2017, espère lui vendre d’autres appareils ainsi que diverses armes. Moscou fournit aussi une assistance technique. Les militaires russes présents au Mali ne seraient donc que de très officiels « conseillers » ou « formateurs », non des combattants ou des mercenaires. Le Kremlin semble prendre l’affaire assez au sérieux. En juin 2019, Vladimir Poutine a nommé ambassadeur au Mali un diplomate de haut vol, Igor Gromyko. Ce dernier n’est autre que le petit-fils de celui qui fut le monstre froid de la diplomatie soviétique pendant vingt-huit ans, Andreï Gromyko (« Un glaçon avec un bâton dans le c… » disait Coluche). Pour donner le ton, Igor Gromyko a été le premier à être reçu par la junte et il accueille à son tour la société civile malienne, où il compte quelques agents.
Les « affreux » de l’armée fantôme de Wagner préparent le terrain
Déjà, le chef de l’Etat malien, le colonel Assimi Goïta, revendique des victoires militaires sur les islamistes grâce aux nouveaux accords de coopération avec la Russie. Cependant, les observateurs militaires doutent que Wagner, qui a subi de graves échecs au Mozambique et en Libye et n’arrive pas à tenir le terrain en Centrafrique, puisse venir à bout d’une rébellion islamiste qui ne cesse de s’étendre. La junte malienne se jette-t-elle dans une fuite en avant, populiste et désespérée, vers une tragique impasse, comme le répètent les autorités françaises ? Ou bien bluffe-t-elle afin de faire monter les enchères entre ses partenaires ? L’isolement du Mali est-il tel qu’aujourd’hui « il n’a que Wagner pour seul partenaire », comme l’affirme Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française ? On peut en douter à en juger par le soutien marqué de Moscou et, plus discret, d’Alger.
Photo datant de fin décembre 2021. Deux cents mercenaires russes de la société Wagner auraient pris leurs quartiers dans la localité de Ségou, située à 200 kilomètres au nord-est de Bamako, sur le fleuve Niger. (OBSERVATEUR CIVIL ANONYME)
Tout se passe comme si, pendant que dans les chancelleries se trament de nouvelles et sérieuses alliances, les « affreux » de l’armée fantôme de Wagner amusaient la galerie et préparaient le terrain. Se détourner de la France pour se jeter dans les accueillants mais dangereux bras de l’ancien lieutenant-colonel du KGB Vladimir Poutine est sans doute un pari risqué pour Bamako. Le ministre malien des Affaires étrangères Abdoulaye Diop a répondu à ce dilemme : « Si les Maliens veulent que le diable soit là, eh bien le diable sera là. »
L’ancien ministre de la Défense et homme fort d’Alger au début de la guerre civile est poursuivi pour complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le parquet fédéral a procédé à l’audition finale du prévenu.
Après dix ans d’une procédure jalonnée de rebondissements, le général algérien Khaled Nezzar, 85 ans, pourrait bientôt être renvoyé devant un tribunal helvétique pour y répondre de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le prévenu, qui était ministre de la Défense et qui a fait partie des cinq membres du Haut Comité d’Etat au début de la guerre civile, deviendrait ainsi l’un des plus gros poissons à devoir rendre des comptes devant une juridiction nationale ordinaire en application du principe de compétence universelle.
L’audition finale de Khaled Nezzar, pris dans les mailles de cette procédure à l’occasion d’un séjour à Genève en 2011, s’est déroulée à Berne les 2 et 4 février derniers dans les locaux du Ministère public de la Confédération (MPC). Le parquet fédéral se contente de confirmer la tenue de cet ultime interrogatoire sans faire d’autre commentaire.
Participation contestée
De son côté, la défense, composée de Marc Bonnant, Magali Buser et Caroline Schumacher, indique que Khaled Nezzar «conteste fermement» les charges que la procureur fédérale Miriam Spittler envisage de retenir à son encontre. Soit d’avoir, entre le 14 janvier 1992 et le 31 janvier 1994, participé comme complice (en sa qualité de chef de la junte militaire) à des meurtres, des actes de torture, des traitements inhumains et des détentions arbitraires, tous qualifiés comme les pires des crimes. «La compétence universelle n’est pas synonyme de savoir universel. Le général a mené une résistance légitime contre les islamistes et n’a ni commis, ni ordonné d’exactions», plaide déjà Marc Bonnant.
Au terme de cette audition de trois jours, le général a pu repartir librement, malgré la demande d’arrestation des six parties plaignantes qui craignent de le voir s’évaporer à jamais ou exercer des pressions sur les victimes et les témoins. Marc Bonnant assure que son client, actuellement domicilié en Algérie, se présentera à un éventuel procès: «Ce sera un superbe combat.»
Les avocats du général estiment enfin que de nombreuses demandes d’actes d’enquête n’ont pas encore été traitées et soulignent que la confrontation avec le seul plaignant l’ayant accusé de l’avoir personnellement maltraité n’a jamais pu avoir lieu car celui-ci ne s’est jamais présenté. La défense ajoute que l’essentiel des reproches se fonde sur les déclarations de militants du Front islamique du salut (FIS) et «de sources non vérifiables accessibles en ligne».
«Pas de géant»
Pour l’organisation Trial International, qui est à l’origine de la dénonciation, cette étape marque au contraire «un pas de géant dans la lutte contre l’impunité». La fin de la procédure ouvre la voie à un renvoi en jugement de Khaled Nezzar devant le Tribunal pénal fédéral, qui siège à Bellinzone, pour des faits gravissimes. Une décision formelle de clôture de l’instruction, suivie d’un acte d’accusation, est attendue très prochainement. «C’est la dernière occasion pour les victimes algériennes d’obtenir justice. Personne n’a jamais été poursuivi en Algérie, et encore moins jugé pour les crimes commis durant la guerre civile», souligne encore Philip Grant, directeur de Trial.
Laïla Batou, avocate genevoise qui représente un plaignant dans ce dossier hors du commun, espère que le parquet fédéral ne laissera pas au prévenu le soin de jouer la montre. «Mon client, qui est un intellectuel, a été soumis à des tortures épouvantables et attend que ses souffrances soient enfin reconnues. Il est très reconnaissant pour tout le travail d’enquête qui a été accompli et pour avoir pu faire entendre sa parole durant cette instruction.»
Instruction laborieuse
Une instruction difficile et mouvementée que rien ne prédisait arriver à son terme. Poursuivi dès octobre 2011, alors que sa présence est signalée sur le territoire suisse (une condition pour ouvrir la procédure), Khaled Nezzar invoque d’abord sa fonction de ministre à l’époque des faits pour se protéger des ennuis judiciaires. La Cour des plaintes rejette l’argument, considérant que l’immunité ne peut être invoquée pour les crimes internationaux.
En 2017, c’est le MPC qui classe l’affaire au motif de l’absence de conflit armé au début des années 1990 entre le Groupe islamique armé (GIA) et les forces algériennes. Ce classement est annulé, les juges estimant que les conditions (niveau minimal d’intensité du conflit et présence de groupes rebelles organisés) sont réunies. «En l’espèce, il ne fait aucun doute que Nezzar était conscient des actes commis sous ses ordres», indique encore le même arrêt, tout en ouvrant la voie à une autre accusation de crimes contre l’humanité, également imprescriptible. «Les faits reprochés pourraient avoir été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la population civile.»
Le procès de Khaled Nezzar – si celui-ci a bien lieu un jour – sera le deuxième du genre à se tenir devant le Tribunal pénal fédéral. En juin 2021, Alieu Kosiah, ancien chef de guerre libérien, a été condamné à une peine privative de liberté de 20 ans pour crimes de guerre. Il a fait appel contre ce jugement.
LE TOUR DU MONDE D'UN JEUNE ALGERIEN. Notes de voyage de Soumati Karim Préface du Pr Nacib Youssef). Necib Editions, Alger 221, 1200 dinars
Il avait 23 ans en 1969. Il va, sac au dos... avec un petit drapeau national cousu, un tout petit capital d'anglais, une aide lointaine de son grand frère étudiant en Europe, des copains à l'écoute à Alger même (d'autant qu'à l'époque la poste fonctionnait très bien... le courrier et les cartes arrivant certes en retard mais toujours à bon port, même au bout du monde), une grosse dose de volonté et de curiosité... et de la santé, parcourir une bonne partie du monde, celle recherchée par la jeunesse des années 60, la nôtre y compris, «la Marco Polo», une route mythique et ce durant plusieurs années : France, Suisse, Allemagne, Belgique, Italie, Yougoslavie, Grèce, Turquie, Jordanie, Irak, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal, Katmandou (rendez-vous mondial des «hippies» de l'époque en recherche de paix intérieure beaucoup plus que de sensations fortes), l'Himalaya, Birmanie, Thaïlande, Philippines, Malaisie, Singapour, Indonésie (avec un très mauvais contact avec l'Ambassade d'Algérie alors peu accueillante), Hong Kong, Taiwan, Japon, Australie et, enfin, Canada, pays de sa fidèle et courageuse compagne de route, celle dont la famille, bien que modeste, va l'accueillir durant plus d'une année comme un fils et l'aider à devenir pilote d'avion.
Retour en Algérie ! Ce sont, bien sûr, les retrouvailles des copains mais c'est surtout la maman (une veuve de chahid)... Karim va retrouver sa vieille voiture, une Coccinelle que son cadet avait quelque peu bousculé... et surtout fort d'une expérience d'aviateur, il va postuler pour une formation de pilote de ligne. Par la suite, diplôme en poche, et durant plus de trente années, il voyagera plus rapidement à travers le monde... et en toute sécurité. Avec peut-être un peu moins de sensations fortes (en dehors des perturbations aériennes).
L'Auteur : Fils de chahid, membre d'une famille nombreuse, des études secondaires interrompues et un emploi dans une banque. 18 juillet 1969, ayant obtenu une «Autorisation de sortie du territoire national» (Astn), il part faire son tour du monde : Europe, Asie, Océanie, Amérique... Au Canada, il décroche un diplôme de pilote d'avion (bimoteurs)... 12 novembre 1972, retour en Algérie et, après des études en Ecosse, avec Air Algérie, il réalise son rêve, pilote de ligne. Retraite en août 2005
Extraits : «L'Allemagne et les Allemands m'ont impressionné. C'est comme si ce pays n'avait jamais été détruit par la guerre. Il est flambant neuf. Le sérieux, le travail, le civisme de ce peuple sont une autre histoire. Je le quitte sans regret, il me fait peur, on se sent petit ici» (p27), «Une fois dans le bus (en Iran), un de mes voisins me posa la question sur notre non-participation à la prière. Il fut surpris de savoir que je ne priais pas, alors il me posa la question de savoir si j'étais sunnite ou chiite (...).J'aurais dû y penser avant et me poser la question, mais bon, à mon âge, il y a autres choses plus intéressantes à faire que de s'occuper de religion» (p65), «Je suis fier d'accrocher ce petit drapeau (de l'Algérie) sur mon sac à dos. Dans tous les pays que j'ai traversés il attirait de la sympathie et de l'admiration pour l'Algérie et sa révolution» (p 99), «Chacun avait son petit drapeau sur son sac à dos (à Bangkok). C'est le mien qui suscitait le plus d'attention. Les paris allaient bon train...» (p180)
Avis : «Un survol historico-ethnographique remarquable sur les cultures des nations traversées» (Y.Nacib). Mais aussi un modèle de réussite... «sur le tas», «sur le terrain»... basée sur l'effort, la volonté de réussir, l'ouverture d'esprit, le savoir cueilli partout et avec tous, la curiosité intellectuelle, le courage... Un livre qu'il faut absolument lire, et faire lire. Ce n'est pas de la (grande) littérature, mais bel et bien un livre d'exemple... dans le genre «roman d'aventures» (inexistant chez nous) destiné aux jeunes, même si depuis un bon bout de temps, ce type de «tour du monde» n'est plus aussi facilement réalisable que par le passé. Une remarque destinée à l'éditeur : trop de «coquilles».
Citations : «Chaque pays a son régime. Dictature militaire, nationalisme, socialisme, lequel est le moins mauvais ?» (p55), «Pour toute religion, le doute est un luxe de civilisés» (p80), «Oser, c'est prendre le risque d'aller plus loin, c'est aussi croire en soi» (p85), «Est-ce parce que l'air est rare et le ciel si pur (Himalaya) que les dieux paraissent plus proches en ces confins du monde ? (p112), «( Bombay/Inde ) La mort est le sommeil du pauvre» p130), «Mon avis est que la démocratie ne se mange pas, qu'on en parle que lorsqu'on a le ventre plein»( 158), «On ne le quitte jamais comme on y entre. L'Inde est un pays qui ne se raconte pas mais qui se vit» (p175), «J'avais lu quelque part que pour réussir, il fallait une agilité de compréhension, une souplesse de mémoire, un sens de l'opportunité et, pourquoi pas, une petite dose de culot» (p242), «Il n'y a jamais de fatalité totale. L'homme aussi a son mot à dire s'agissant de son destin» (p284)
FAHLA. Riwaya (Roman) de Rabeh Sabaa. Editions Frantz Fanon, Alger 2021, 700 dinars. Ouvrage existant en graphie arabe. Même éditeur, 800 dinars
Au départ on a l'assassinat d'un poète par les «propagateurs des ténèbres». C'est l'occasion pour les femmes de forcer la porte du cimetière pour assister à son enterrement (F janazet el Goual, dekhlou ennssa lel jabbana ou hadrou ledfina.Haja jdidav f aâadatna. Lakin fardou nfousshoum...). Commence alors un long combat contre toutes les formes d'oppression déguisées en morale ou religieuses. Des valeurs pour la plupart mortifères.
Fahla (prénom arabe signifiant la Brave, la Courageuse), en compagnie de ses ami(e)s, va braver toutes les menaces que charrie la tentative forcenée d'assombrissement de la société, au nom de fausses valeurs religieuses érigées en dogmes. Ce sera le combat et la propagation du Beau contre la laideur... pour une société où il est possible de vivre dignement, de penser librement, d'aimer démesurément et de rêver indéfiniment. «Entre le récit et le roman historique, ce texte est le premier rédigé en algérien dans les deux graphies, arabe et latine».
L'Auteur : Oustad ntaâ sociologie ou anthropologie f el jamiâa ntaâ Wahran. Plusieurs ouvrages à son actif et fondateur de la revue «Confluences-Algérie»
Extrait : «Wach houwa ezzine, ou aâlach lazem nabghou ezzine. Illiq el atfal ihellou âaynihoum âala tarbiyat ezzine ou el farha. Ou f kharej el aqssam, lazem yalqaw daymen zine dayer bihoum.Hna nddirou farqat ezzine ou el farha wa engablou biha Âaskar Eddlam» (p36)
Avis : Une initiative originale et louable, la première du genre, apportant une pierre de taille à l'édifice (encore en construction, malgré les textes et les déclarations) de notre identité linguistique. A lire... et faire lire. Pour juger sur pièce.
Citation : «Ezzine yetlaâa ou yetâala ki ennejma ou bla ezzine tetkhalett el ard mâa essma» (p 141), «L'algérien est une langue à part entière. L'algérien est une langue avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques (Rachid Sebaa. Entretien/ Extrait, Le Soir d'Algérie, samedi 20 novembre 2021), «Les langues natives ont le bonheur d'être les paroles de tous les passants» ((Rachid Sebaa. Entretien/ Extrait, El Watan, mercredi 26 janvier 2022).
"Fahla", premier roman en daridja, de Rabeh Sbaa : « L'arabe algérien n'est pas un arabe dégradé»
Les maltraitances infligées aux personnes âgées dans les maisons de retraite défrayent actuellement la chronique en France, en particulier depuis la publication du livre polémique d'un journaliste français (censément indépendant) sur les «dysfonctionnements» et «sévices» relevés dans certains établissements de retraite, les Ehpad (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). En réalité, ces maltraitances envers les pensionnaires des maisons de retraite ne sont pas nouvelles. En outre, elles constituent un phénomène mondial.
Pour ma part, bien avant la publication de ce livre suspect, j'avais rédigé un article sur le traitement dégradant des personnes âgées, publié notamment dans Algérie patriotique le 19 janvier 2019 [1], au lendemain du scandale de la diffusion d'une vidéo filmée dans un établissement de retraite de la ville de Batna [2], en Algérie, dévoilant l'abandon des pensionnaires et, surtout, les maltraitances qu'ils subissaient.
Sans nul doute, la publication du livre «Les Fossoyeurs» est suspecte car elle s'apparente à une opération de discréditation professionnelle orchestrée par le gouvernement Macron, et surtout à une entreprise de torpillage économique lancée contre la multinationale Orpea, leader mondial des Ehpad déjà l'action du titre Orpea à la Bourse de Paris a dégringolé d'environ 60%.
Il est curieux qu'un livre, écrit par un obscur jeune journaliste (il est l'auteur d'une enquête sur l'homosexualité dans les Ehpad parue dans Le Monde en mars 2019, où il était préconisé la création d'une maison de retraite LGBT, autrement dit une structure réservée aux seniors gays, lesbiennes, transgenres), bien avant sa publication, ait provoqué autant de vives réactions intempestives de la part du gouvernement Macron.
D'emblée, lors des questions au gouvernement, dans l'Hémicycle, le Premier ministre Jean Castex est monté au créneau pour annoncer, comme si le projet de loi était depuis longtemps ficelé, une réforme des procédures d'accréditation des établissements de retraite, tout en pointant, sur le simple fondement de la publication d'un livre contestable (qu'il n'a probablement pas lu), un doigt accusateur sur le groupe Orpea : «Les faits sont gravissimes (...). Il existe dans notre pays une maltraitance structurelle de nos aînés». «Je veux manifester ma compassion et ma solidarité à l'endroit des résidents et des familles qui ont été victimes de ces agissements», a-t-il déclaré. (Quand des millions de Français récalcitrants, avec des preuves tangibles à l'appui, dénoncent les maltraitances et répressions gouvernementales subies depuis l'apparition de la pandémie, sans oublier les dysfonctionnements criminels de la gestion de la crise sanitaire, ils sont aussitôt qualifiés d'imposteurs, de complotistes, d'irresponsables, accusés de propager des fake news).
Pareillement, la ministre déléguée chargée de l'autonomie des personnes âgées, Brigitte Bourguignon, sans disposer d'aucun élément de preuve matériel, s'est fendue d'un communiqué dans lequel elle a «exprimé sa colère» et «l'indignation du gouvernement quant aux pratiques et dysfonctionnements graves et intolérables» relevés dans les établissements d'Orpea.
Le lendemain, mercredi 2 février, dans une action inquisitoriale concertée, ce fut au tour de l'Assemblée nationale, par le biais de la Commission des affaires sociales convoquée diligemment par les députés de LREM, de se réunir pour auditionner, sans ménagement, le nouveau PDG d'Orpea, Philippe Charrier, ainsi que le directeur général France, Jean-Christophe Romersi, soumis à un «interrogatoire musclé» comme de vulgaires voyous.
Le même jour, le journal gouvernemental Libération titrait son article consacré au «scandale» des établissements de retraite « Et si on fermait les Ehpad ? ». Et d'entamer son article par cette préconisation, probablement dictée par l'Élysée : « Personne n'est satisfait de ces établissements, ni les résidents et leurs proches, ni les personnels, ni l'opinion publique. Il faut travailler sur le maintien au domicile et réorienter les politiques publiques du vieillissement vers une inclusion sociale. ». Autrement dit, le gouvernement Macron propose la fermeture des établissements de retraite ou, plutôt, leur transformation en structures spécifiquement médicalisées, et, corrélativement, le maintien à domicile des personnes âgées.
Le même jour, on apprenait qu'une plainte au pénal pour violation des droits syndicaux avait été déposée contre Orpea par les centrales syndicales CGT, FO, CFDT. Le même jour, on apprenait que le groupe Orpea était également visé par une «action collective conjointe» lancée par des familles de résidents en colère, pour, selon les dossiers, «homicide involontaire, mise en danger délibérée de la vie d'autrui, violence par négligence» ou «non-assistance à personne en danger».
Rien que ça !
On voudrait abattre ce géant gênant des établissements de retraite on ne s'y prendrait pas autrement. Après avoir ruiné la réputation et les finances du groupe Orpea, le pouvoir macronien s'apprête à infliger le même sort aux groupes Korian et DomusVi. Pour ce faire, la chaîne de télévision d'État France 2 vient d'annoncer la déprogrammation d'une enquête consacrée à l'enseigne McDonald's, pour la remplacer par la diffusion d'un documentaire sur le groupe Korian. L'émission de « Cash Investigation », animée par Élise Lucet, promet des révélations sur l'univers des maisons de retraite des deux groupes. Déjà, le groupe Korian est dans la tourmente, son action dévisse en bourse.
Voilà, après recoupement de toutes ces informations, tout s'éclaire, tout s'explique : le gouvernement Macron, via le prétendu journaliste stipendié, les médias et les députés accourus à la rescousse, s'active à discréditer et flétrir les Ehpad d'Orpea, accusés de «maltraitances» et de cupidité, afin de justifier leur transformation en structures spécifiquement médicalisées.
Au reste, le projet de loi de maintien à domicile des personnes âgées est à l'étude depuis plusieurs années. Depuis des mois, le gouvernement Macron prépare l'opinion publique à la perspective du démantèlement des Ehpad. Au final, les députés, dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) avaient adopté le 26 octobre 2021 en première lecture le projet de loi, qui prévoit notamment toute une série de mesures pour favoriser le vieillissement à domicile.
«Nous mettons l'accent sur le maintien à domicile pour, à terme, limiter le besoin de places en Ehpad», affirmait la ministre Brigitte Bourguignon dans le magazine Capital. À court terme, l'objectif du gouvernement Macron est de remplacer les Ehpad par les Spasad (Services polyvalents d'aide et de soins à domicile).
« Et si nous mettons l'accent sur le maintien à domicile, c'est aussi pour, à terme, limiter le besoin de places en Ehpad. Il faut que ces structures deviennent plus sanitaires, dédiées aux pathologies les plus lourdes. Nous y arriverons si nous réussissons le pari du domicile », avait-elle ajouté. En d'autres termes, les Ehpad deviendraient des appendices des hôpitaux actuellement en souffrance. L'objectif est de maintenir à domicile un maximum de personnes par l'aide technique comme la téléassistance, la domotisation ou l'adaptation des logements.
En France un habitant sur 10 a plus de 75 ans (7 millions). En 2050, ce sera un habitant sur six (12 millions). Au lieu d'investir dans la construction de nouvelles structures d'accueil de personnes âgées, jugées coûteuses, le gouvernement Macron prône la politique de maintien à domicile des séniors. Et les actuels Ehpad seront, à terme, transformés en «structures sanitaires dédiées aux pathologies les plus lourdes».
Sans nul doute, une fois les trois groupes totalement fragilisés financièrement, l'État pourrait, sinon s'approprier plus aisément leurs établissements, ou, au moins, plus favorablement les contraindre à se transformer en structures médico-sanitaires dédiées aux pathologies les plus lourdes.
Actuellement, globalement, le budget alloué par l'État aux seniors en perte d'autonomie est de l'ordre de 24 milliards d'euros. Avec l'accroissement du nombre de personnes âgées dépendantes d'ici 2050, ce budget devrait considérablement augmenter. Or, restrictions budgétaires obligent, l'État n'envisage pas de rallongement financier de ce poste de dépense. Aujourd'hui, pour parer à l'augmentation du nombre des séniors en perte d'autonomie, par ailleurs pourvus d'une pension de retraite pareillement vouée à diminuer du fait de l'aggravation de la crise économique, l'État s'active à réduire l'écart entre le montant moyen des pensions 900 euros par mois et le prix d'une place en maison de retraite estimé à 2.000 euros mensuels. Outre, à court terme, la transformation des Ehpad en structures médicalisées, l'objectif immédiat visé est la baisse du prix de l'hébergement en maison de retraite. Aussi, cette diminution du coût est possible seulement par l'encadrement des tarifications des maisons de retraite, autrement dit par la mise au pas des établissements de retraite privés (à but lucratif) détenus majoritairement par les groupes Orpea, Korian et DomusVi.
Car, quoique appartenant au secteur privé, ces trois groupes profitent d'un système de financement public complexe et généreux profitablement détourné à leur avantage. Pour information, la tarification est divisée en trois sections : aide sociale à l'hébergement. Comme le rapporte le magazine Capital dans son édition du 28 janvier 2022 : « La partie soins est prise en charge à 100% par l'assurance maladie. Cela signifie donc que, même dans les établissements privés, les salaires des médecins coordonnateurs, des infirmiers et 70% des salaires des aides-soignants sont payés par les finances publiques. Leur nombre est encadré par une logique comptable, et déterminé en moyenne tous les cinq ans par le niveau de dépendance (mesuré par la grille AGGIR) et le besoin de soins des résidents en fonction de leur pathologie (mesuré par l'outil Pathos). Ainsi, plus un établissement accueille de personnes en grande dépendance au moment de l'évaluation par les outils tarifaires (AGGIR et Pathos), plus le budget alloué pour les soins sera important. Cette logique prévaut quel que soit le statut de l'établissement. (...). Certains établissements profitent de ce financement public de soins et n'assurent que le strict minimum en la matière. (...). Autre niveau de tarification, la dépendance. Il s'agit ici de financer en partie l'aide aux actes du quotidien comme la prise de repas, le lever ou le coucher assurée par des aides-soignants. Cette prise en charge est cofinancée par l'État et les départements dans le cadre de l'Allocation personnalisée d'autonomie (APA) (...). Chaque établissement reçoit donc une enveloppe correspondant au niveau de dépendance de ses résidents qu'elle a déclaré. Ces montants sont donc réservés pour des besoins très spécifiques. Enfin, dernier poste tarifaire: l'hébergement. C'est ce tarif-là qui est facturé tous les mois pour les résidents des Ehpad. Ce tarif prend en compte le logement, son entretien, la restauration. (Dans les établissements les plus onéreux, ce tarif peut atteindre plusieurs milliers d'euros (entre 6.500 et 12.000 euros dans l'Ehpad de Neuilly-sur-Seine.). Dans le même établissement, le tarif peut varier en fonction de la taille du logement mais aussi des activités qui peuvent être choisies par le résident.
C'est donc sur ce poste que se fait l'essentiel des profits des résidences privées (en vrai dans tous les autres postes financés par l'État. En fait, ces établissements privés soutirent l'argent aussi bien aux contribuables via les dotations publiques qu'aux pensionnaires via le paiement de leur hébergement.
Néanmoins, le projet gouvernemental de maintien à domicile est pire que le cadre d'hébergement institutionnel actuel. Sous couvert d'arguments humanitaires justifiant le maintien à domicile, l'État, pour d'évidentes motivations de rationnement du budget alloué aux seniors dépendants, livre en fait les personnes âgées en perte d'autonomie à elles-mêmes, privées de l'accompagnement social et médical quotidien dispensé dans les maisons de retraite. En tout état de cause, la politique de maintien à domicile est moins coûteuse pour l'État, en matière d'hébergement, de dépendance et de soins, NDA). Leurs tarifs sont totalement libres. D'autant que, contrairement au public et au privé non lucratif, ils n'ont aucune obligation de réserver des places aux bénéficiaires de l'aide sociale à l'hébergement (ASH) autrement dit aux retraités impécunieux.
Autre écueil majeur de ce système, malgré les dotations publiques qu'ils reçoivent, ces établissements privés sont peu contrôlés par les Agences régionales de santé (ARS). »
Par ailleurs, mesquinement, ce livre, censément soucieux du sort des séniors, se borne à dénoncer les rationnements de nourriture et de produits d'hygiène au détriment des personnes âgées prises en charge dans les structures d'Orpea (or, le gouvernement Macron, lui, est le premier employeur à rationner les moyens de tous les établissements publics, notamment les moyens sanitaires et matériels médicaux des hôpitaux : juste en 2021, il aura fermé 5.700 lits, suspendu 15.000 agents hospitaliers pour défaut de pass sanitaire, occasionnant l'aggravation de la dégradation des conditions de travail des personnels soignants, la déprogrammation des opérations chirurgicales, des consultations médicales vitales, notamment des personnes atteintes d'un cancer ou de maladies cardiovasculaires ou chroniques potentiellement létales).
En revanche, le journaliste n'évoque nullement la responsabilité de l'État français dans la dégradation des conditions de vie des retraités, mis en pension ou non. Plus de 10% des retraités français touchent moins de 60% du revenu médian disponible dans le pays, qui correspond au seuil de risque de pauvreté. Le seuil de pauvreté est établi à 1.041 euros. En France, sur 9 millions de personnes considérées comme pauvres, plus d'un million sont des retraités.
Outre les maltraitances sociales infligées par l'État français aux personnes âgées, par leur paupérisation généralisée et isolement social, l'autre drame vécu par les seniors concerne le taux de mortalité excessivement élevé parmi les personnes pauvres en âge de prendre la retraite. En France, à 62 ans, un quart des 5% les plus pauvres sont déjà morts (en 2021, la France comptait 17,7 millions de personnes âgées de 60 ans et plus, soit presque 27% de la population française totale). Il faut attendre l'âge de 80 ans pour que cette proportion soit atteinte pour les 5% les plus riches.
L'auteur du livre commandé n'évoque pas non plus la culpabilité du gouvernement Macron, depuis l'apparition de la pandémie de Covid-19, dans la mort des milliers de pensionnaires des maisons de retraite, décédés par manque de soins et de matériels sanitaires, véritable opération d'euthanasie perpétrée contre les résidents, comme on l'a analysé dans notre texte intitulé « La pandémie d'euthanasie médico-économique », publié dans Le Quotidien d'Oran entre le 26 et le 29 décembre 2021. Les résidents des établissements de retraite ont représenté 44% des morts du Covid-19. En d'autres termes, sur les 128.000 décès dus au Covid-19 survenus en France, plus de 56.000 sont décédés dans les structures médico-sociales, en l'espace de quelques mois. Au total, les personnes hébergées dans ces établissements, censément sécurisés et médicalement immunisés, représentent donc plus de quatre décès sur dix, recensés par les autorités sanitaires.
Et aucun journaliste ou homme politique ne s'offusque de ce génocide perpétré contre les pensionnaires des établissements de retraite, sacrifiés sur l'autel des restrictions budgétaires décrétés par le gouvernement Macron. Les médias et les membres du régime macronien pointent du doigt les «dysfonctionnements et maltraitance» de l'Orpea pour mieux occulter leurs crimes commis contre les personnes âgées hébergées dans les maisons de retraite, mortes faute de soins, par manque de lits de réanimation, de respirateurs, de personnels soignants, dans l'isolement, sans bénéficier des derniers adieux de leurs familles.
Ces pensionnaires ont juste reçu le dernier baiser de la mort apposé par la mafia gouvernementale. [3]
Aujourd'hui, ces génocidaires macroniens viennent dénoncer l'inhumanité supposée (matérialisée par les rationnements de nourriture et de produits d'hygiène) des dirigeants de l'Orpea. Ils osent même les traduire en justice. Pour paraphraser la réplique de Lino Ventura dans le film «Les tontons flingueurs» : « Les cons, ça ose tout. C'est même à ça qu'on les reconnaît », nous dirions, à notre tour à propos de ces «flingueurs de papis et mamies» : les criminels du gouvernement Macron osent tout. C'est même à leurs politiques antisociales et mesures scélérates qu'on les reconnaît.
En vérité, avec cette affaire de scandale des établissements de retraite, montée en épingle par les médias, tout se passe comme s'il s'agissait également d'une diversion : les familles, meurtries par la mort prématurée d'un parent ou par la négligence médicale infligée à leur proche par les autorités, au lieu d'intenter un procès contre les membres du gouvernement Macron, responsables, par leur incurie criminelle dans la gestion de la crise sanitaire, de négligence, de mise en danger de la vie d'autrui et d'abstention volontaire de combattre un sinistre (56.000 morts de Covid dans les établissements de retraite), sont fourvoyées dans de mauvaises voies, déroutées sur de fausses cibles, des lampistes : les dirigeants d'Orpea.
À quand un Tribunal de Nuremberg pour poursuivre les dirigeants français macroniens pour crime contre l'Humanité pour leur gestion criminelle de la pandémie de Covid-19 ?
[3] Dans l'univers de la mafia, le baiser de la mort (en italien : il bacio della morte) est un acte pratiqué par un parrain mafieux ou le caporegime (en) d'une «famille» criminelle sur les membres de l'organisation dont l'exécution a été décidée.
De nos jours, dans notre société moderne capitaliste, il ne fait pas bon de vieillir. Avec la dislocation des familles élargies où plusieurs générations cohabitaient sous le même toit, la majorité des personnes âgées, une fois à la retraite, est livrée à elle-même, sans soutien familial ni protection institutionnelle publique. Situation encore plus dramatique pour les retraités socialement isolés, les veufs.
À cet âge marqué par la fragilité et la vulnérabilité, les personnes âgées souffrent d'innombrables handicaps. Elles doivent affronter souvent l'apparition de multiples maladies invalidantes. Sans compter les soucis permanents d'argent dus à une pension de retraite dérisoire, rognée de surcroît par l'inflation.
Ainsi, outre la solitude très répandue à cet âge de mise à la retraite, les problèmes de santé récurrents, le retraité est affligé de difficultés financières du fait de sa maigre retraite.
Ironie du sort, un demi-siècle de sacrifice au travail pour achever sa vie comme une machine-outil usagée mise à la fourrière, sans considération à sa participation laborieuse à la construction et au développement de la société.
De fait, faute de pouvoir se prendre en charge par manque d'autonomie, totalement isolées par absence de liens familiaux rompus parfois depuis des années, de nombreuses personnes âgées échouent dans ces mouroirs appelés maison de retraite.
Phénomène nouveau : partout dans le monde, depuis seulement quelques décennies, le nombre de résidents en maison de retraite ne cesse d'augmenter. Dans le même temps, les effectifs des personnels des services gériatriques sont en constante diminution. Pareillement, les moyens alloués par les pouvoirs publics pour la prise en charge des résidents retraités sont en forte réduction, sacrifiés sur l'autel des restrictions budgétaires.
Dans certains établissements de retraite, le manque de personnel est criant, et l'absence de soins déchirant. Au sein de certaines maisons de retraite, le déficit des effectifs est la cause principale de l'abandon des résidents. Livrés à eux-mêmes, condamnés à demeurer au lit, sans soins, sans douche, sans activités, les pensionnaires finissent par sombrer dans l'atonie, la dépression, voire la démence. (Aux États-Unis, en dépit de leur interdiction en raison du risque de décès, les maisons de retraite administrent régulièrement des antipsychotiques aux résidents atteints de démence pour contrôler leur comportement. Le recours aux antipsychotiques, «camisole chimique», employés pour faciliter le travail du personnel ou mieux contrôler les résidents, est assimilé par les organisations de droits des humains à un traitement cruel, inhumain ou dégradant.)
Certains, faute d'hygiène, contractent de multiples pathologies. D'autres, par absence de communication aussi bien avec les autres résidents qu'avec le personnel inexistant, périssent prématurément du fait de ce mutisme funèbre vécu au quotidien. En raison de la rupture de relations parentales, certaines personnes âgées isolées au plan familial sont plus exposées aux négligences infligées par le personnel. Leur isolement permet aux responsables d'établissement de réduire plus aisément les moyens et les effectifs affectés à leur intention, de raréfier l'encadrement médical, sans encourir le risque de protestation de la part de la famille du résident, par ailleurs indifférente. De fait, nombre des pensionnaires sont abandonnés. Victimes de maltraitances, ils subissent des pressions et des menaces de la part du personnel, pour les dissuader de se plaindre.
De manière illustrative, pour ce qui est de la France, on compte 16,5 millions de retraités, sur une population évaluée à 67 millions. La pension de retraite moyenne est de 1288 euros. Or, le coût d'une place en maison de retraite est estimé à presque 2000 euros par mois (certains établissements facturent 6000 à 8000 par mois). Aussi, l'accession à un établissement de retraite est hors des moyens financiers de la majorité des retraités. De nombreux retraités sont contraints de vendre leur maison pour couvrir les frais onéreux de leur hébergement en maison de retraite. Certains établissements de retraite exigent la modique somme de 2500 euros par mois pour pouvoir prétendre séjourner dans leur mouroir. Toujours en France, tandis que plus de 3,3 millions de seniors souffrent de dépendance, seulement 1,2 million de ces personnes dépendantes bénéficient de l'Allocation Personnalisée d'Autonomie (APA), principale aide sociale permettant de recourir aux services d'une professionnelle. En réalité, l'exemple de la France s'applique à tous les pays occidentaux séniles et décadents.
Paradoxalement, en dépit de leurs tarifs exorbitants, les maisons de retraite demeurent néanmoins saturées. Et pour cause. Nonobstant le vieillissement accéléré de la population permis grâce à l'allongement de l'espérance de vie, les constructions d'établissements de retraite brillent par leur rareté. Le problème de la raréfaction des établissements de retraite va s'aggraver. En effet, dans les pays développés, tandis que le nombre de personnes âgées de plus 85 ans devrait quadrupler autour des années 2050, aucun programme relatif au financement de la perte d'autonomie et des maisons de retraite n'a été inscrit dans les budgets prévisionnels des États. Cela s'intègre dans la logique de la politique des réductions drastiques des budgets sociaux, en général, et hospitaliers et médico-sociaux, en particulier.
Le désengagement des pouvoirs publics des politiques sociales concerne également les établissements de retraite, abandonnés au secteur privé, qui tire de substantiels bénéfices de l'exploitation lucrative des maisons de retraite. À l'instar du groupe Orpea qui exploite près de 117 000 lits dans 1156 établissements, essentiellement en Europe, dont plus de 49.200 lits (586 établissements) en France et près de 47.000 lits (418 établissements) dans neuf pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie, Pologne, République Tchèque, Suisse) et en Chine.
De manière générale, ces dernières années, dans de nombreux pays, les témoignages sur la maltraitance des pensionnaires de maisons de retraite sont régulièrement rapportés par les médias. Beaucoup de faits divers scandaleux défrayent la chronique.
En Algérie, le dernier scandale de maltraitances infligées aux pensionnaires concernait une maison de retraite établie à Batna. Sur une vidéo [1] amplement diffusée (mi-janvier 2019) sur les réseaux sociaux algériens, on voyait des personnes âgées livrées à elles-mêmes dans des conditions déplorables. Certaines allongées à même le sol, frappées d'hébétude et de prostration, d'autres à demi-inconscientes immobilisées dans leur fauteuil roulant, d'autres déambulant nonchalamment avec une silhouette à l'hygiène douteuse. Tout cela dans des contextes sans aucune assistance professionnelle. Et un cadre résidentiel à la vétusté et l'insalubrité répugnantes. Ces images insoutenables de maltraitance avaient entraîné le limogeage des responsables de l'établissement, et la poursuite en justice de l'ensemble du personnel. Au reste, le problème des sévices infligés aux personnes âgées est tellement dramatique qu'une Journée mondiale contre la maltraitance des personnes âgées a été instituée par l'ONU en 2007. Cette journée organisée le 15 juin a pour dessein de sensibiliser l'opinion publique au sort des personnes âgées victimes de maltraitance.
Selon la définition proposée par les instances officielles internationales, la maltraitance des personnes âgées « se caractérise par tout acte de négligence ou omission commis par une personne, s'il porte atteinte à la vie, à l'intégrité corporelle ou psychique, à la liberté d'une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à la sécurité financière. »
La maltraitance des personnes âgées recouvre de multiples formes de souffrance et de mauvais traitements aux yeux de la loi. Elle s'étend à tous les types de violences et de négligences, associés ou non.
Les différentes formes de maltraitance des personnes âgées peuvent être des violences : physiques : coups, blessures, contraintes physiques; morales et psychologiques : injures, violation de la vie privée, chantage, privation d'affection ou de visites; médicamenteuses : excès de neuroleptiques, absence de traitement adapté; financières : vol, extorsion, héritage forcé; les négligences actives (enfermement ) ou passives (absence d'aide à l'alimentation ) ; les violations des droits civiques : atteintes aux libertés et droits fondamentaux des personnes.
Ainsi, de nos jours, le troisième âge est la période de tous les dangers. Jamais dans l'histoire les personnes âgées n'ont été traitées avec tant d'inhumanité. Jamais les personnes âgées n'ont été autant exposées à autant d'insécurité.
Isolées socialement, carencées affectivement, négligées familialement, fragilisées financièrement, diminuées physiquement, amoindries psychologiquement, elles deviennent des proies faciles. Souvent, en période de crise économique, elles sont les premières victimes des mesures antisociales. Certaines sont contraintes de reprendre le travail pour pouvoir survivre. D'autres tombent dans une extrême pauvreté, ou deviennent SDF.
Ironie du sort, plus grave encore, en Asie, aujourd'hui, pour survivre, certains retraités recourent à des expédients ingénieux illégaux. Ainsi, dernière invention dans l'un des pays les plus riches au monde, le Japon, de plus en plus de retraités choisissent la prison pour fuir la misère. À la liberté dans la misère, de nombreux retraités japonais préfèrent la sécurité alimentaire et médicale dans la prison. Un retraité japonais l'a expliqué avec ses mots dans un article du Monde publié le 14 janvier 2019. «En prison, il a chaud, il est nourri et s'il est malade, on s'occupe de lui Comme il est récidiviste, il en a pris pour deux ans Un jour il faudra peut-être que je fasse comme lui», raconte-t-il à propos de l'un de ses amis. Pour accéder à cette maison de retraite de substitution, certains retraités se métamorphosent en hors-la-loi par la commission de certains larcins afin d'achever leur vie au chaud dans une cellule. Selon le journal le Monde, 21,1 % des personnes arrêtées en 2017 avaient plus de 65 ans. En l'an 2000, cette tranche d'âge ne représentait que 5,8% de la population carcérale. Les retraités qui se retrouvent en détention ont souvent volé de la nourriture ou de quoi améliorer l'ordinaire.
Ces détenus âgés représentent «de nouvelles charges pour l'administration pénitentiaire», d'autant plus qu'ils «entendent mal et tardent à exécuter les ordres ; certains sont incontinents, d'autres ont des problèmes de mobilité et il faut parfois les aider à se nourrir et à se laver». De la France à l'Algérie, du Japon aux États-Unis, la société excrémentielle capitaliste a transformé les personnes âgées en déjections, réduites à survivre misérablement, à mourir à petit feu sous le regard indifférent de la majorité des hommes et femmes insensibles au malheur de ces aînés de l'humanité. Quand le respect dû aux vieillards bat en retraite, c'est la mort de l'humanité qui approche.
«Sois serviable envers les vieux : quand tu le seras, à ton tour, on te servira.» Proverbe kurde
Comment caractériser le zemmourisme ? Le philosophe Gérard Bensussan considère la manière dont Eric Zemmour s’affirme comme Juif-berbère et nostalgique de l’israélitisme, interrogeant la vision de l’histoire qui sous-tend la nostalgie aveugle du polémiste en même temps que son adoration de la force. Dans son texte pour K., il pointe ce qui lui apparait comme une curieuse affinité du candidat de « Reconquête ! » avec une forme de marxisme éculée qui imprègne aussi en profondeur l’idéologie de la gauche radicale.
Éric Zemmour, premier meeting de campagne, Parc des Expositions de Villepinte, décembre 2021, Wikipedia Commons.
Le zemmourisme, disons ainsi, a fait une irruption fracassante dans le paysage politique français — alors qu’on pouvait le croire simple appendice idéologique du lepénisme, accessoire journalistique d’une pensée élaborée de longue date, liée à la vieille tradition ultranationaliste, et revivifiée dans les années 1970 par Jean-Marie Le Pen. Le zemmourisme est sans doute tout cela et ses radicelles maurassiennes, barrésiennes, voire boulangisto-déroulédiennes, ne sont plus à montrer, elles s’exhibent d’elles-mêmes au fil des jours et des discours. Ce qui intrigue toutefois dans cette effraction, c’est son piment « judéo-berbère », profondément étranger à ce double titre au courant du vieux nationalisme français, et antisémite et xénophobe. Éric Zemmour lui-même ne s’explique jamais sur son auto-affirmation de Juif berbère au nom d’olivier, il se contente de la contreposer, face à certains détracteurs, comme un ingrédient inattendu de son identité politique, une provocation, un pare-feu, en tout cas un utile instrument multifonctionnel.
On a pu dire du coup, pour pallier l’incompréhensible incongruité de cet étrange attelage de l’exotique et du terroir, du lointain et de la racine, qu’il était un Juif honteux, en proie à la « haine de soi » thématisée il y a près d’un siècle. Or, si l’on se reporte à l’ouvrage classique de Theodor Lessing, La haine de soi juive, aux considérants structurels et aux trajectoires singulières qui s’y trouvent décrits, ceci n’est pas exact. Zemmour, sur ce point comme sur d’autres, est avant tout nostalgique d’une situation historique, politique et culturelle où les « Israélites français » entendaient être considérés avant tout comme des citoyens français, de « confession mosaïque » comme on disait en Allemagne au même moment, vers la fin du XIXe siècle. Les Juifs de France étaient alors soucieux de se fondre dans le paysage national dans la forte conscience d’y appartenir de plein droit, quitte à devoir effacer toutes les différences qui pouvaient les distinguer de leurs compatriotes, en particulier dans la pratique de leur religion (on parlait encore dans l’Algérie de mon enfance de baptême, de communion et même de carême — pour dire en bon français la brith milah, la bar mitzvah ou le yomkippour). On avait alors affaire à ce que Hermann Broch a appelé une « surassimilation », typique de la réaction juive devant l’Émancipation, l’autre tendance endogène consistant en une ghettoïsation rejouée sur la scène de la modernité. Cette figure de l’Israélite français, bourgeois et patriote surassimilé, raillée par Bernard Lazare, n’est nullement méprisable. Il se trouve qu’elle a abouti circonstantiellement à l’Affaire Dreyfus et, plus lointainement, aux lois de Vichy. Elle s’est donc soldée par un échec sur le terrain même où elle entendait réussir, l’intégration à la nation. C’est du constat de cet échec aussi qu’est sorti le sionisme de Herzl. Zemmour, qu’on ne cesse de présenter comme un intellectuel féru d’histoire, est incapable de prendre en compte historiquement et donc politiquement l’entièreté de ces deux siècles d’une histoire qui remonte à l’Émancipation obtenue par le vote de la Constituante de 1791 et stabilisée par le Grand Sanhédrin de 1806. Cette histoire ne se réduit ni à la déclaration de Clermont-Tonnerre, « tout leur refuser comme nation, tout leur accorder comme individus », citée à profusion par Zemmour qui en oublie le principe, « réparer par la loi ce que le préjugé refuse » — ni au Grand Sanhédrin napoléonien qui n’est sûrement pas le modèle unique et obligatoire de toute intégration ou assimilation.
Les Juifs de France ont traversé cette histoire biséculaire, mouvementée et contrastée, comme ils ont pu. Ils ont fini par acquérir et vivre dans une situation singulière, produit de cette histoire elle-même, surdéterminée par plusieurs vagues d’antisémitisme, par la terrible épreuve de l’extermination puis par le retour à un incontestable apaisement au fil des années d’après-guerre et dans la suite de la création de l’État d’Israël. Pleinement français, le plus souvent heureux de l’être, ils n’en conservaient pas moins une vraie fidélité à leur mémoire propre, un attachement à Israël, lequel n’amoindrit pas leur patriotisme français. Au contraire, ceux qui ont fait leur alyah se vivent souvent comme les représentants de la France au pays de leurs aïeux. C’est l’irruption récente de l’islamisme dans le champ politique qui est venu troubler cette situation, redistribuer une partie des cartes et engager à coup sûr une nouvelle période de cette longue histoire. En tout état de cause, l’idée d’un retour à l’assimilation sans reste à la napoléonienne ou au statut d’Israélite français à l’ancienne, avant l’Affaire, avant Vichy, avant le sionisme, est stérile.
Dans ces gestes de révision au moins partielle de l’histoire, tels que les surimpose Zemmour, est posée la condition préalable d’une restauration fantasmée de l’israélitisme français.
Sauf à effacer la première en feignant d’interroger en toute innocence l’innocence du capitaine Dreyfus, sauf à dédouaner Pétain d’une part des crimes qui en entachent définitivement le statut et l’image, sauf enfin à délier leur patriotisme français de toute attache unissant à des degrés très divers les Juifs à Israël, en leur reprochant le choix d’un prénom ou d’un lieu d’inhumation, ou encore en mettant en cause le CRIF comme porte-voix d’un communautarisme de la double allégeance, hostile, en fin de compte, à l’appartenance nationale pleine et entière.
Dans ces gestes de révision au moins partielle de l’histoire, tels que les surimpose Zemmour, est posée la condition préalable d’une restauration fantasmée de l’israélitisme français. Sur ce sujet comme sur d’autres, le rêve réactif zemmourien s’invente sous des modes narratifs d’une grande brutalité, des forçages et des violences discursives continues.
Sous cet aspect extérieur, il y a dans le zemmourisme, c’est un trait qui mérite d’être relevé, une curieuse affinité (répulsive) avec ce qui, du marxisme, imprègne en profondeur l’idéologie générale de la gauche radicale, ses façons de penser et la structure de ses analyses politiques. Ceci vaut tout particulièrement pour ce qui les immerge dans un pseudo-réalisme des intérêts (des classes pour les marxistes, des nations pour les souverainistes, des deux cumulés souvent), s’agissant de l’agir politique ou encore de la compréhension de l’histoire dans leurs supposées vérités déchiffrées. On se souvient de la question apocryphe de Staline confronté à une critique de l’Union Soviétique par l’Église catholique : « le Vatican, combien de divisions ? » Interpellation exemplairement zémmourienne, malgré l’anachronisme, d’une simplicité naïve, voire touchante sous son aspect enfantin, entièrement liée à la croyance superstitieuse au seul paradigme desrapports de force comme déterminant foncièrement et de façon univoque le cours de l’histoire, jusqu’à en former la loi universelle et intangible.
Sous cet aspect, le de Gaulle incantatoire de Zemmour est en large part une fiction. S’agissant de l’homme du 18 juin 1940, Zemmour ne voit pas qu’il fut d’abord le symbole de « tout ce qui en l’homme refuse la basse adoration de la force » (Simone Weil). Zemmour est coincé entre cette adoration de la force dont il se revendique expressément au titre d’une sobriété constative et neutre (dont procède son pétainisme) et une idéalisation projective du passé poussé devant soi. Tenaillé entre « réalisme » et nostalgie, historicisme implacable et valeurs « éternelles », il cherche désespérément une hauteur dont il incrimine le défaut chez les autres, les politiques en particulier, tout en en moquant l’inauthenticité dès qu’il croit la déceler.
Quand il brocarde, jusqu’à l’offense, Bernard-Henri Lévy pour ses grands mots sur l’Homme et l’Universel, comme autant de belles paroles destinées à dissimuler des intérêts, ceux des dominants mondialistes ou des grandes puissances impérialistes, il retrouve spontanément le ton et l’argument du Marx de la Question juive ou encore de Burke et Joseph de Maistre et de l’anticolonialisme douteux du Voyage au bout de lanuit. Mais on ne voit pas pourquoi son discours sur la Nation, le Peuple, la France, ne relèverait pas du même traitement, la « déconstruction » (!) par les « intérêts », maître-mot d’une rhétorique envahissante et simpliste, d’un marxisme du pauvre devenu le catéchisme des réseaux sociaux.
Une vision de l’histoire réduite à son plus petit commun dénominateur néo-hégélien ou méta-marxiste sous-tend ainsi la pensée zemmourienne — et des journalistes croient y discerner du coup la marque d’une culture historique remarquable. On le voit bien à propos du « choc des civilisations ». Un désir d’histoire anime le tableau général qu’en présente souvent Zemmour, animé par la loi de succession conflictuelle des « civilisations » — qui n’est pas sans faire songer à la théorie des modes de production comme structures d’intelligibilité linéairement découpées à même le flux historique. Il y aurait donc une légalité historique objective, Gesetzmässigkeit disaient Marx, Engels et les autres. Et cette objectivité processuelle serait gouvernée par la bonne vieille loi dialectique du changement qualitatif : « au-delà d’un certain seuil, la quantité se transforme en qualité ». Il aura donc fallu l’entrée en scène de Zemmour qui l’invoque très souvent sur toutes sortes de sujets, mais en particulier à propos de l’immigration et du « grand remplacement », pour que je me souvienne de ladite « loi » lue jadis dans les manuels de matérialisme dialectique des Éditions de Moscou ! Et il évoquait récemment pour la France une « lutte des classes vaccinale ». Les concepts élucidatifs du marxisme lui conviennent d’un point de vue épistémologique, on pourrait presque dire cognitif, même si, on s’en doute, leurs contenus substantiels et les objets socio-politiques qu’ils recouvrent n’ont rien à voir (encore faudrait-il y regarder de plus près) avec sa politique et ses analyses concrètes. Si Marine Le Pen, depuis des années, emprunte à la gauche quelques-uns de ses repères programmatiques, sa politique sociale, certaines de ses approches sociétales, voire son « progressisme », Zemmour, lui, s’en démarque avec agressivité sur le plan politique mais il s’empare culturellement des instruments conceptuels que lui lègue cette tradition de pensée, quitte à les vider d’abord de leur sens pour mieux les emplir ensuite de « valeurs » nouvelles — mais c’est ainsi qu’opère toute réappropriation idéologique, à l’instar du national-socialisme, comme son nom même l’indique.
C’est peut-être à une nouvelle réflexion sur la démocratie que nous invite le cas Zemmour.
Zemmour ne cache pas une sorte de respect pour ses concurrents en radicalité qu’il épargne souvent (dans la galerie de portraits qui défilaient dans son clip de lancement électoral, pas de Mélenchon !), tout comme il le fait avec les djihadistes et pour de semblables motifs. Les millions de morts du stalinisme ou les massacres imputables à l’islamisme armé ne constituent pas le reproche principal que Zemmour leur adresse ni l’angle d’attaque qu’il privilégie. Sa critique ne porte pas sur les crimes, il laisse cela aux « droits-de-l’hommiste » de tous poils et autres belles âmes démocratiques. Comme les intellectuels marxistes d’autrefois, déterminés à mettre au tapis les penseurs bourgeois piteusement attachés aux libertés formelles, aux institutions démocratiques, aux normes juridiques, Zemmour mène la guerre idéologique à l’État de droit, paravent d’une souveraineté bafouée, à l’unité apaisée de la nation, vêtement idéologique inventé à leur seul bénéfice par des élites cosmopolitiques, et à l’Europe « sans-frontiériste » empêcheuse d’indépendance nationale. Ces chimères et illusions, funestes à ses yeux, le droit, la démocratie, l’Europe, sont vouées selon lui à se fracasser sous l’effet de la « lutte des classes » et du « choc des civilisations », dont les victimes sont les mêmes individus et les mêmes groupes sociaux — c’est le sens de ce qu’on appelle globalement le populisme. Zemmour capitalise électoralement les retombées de la vague de gilet-jaunisse qui a frappé naguère une partie des intellectuels français, et bien au-delà. Il y a au moins une congruence notable entre ce que dit Zemmour et les mots d’ordre qui furent ceux du mouvement social de 2018-2020. Le Realpolitiker brutal et cynique, fasciné par les Trump, Poutine et autres Orban, adorateur de la loi du rapport de forces nu, est logiquement le même que le contempteur de la démocratie, bourgeoise, formelle, bruxelloise, juridique, attachée à l’efficience des corps intermédiaires et à l’existence de juridictions indépendantes.
C’est peut-être à une nouvelle réflexion sur la démocratie que nous invite le cas Zemmour. La démocratie, si l’on entend par là un esprit autant qu’un régime, repose sur la circulation de formes symboliques produites par ce que Broch, déjà cité, analysait comme des conversions substitutives. Ces formes sont le plus souvent négligées, voire méprisées par les ennemis de la démocratie. La substitution biblique du bélier à Isaac constituerait en ce sens une action « démocratique », une première conversion à une forme d’échange. Ce renoncement « démocratique », prometteur et heureux, passe par le refus lucide du sacrifice total, extrême, sans concession, au bénéfice d’une transaction symbolique. L’esprit démocratique est animé par ce que j’ai appelé ailleurs une « responsabilité transactionnelle », l’entrée dans un partage difficile, parfois sous la contrainte d’exigences cruelles. Il maintient interminablement ouverte, en tout cas, cette différence entre le réel transfiguré et la fécondité du symbole qui s’y substitue. L’illibéralisme contemporain entend au contraire réduire le symbolique incorporé dans des institutions et restaurer contre elles un pseudo-réel dont il aura préalablement écrit le roman nostalgique en en expulsant les ferments d’hétérogénéité, à commencer par le judaïsme.
Le programme et les propos répétés de Zemmour menacent d’une pareille dérive, à la hongroise, qui mettrait évidemment en péril les libertés publiques — d’autant plus que l’esprit démocratique, si l’on en croit quelques sondages récents, ne va pas de soi aujourd’hui, en particulier chez les plus jeunes, notablement concurrencé dans l’opinion par d’autres principes tendanciellement hégémoniques. Dans une telle situation, on le constate une fois encore, le sort des Juifs — pour ne parler que d’eux, ici — est lié en profondeur à la pérennité de la démocratie.
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