Un axe Moscou-Alger-Bamako s’est formé pour bouter la France hors de son pré carré africain. A la manœuvre, la société privée de mercenaires russes Wagner, faux-nez du Kremlin.
Des manifestants brandissent le drapeau russe lors d’une mobilisation contre la présence française au Mali, à Bamako le 27 mai 2021. (MICHELE CATTANI / AFP)
Loin du brûlant Mali infesté de djihadistes, à des milliers de kilomètres des sables et des rocailles incandescentes du Sahara et de la savane aride du Sahel, commencent, en ce mois d’octobre 2021, d’inédites et étranges manœuvres militaires dans les froides montagnes du Caucase. Pour la première fois, appuyés de blindés, de drones et de chasseurs bombardiers, près d’une centaine d’hommes de l’Armée nationale populaire algérienne et autant de fusiliers des forces russes s’entraînent ensemble en Ossétie du Nord, forteresse du Kremlin dans le Caucase du Nord. Ce premier exercice entre soldats de ces deux pays, amis depuis la guerre d’indépendance algérienne, vise à préparer les deux armées à combattre de concert des groupes terroristes. Comme ceux qui gangrènent le Mali, voisin de l’Algérie, où d’officieux soldats russes, les mercenaires de la société privée Wagner, sont déjà à l’œuvre ?
Cette grande première est-elle le cauchemar de Paris ? L’émergence d’un axe « anticolonial » Moscou-Alger-Bamako, visant à bouter la France hors de son pré carré sud-saharien ? Le fait est que la Russie, l’Algérie et le Mali, alliés historiques du « camp socialiste » contre « l’impérialisme occidental », n’en finissent pas de se rapprocher et de chercher à déstabiliser la présence française. Le trio franchit allègrement toutes les lignes rouges tracées par Paris. Certains proclament même la mort prochaine d’une Françafrique déjà à l’agonie. Suivie de l’émergence d’une « Russafrique », en coopération avec la boulimique « Chinafrique ». Le point de rupture, c’est-à-dire le retrait de l’armée française du Mali, semble approcher.
Rien ne semble cependant encore joué. L’Algérie a qualifié de « manipulation grossière et malveillante » les informations selon lesquelles elle financerait le déploiement au Mali des mercenaires russes du sulfureux groupe Wagner, propriété d’un proche de Vladimir Poutine. Après sa fermeture aux avions français, l’ouverture de l’espace aérien algérien aux appareils russes n’est pas confirmée. Pourtant, plusieurs capitales d’Afrique de l’Ouest accusent ostensiblement Alger d’avoir offert son ciel tout au long du mois de décembre aux Tupolev de l’armée russe, transportant vers Bamako, depuis la base militaire russe de Lattaquié, en Syrie, hommes et équipements des « privés » de Wagner.
L’Algérie n’a pas condamné le déploiement de ces mercenaires au Mali. Et n’applique pas contre une junte malienne qui s’accroche au pouvoir les sanctions prônées par la France – mais bloquées à l’ONU par Moscou et Pékin. Au contraire, elle montre son soutien à un régime jugé « illégitime » par Paris en lui envoyant de l’aide. Même si le président Abdelmadjid Tebboune a assuré que « la solution au Mali sera à 90 % algérienne », à Alger, la façon de sortir de la crise ne semble pas encore avoir été tranchée. D’un côté, une armée algérienne très prorusse ; de l’autre, des cadres du renseignement qui ont coopéré avec Paris dans la lutte contre l’islamisme et seraient réticents à s’embarquer avec Moscou dans une aventure malienne. L’Algérie préfère de loin une « solution politique » : la relance des accords intermaliens conclus sous son égide en 2015. Elle veut appliquer au Mali la stratégie de réconciliation utilisée, avec succès, pour mettre fin à la violence terroriste islamiste sur son territoire.
Cette prudente méthode de la carotte politique n’exclut pas, bien au contraire, de brandir un gros bâton militaire. Les déclarations se multiplient à Alger sur une intervention de l’armée algérienne au Mali, qui n’est « pas souhaitée » mais « pas exclue » non plus, « si nécessaire ». Mais il semble que ce sera avec l’aide de Moscou, et non de Paris, qu’Alger va tenter de rétablir la sécurité à ses frontières du sud du Sahara (1 300 kilomètres avec le Mali, 1 000 avec le Niger). Nouveau chef d’état-major d’une puissante armée algérienne qui a toujours détenu le véritable pouvoir depuis l’indépendance, le général Saïd Chengriha est très russophile. Il a été formé dans les années 1970 à l’académie militaire Vorochilov (ex-Frounze) de Moscou. Formant ses cadres, la Russie fournit aussi près de 70 % des armes de l’armée algérienne. Celle-ci a toujours vu d’un mauvais œil la présence de troupes de son ancien colonisateur à ses frontières. Ce que le ministre algérien de la Communication a reconnu publiquement, déclarant que son pays « ne bénissait pas la présence » de l’armée française dans le nord du Mali.
Les grandes manœuvres ont commencé
Après l’annonce de la réduction des forces françaises au Mali – souvent interprétée comme une retraite en bon ordre –, les grandes manœuvres ont commencé. Le général Chengriha a alors cherché des options pour combler ce vide, contrer la menace à ses frontières sud. Début juin 2021, il se rendait à Paris lors d’une mission secrète révélée par « Jeune Afrique ». Ce voyage semble ne pas lui avoir donné satisfaction. Quelques jours plus tard, l’homme fort algérien recevait une délégation militaire russe. Peu après, fin juin, il se rendait à Moscou pour rencontrer le ministre russe de la Défense. Le vieux conflit avec le Maroc sur le Sahara occidental, qui vient de se rallumer, a également pu accélérer le rapprochement avec le Kremlin. Cette guerre des sables a rouvert les fractures de la guerre froide : Moscou soutient l’Algérie et le Front Polisario. Tandis que Washington (et Israël) est ouvertement dans le camp du Maroc. La France, elle, est accusée d’être du côté de ces « colonialistes ». L’affaire s’envenime, un conflit entre l’Algérie et le Maroc n’est plus totalement exclu. C’est dans ce contexte qu’Alger aurait conclu un accord secret avec Moscou, non seulement sur le Mali, mais aussi sur le Sahara occidental, selon la lettre confidentielle « Maghreb Intelligence » : Wagner entraînerait une force d’élite du Polisario afin de mener des opérations contre les Marocains.
Le penchant stratégique algérien en faveur de la Russie semble s’accentuer. Ce retournement, qui serait vécu comme une trahison par Emmanuel Macron, expliquerait notamment sa violente sortie, fin septembre, contre « le système politico-militaire » algérien. Une diatribe de rupture inédite, assortie d’une douloureuse réduction des visas. Le président français avait alors dénoncé une « histoire officielle » algérienne, « totalement réécrite et qui ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France ». Puis Emmanuel Macron s’en était même pris à l’identité algérienne, demandant « s’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ».
A Bamako, on se frotte les mains des déboires de Paris
Pour le président français, la déception a sans doute été grande. Il semble qu’il avait beaucoup misé sur une normalisation, un reset avec la Russie, mais surtout avec l’Algérie. Avec sans doute l’espoir de s’extraire du bourbier malien. Après avoir qualifié de « crime contre l’humanité » la colonisation française en Algérie, le chef de l’Etat avait multiplié les gestes mémoriels pour tenter d’effacer en Algérie les rancœurs héritées du passé colonial. En annonçant début juin la fin de l’opération Barkhane, EmmanuelMacron comptait sans doute sur le « réengagement algérien » dans les affaires maliennes dont il s’était à l’avance félicité. A en croire « Algeria Politics & Security », publication des consultants britanniques en risques internationaux Menas Associates, Paris préparait même des plans pour le déploiement des forces algériennes au Mali, peut-être dans le cadre de l’ONU.
A Bamako, on se frotte les mains des déboires de Paris. On ne jure plus que par Moscou − dont les services mènent au Mali une guerre hybride, multipliant les opérations de désinformation pour discréditer la France. Fermement condamnée par l’Elysée, la prise de pouvoir par les militaires a aussi des allures d’opération spéciale des services secrets de Moscou, où près de 80 % des cadres de l’armée malienne sont instruits. Les deux colonels maîtres d’œuvre du premier coup d’Etat en 2020 sortaient tout juste de formation en Russie lorsqu’ils ont mené le putsch. L’un d’eux, devenu le principal artisan du rapprochement avec Moscou, le colonel Sadio Camara, est ministre de la Défense… Nommé par les militaires, le Premier ministre civil du gouvernement malien, Choguel Maïga, est un ingénieur en télécommunication lui aussi formé à Moscou. C’est lui qui avait mis le feu aux poudres entre Paris et Bamako en déclarant, en septembre 2021 devant l’Assemblée générale de l’ONU, que la France était coupable d’« abandon en plein vol » du Mali, fustigeant le redéploiement de l’opération française Barkhane et justifiant ainsi l’appel à « d’autres partenaires ».
Cependant, le Mali dément toujours, très officiellement, tout contrat avec la société de mercenaires russes Wagner. Tout en se réservant le droit, en tant que pays souverain, de s’associer avec qui lui plaît. Tout aussi officiellement, la Russie n’a rien à voir avec Wagner. Les sociétés militaires privées étant interdites en Russie, le siège de Wagner se trouve en Argentine. Propriété d’Evgueni Prigojine − surnommé le « cuisinier de Poutine » car l’une de ses sociétés ravitaille les cantines du Kremlin −, Wagner est dirigée par Dmitri Outkine, un ancien lieutenant-colonel des services secrets de l’armée (GRU). Admirateur du IIIe Reich et du compositeur allemand Richard Wagner, il a été reçu au Kremlin et décoré par Vladimir Poutine en 2016, après les « exploits » de Wagner lors des opérations spéciales russes en Ukraine et en Syrie.
Au Mali, les hommes de Wagner restent invisibles. Ils seraient pourtant entre 200 et 1 000, selon les sources. Les satellites ont détecté la construction de nouveaux camps militaires. Et Prigojine, un ancien voyou de Saint-Pétersbourg – comme Vladimir Poutine –, s’est dévoilé après le récent putsch militaire au Burkina Faso, voisin du Mali, lors duquel des drapeaux russes sont apparus dans la foule, comme à Bamako. Il a laissé éclater sa joie sur VKontakte, le réseau social russe, saluant « un nouveau mouvement de libération » en Afrique, une « nouvelle ère de décolonisation ». C’est son ami Vladimir Poutine, le champion du néo-impérialisme russe, qui le premier avait entonné le refrain bien connu à Moscou de la « lutte contre le colonialisme ». Amplifié par la propagande, ce chant révolutionnaire résonne toujours dans les cœurs africains, surtout auprès de la jeunesse, sur fond de romantisme guévariste, d’échecs français et d’affairisme, dont l’oligarque Vincent Bolloré, qui a dû reconnaître des actes de corruption en Afrique, fournit un bon exemple.
Officiellement, donc, il n’y a pas de mercenaires russes au Mali. En revanche, chacun le souligne, sur la base d’un accord de juin 2019, Moscou et Bamako mènent une « fructueuse coopération militaire », notamment dans la « lutte contre le terrorisme ». La Russie, qui a déjà fait don au Mali de deux hélicoptères d’attaque MI-35 en 2017, espère lui vendre d’autres appareils ainsi que diverses armes. Moscou fournit aussi une assistance technique. Les militaires russes présents au Mali ne seraient donc que de très officiels « conseillers » ou « formateurs », non des combattants ou des mercenaires. Le Kremlin semble prendre l’affaire assez au sérieux. En juin 2019, Vladimir Poutine a nommé ambassadeur au Mali un diplomate de haut vol, Igor Gromyko. Ce dernier n’est autre que le petit-fils de celui qui fut le monstre froid de la diplomatie soviétique pendant vingt-huit ans, Andreï Gromyko (« Un glaçon avec un bâton dans le c… » disait Coluche). Pour donner le ton, Igor Gromyko a été le premier à être reçu par la junte et il accueille à son tour la société civile malienne, où il compte quelques agents.
Les « affreux » de l’armée fantôme de Wagner préparent le terrain
Déjà, le chef de l’Etat malien, le colonel Assimi Goïta, revendique des victoires militaires sur les islamistes grâce aux nouveaux accords de coopération avec la Russie. Cependant, les observateurs militaires doutent que Wagner, qui a subi de graves échecs au Mozambique et en Libye et n’arrive pas à tenir le terrain en Centrafrique, puisse venir à bout d’une rébellion islamiste qui ne cesse de s’étendre. La junte malienne se jette-t-elle dans une fuite en avant, populiste et désespérée, vers une tragique impasse, comme le répètent les autorités françaises ? Ou bien bluffe-t-elle afin de faire monter les enchères entre ses partenaires ? L’isolement du Mali est-il tel qu’aujourd’hui « il n’a que Wagner pour seul partenaire », comme l’affirme Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française ? On peut en douter à en juger par le soutien marqué de Moscou et, plus discret, d’Alger.
Tout se passe comme si, pendant que dans les chancelleries se trament de nouvelles et sérieuses alliances, les « affreux » de l’armée fantôme de Wagner amusaient la galerie et préparaient le terrain. Se détourner de la France pour se jeter dans les accueillants mais dangereux bras de l’ancien lieutenant-colonel du KGB Vladimir Poutine est sans doute un pari risqué pour Bamako. Le ministre malien des Affaires étrangères Abdoulaye Diop a répondu à ce dilemme : « Si les Maliens veulent que le diable soit là, eh bien le diable sera là. »
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