Pourquoi ce texte sur l'Algérie dans un blog jusque-là consacré à la Turquie ?
Autant que la Turquie, l'Algérie fait partie de notre vie. Nous avons parcouru, fréquenté ce pays de 1972 à 1980, en autobus, à vélo, à pied. L'Algérie a été notre parcours initiatique vers le monde arabe, l'islam, le monde post-colonial, et les traces de la guerre qui avait marqué notre enfance et notre adolescence.
A partir de 1981, nous avons été happés par la Turquie. Mais lorsque nous a pris l'idée de faire une thèse, c'est vers l'Algérie – la guerre d'Algérie - que Claire s'est tournée.
Plus tard, après avoir recueilli pour sa thèse les témoignages de soldats français ordinaires sur ce qu'ils avaient vu et vécu, elle a exploré, toujours à partir du terrain, certains épisodes cruciaux de la guerre, comme les événements du 20 août 1955, le massacre de Oudjehane (1956), pour finir par une enquête d' « histoire empathique », la biographie de Hadjira, une résistante algérienne.
J'ai accompagné Claire lors de chacun de ses « terrains ». Nous avons longuement parcouru des lieux porteurs de mémoire douloureuse, en particulier à El Alia, El Hancer, Collo, El Khroubs, Constantine...
Tout en me partageant « entre Constantine et Constantinople », je ne pouvais m'empêcher de faire des comparaisons entre l'histoire des deux pays, dans le domaine du trauma de la violence, de son deuil, de l'exercice de la violence par le pouvoir sur les populations. Dans des endroits comme Dersim, Hozat ou Nusaybin, à travers ce que vivaient les Kurdes d'aujourd'hui, je voyais ce qu'avaient vécu les Algériens autour de 1960.
Or, chaque fois que je m'exprimais en Turquie sur le génocide de 1915 ou sur toute autre violence d'Etat, on me conseillait plus ou moins agressivement de m'intéresser aux violences commises par la France en Algérie. C'est d'ailleurs, la réponse toute faite qu'on assène à tout Français en ces occasions, ou à la France, en général.
Il m'était facile de répondre que j'étais lié à une personne qui l'avait fait et que, si de telles études en France, à l'époque, n'étaient pas forcément bien reçues, on pouvait néanmoins faire de telles recherches librement, sans perdre son emploi ou même finir en prison.
Le texte qui suit est le produit d'une recherche originale, non publiée, sur les violences sexuelles durant la guerre d'Algérie. C'est au moment de la guerre en Yougoslavie qu'on a commencé à admettre, dans les médias, que le viol pouvait être une arme de guerre.
Etienne Copeaux
Première partie : Les récits des vétérans
Serait-il possible de dire l'indicible, de parler des bas-fonds de l'intimité, du sexe et de ses violences, de l'archaïsme sauvage qui s'est emparé des combattants, que ce soit à l'époque d'Homère comme à la nôtre ? Comment briser le tabou du silence qui a pesé si longtemps sur la guerre coloniale et ses violences ? Comment établir des faits, oser entreprendre leur analyse alors que les silences, des silences si différents, si étrangers les uns aux autres s'ajoutent et se combinent ? Silences des acteurs et des témoins ; silences des victimes, silences des archives. Comment parler de ceux qui ont perpétré ces crimes, nos concitoyens : des frères, des fils, des « bons pères de famille » ? Comment appréhender ces événements dans leur inépuisable complexité ?
Ouvrir un chantier parmi d'autres, comme une tentative : pour s'approcher des faits, pour les replacer dans leurs contextes immédiats et plus larges, pour les intégrer dans l'histoire.
Et, inlassablement les questionner.
Retourner en Algérie ?
« Moi, même si on me payait le voyage en Algérie, je n'irais pas, on a volé, on a violé, on a tué. » Georges, 2012
1 - Les contextes des énonciations des violences
En 1990, quand j'ai commencé mes recherches à propos des appelés de la guerre d'Algérie, personne ne s'intéressait à leur histoire. Pourtant, de 1955 à 1962, dès l'âge de 20 ans, ils étaient partis en Algérie où le Front de libération nationale (FLN) avait pris les armes. Le service militaire obligatoire avait été le cadre légal choisi par les autorités politiques françaises pour les engager dans des opérations de « maintien de l'ordre », des opérations de guerre pour parler clair. Après la soutenance de ma thèse en 1995 et sa publication en 1998, j'ai poursuivi mon travail.
Conviés simplement durant les années 1990 à 1995 à « raconter leur service militaire en Algérie », les vétérans, tout d'abord réticents ou crispés, se sont détendus. À la fin de notre entrevue, ils m'ont fait part de leur satisfaction d'être enfin écoutés. Ils n'en avaient jamais parlé, affirmaient-ils, et cette « première fois » a souvent été un moment très fort. En se laissant emporter au fil de leurs récits, ils ont révélé les événements qu'ils souhaitaient partager, malgré la pesante chape de silence, malgré l'émotion et la douleur qu'ils éprouvaient. Car ils avaient été témoins et aussi acteurs de violences, dans leurs cantonnements, ou sur le terrain, dans les campagnes. Les violences habituelles touchaient les combattants prisonniers et les civils estimés suspects. Arrêtés et détenus par les militaires, ces hommes et ces femmes risquaient la torture, le viol, l'exécution.
Ces violences extrêmes avaient été en partie révélées et dénoncées au cours de la guerre coloniale par des appelés de retour d'Algérie, des intellectuels et des militants soucieux du respect des droits humains. Mais ces informations n'atteignaient guère le grand public, soumis à une intense propagande militariste et colonialiste.
Après la guerre, dès le début des années 1970, des officiers supérieurs ont rédigé leurs mémoires et les grands éditeurs complaisants les ont publiés. L'image d'une épopée militaire qui valorisait le courage et l'intelligence des chefs a été reprise et largement diffusée par les médias . Le mégalomane général Bigeard, responsable de tortures et d'exécutions sommaires (les « crevettes Bigeard » ) en profite pour renforcer sa popularité. En 1975, parvenu à la retraite, il se lance dans la politique. Nommé secrétaire d'État au ministère de la défense, il démissionne de cette fonction en 1976. Élu député en 1978, il s'impose et se maintient dans ce mandat jusqu'en 1988, date à laquelle il est battu.
Mais sa vie d'homme célèbre et célébré se poursuit. Invité comme conférencier, reçu comme spécialiste militaire, il est l'un des quelques grands témoins sollicités par les documentaristes. Comme à l'époque de la guerre, il continue d'affirmer que la torture était « un mal nécessaire », d'en rejeter la responsabilité sur les terroristes du FLN et de menacer de poursuites celles et ceux qui osent le contredire. Les médias apprécient ses pantalonnades et continuent de lui donner la parole. Sa popularité est telle que, bien avant sa mort en 2010, des places, des rues sont baptisées de son nom comme à Dreux, Briey, Aix-en-Provence, Aix-les-Bains, Banyuls, et des villes vont jusqu'à lui décerner des médailles de citoyen d'honneur .
Comment, dans un tel contexte de déni et de mensonges, de simples vétérans auraient-ils pu s'exprimer et partager la mémoire des crimes et des délits ? Comment auraient-ils pu briser le tabou du silence qui pèse sur les viols ? Comment en témoigner dans la société actuelle qui s'est ouverte à plus de justice en criminalisant les viols tout en continuant de privilégier la virilité ? Comment naviguer en temps de paix dans un passé de guerre, de mort, de violence ? Une partie de mes interlocuteurs a fait le choix de l'auto-censure.
En 1992, le trentième anniversaire des accords d'Évian ainsi que l'ouverture d'une partie des archives militaires ont renouvelé l'intérêt porté à l'histoire et aux mémoires de ce que les autorités françaises dénommaient encore « les événements d'Algérie ». Les vétérans ont été enfin sollicités et écoutés par les médias. Une première porte s'est ouverte en 1992 avec le documentaire La Guerre sans nom, de Bertrand Tavernier, puis une seconde en 1997, grâce à Daniel Mermet, qui leur a consacré toute une série d'émissions sur France-Inter. Leur succès a été tel qu'elles ont été rediffusées les années suivantes. Enfin, en octobre 1999, presque quarante ans après le cessez-le feu et les accords d'Evian, la dénomination « guerre d'Algérie » a été officialisée.
Les facteurs favorables à un travail de mémoire se multipliaient et interagissaient. Le 20 juin 2000 et au cours des semaines suivantes, Le Monde, sous la direction d'Edwy Plenel, publiait en une l'enquête de Florence Beaugé sur la militante indépendantiste Louisette Ighilahriz. Détenue illégalement durant des semaines dans un local de la 10e division à Alger en 1957, Louisette avait été torturée et violée. Courageusement, sans tenir compte des lois d'amnistie qui entravaient l'établissement des faits, la journaliste précisait le nom et le grade des officiers tortionnaires.
Dans les jours qui ont suivi cette publication, Florence Beaugé est allée interviewer les généraux de la « bataille d'Alger », Massu, Bigeard, et Aussaresses. Aucun ne s'est exprimé à propos du viol subi par Louisette. Massu et Aussaresses ont cependant reconnu la torture et les exécutions sommaires ; Bigeard, comme d'habitude, a tout nié. Les articles de la journaliste ont provoqué un retour de mémoire intense et durable. Dans un article postérieur, Florence Beaugé précisait :
« Sous la houlette d’Edwy Plenel, le directeur de la rédaction de l’époque, le journal débute un exercice de vérité et de mémoire qui durera six ans. Ce travail journalistique bénéficiera de la formidable caisse de résonance qu’est Le Monde, obligeant les autres journaux et les politiques à suivre le mouvement, parfois à contrecœur . »
Quatre mois plus tard, le mouvement se poursuivait. Le 27 novembre 2000, Le Monde publiait une interview de Pierre Vidal-Naquet, unanimement respecté pour sa rigueur intellectuelle et son engagement contre la guerre d'Algérie. Ce dernier revient alors sur le « long sommeil » qui a précédé le réveil des mémoires et annonce la soutenance de thèse de Raphaëlle Branche, « L'armée et la torture durant la guerre d'Algérie ». Elle se déroule en Sorbonne le 5 décembre « devant un parterre d'universitaires et de journalistes » et bénéficie d'un écho médiatique exceptionnel .
Quelques jours plus tôt, le 30 novembre 2000, Jacques Duquesne, ancien reporter du quotidien La Croix, estime à juste titre que la situation a changé. Il ose enfin publier dans L'Express une des photos qu'un appelé, en poste dans le Constantinois, lui avait confiées en 1960. Cette photographie représente un groupe de trois personnes. La mise en scène des personnages évoque un trophée. Deux militaires, dont un officier, les chasseurs, encadrent leur gibier, une jeune femme dénudée. En changeant de mains, la photographie a changé de fonction. Il ne s'agit plus pour cette archive de célébrer le pouvoir absolu des militaires, mais de dénoncer les violeurs et d'apporter la preuve de leurs crimes.
Quarante années ont été nécessaires pour que le journaliste accomplisse le vœu du jeune militaire.
Durant la guerre, d'autres appelés avaient tenté de témoigner de ce qui se passait en Algérie. Malgré les risques encourus et la censure militaire, certains avaient envoyé lettres et photographies aux quotidiens régionaux. Mais leurs témoignages n'avaient pas été publiés. Un vétéran, pigiste dans l'un d'eux, m'a confirmé que ce genre de lettres et de photographies aboutissait à la poubelle.
En janvier 2004, des anciens combattants se mêlent au mouvement. Ils se regroupent et fondent une association absolument différente de celles qui étaient et sont toujours en place. Les drapeaux, les commémorations, le corporatisme ne les intéressent pas. L'article 2 de leurs statuts précise : « L’association Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) a pour but, à partir du travail de mémoire sur la guerre d’Algérie, de réfléchir, de témoigner et d’œuvrer pour la paix ». Il ne s'agit plus du « devoir de mémoire », si longtemps imposé par les associations soucieuses de donner une bonne image des vétérans, mais d'un « travail ». Un travail afin de s'approcher au plus près de ce qui a été .
En 2021, Florence Beaugé récidive. Depuis les années 2000, elle a rencontré et écouté d'autres femmes violées. Son article, documenté et rigoureux, publié dans Le Monde le 17 mars, m'incite à reprendre les témoignages que m'ont accordés les vétérans de 1990 à 2015 et à poursuivre mes recherches. Je décide de m'adresser spécifiquement à l'association 4ACG avec laquelle je suis en contact depuis 2005, et lance un appel dans leur bulletin. Le travail accompli par Florence Beaugé m'autorise à être directe. Il n'est plus question de solliciter des « souvenirs du service militaire » en Algérie, comme cela avait été le cas pour moi dans les années 1990, mais des témoignages à propos des violences faites aux civils et plus particulièrement aux femmes algériennes durant la guerre coloniale.
Avant ce dernier appel à témoignages, la plupart de mes rencontres avec les anciens combattants s'étaient passées en face à face, chez eux. Après la publication de ma thèse, pour mes autres ouvrages, j'ai continué à me déplacer, mais une partie de nos conversations se sont déroulées par téléphone et aussi par courrier. De 2007 à 2015, je me suis rendue ensuite en Algérie, sur leurs traces, dans les villes et les campagnes du Constantinois où j'ai rencontré des interlocuteurs et des interlocutrices, témoins ou victimes des événements qu'ils m'avaient signalés.
Le tabou du silence pèse sur toutes les violences, mais il est encore plus fort quand il s'agit de violences sexuelles. Les vétérans qui les ont évoquées sont très peu nombreux. J'en ai compté huit sur les cinquante écoutés de 1990 à 2002, cinq sur la vingtaine rencontrés de 2007 à 2015, enfin cinq sur les dix qui ont répondu à mon dernier appel en avril 2021.
Étant donné le très petit nombre de témoignages et l'absence d'archives, mon propos se limite simplement à rassembler les quelques faits signalés, à les replacer dans le temps, l'espace et la société militaire où ils se sont déroulés, à les interroger.
2 - Des dénonciations difficultueuses
Au début de mes recherches, quand les vieux généraux paradaient dans les médias, quand des responsables associatifs faisaient pression sur leurs adhérents, certains vétérans m'avaient prévenue : « On ne vous dit pas tout ! ». Chacun cependant établit entre le dicible et l'indicible ses propres frontières. Elles ne sont pas intangibles et reculent en fonction de l'avancée des connaissances. Ce qui a déjà été révélé est plus facile à dire. Ainsi, depuis l'ouverture qui s'est produite dans les années 2000, l'auto-censure qu'ils pratiquaient s'est allégée à propos de la torture et des exécutions sommaires. Mais le silence continue de peser sur les violences sexuelles. Les bourreaux ne s'en vantent plus, les victimes tentent d'oublier et les témoins préfèrent se taire.
Or, d'après ce que l'on sait à présent, la fréquence et la gravité de ces crimes, en temps de guerre comme en temps de paix, sont largement sous-estimées. En ce qui concerne la seconde Guerre mondiale, cette catégorie de crimes n'a été révélée et débattue que plusieurs dizaines d'années après sa fin, sauf celles qui étaient imputées à l'Armée rouge, guerre froide oblige. Puis, on a dévoilé les crimes sexuels de nos anciens ennemis les Allemands. Et ce n'est que très récemment qu'il a été question des crimes sexuels commis par des soldat alliés, puis par des soldats français.
Dans l'échelle de gravité des crimes et des délits établie par mes interlocuteurs, les violences sexuelles l'emportent sur les violences corporelles ; le viol, jugé plus grave encore, est placé juste avant le meurtre. Violences sexuelles et viols sont souvent liés dans leurs témoignages car ils s'inscrivent dans un même processus de domination et d'humiliation.
Dans les années 1990 comme en 2021, la plupart des vétérans qui se sont risqués à dénoncer les violences sexuelles envers les femmes durant la guerre d'Algérie étaient ceux qui avaient déjà rédigé leurs mémoires, comme Mathieu, éducateur ; ou repris leurs notes comme André, enseignant ; ou encore leurs lettres de l'époque, comme Xavier, psychiatre. Le travail d'écriture, qui leur est familier depuis toujours, leur a permis d'acquérir une certaine distance et de passer le cap du témoignage.
Pour Richard, ouvrier, et Denis, ingénieur, c'est un peu différent. Ce sont leurs photographies de l'époque qui les ont délivrés du silence. Denis, sous-lieutenant parachutiste, en poste dans le Constantinois en 1958, avait été informé d'un viol. Mais sa plainte n'avait pas été prise en compte par les gendarmes. Dépité, il avait signalé l'événement à ses parents au verso d'une de ses photographies : « Le sergent caresse les cigognes mais viole les moukères ». En me confiant ce portrait avec ses autres photographies d'Algérie en 2000, il a accepté de le commenter et d'en préciser la légende. Richard, caporal à la « centaine » de Constantine en 1959, possédait dans son album une scène d'humiliation sexuelle subie par un prisonnier dans le centre de détention de la ferme Ameziane, où des parachutistes interrogeaient les suspects et les suspectes. Richard m'a autorisée à la publier en 2001, car il avait vu, et il tenait à apporter la preuve de ce qu'il dénonçait.
Xavier, psychiatre, m'a écrit en 1999 après avoir lu mon livre sur les appelés en Algérie. Depuis cette date, nous sommes restés en contact. Etudiant en médecine, appelé en 1958, il est nommé infirmier dans une section administrative spécialisée (SAS) dépendant du 30e Bataillon de chasseurs portés (BCP), dans le secteur de Géryville, au sud d'Oran . Dans deux lettres datées du 21 février 1958, l'une adressée à ses parents, l'autre à son frère aîné, il évoque le viol de quatre femmes. La relation qu'il donne de cet événement à ses parents reste vague, comme s'il s'agissait d'une rumeur sujette à caution en ajoutant : « Vrai ou faux, ou partiellement vrai ». Le récit envoyé le même jour à son frère, différent, est précis. Non seulement il affirme, mais confirme les viols. Au moment de publier l'ouvrage qui rassemble ses lettres d'Algérie, il s'interroge en note : « Alors pourquoi ce “vrai ou faux, ou partiellement vrai ? » La difficulté d'évoquer les faits varie en fonction de la relation que l'énonciateur entretient avec les personnes auxquelles il les transmet. Sa proximité avec son frère lui a facilité la tâche.
Le spectacle des violences, comme, des années plus tard, leur évocation, provoquent le trouble et l'angoisse des témoins. Ils hésitent à les révéler. Pourquoi leur faudrait-il revenir sur ces faits traumatisants et en parler ? Qui les croira ? Quels hommes ont-ils été pour se taire ? J'ai rencontré Patrick en 1992 ; employé, il appartenait en 1961 au 27e BCA stationné en Kabylie. Avec précaution, il avance une explication :
« Il y a eu des choses pas normales... Aujourd'hui encore, ce n'est pas possible d'accepter. Et puis on est quand même français. On se tait, on parle sans aller trop loin. On dit ce qui est, ce qu'on peut dire. Mais il y a aussi ce qu'on ne peut pas dire, ce qu'il ne faut pas dire. »
Les violences sexuelles et des viols, parce qu'ils agressent l'intimité des plus vulnérables des civils, les femmes et les enfants, ne tolèrent aucune justification. Impossible d'avancer, comme souvent en temps de paix, un éventuel consentement qui les effacerait. Alain et André, enseignants, relèvent la pudeur des femmes algériennes et leur dignité dans des circonstances extrêmes. Sylvain, menuisier, brigadier à Batna au 4e RCA en 1960, dénonce en 1990 la traque que subissaient les femmes et, à travers la métaphore photographique, précise leur rejet des soldats : « Il fallait éviter de prendre les femmes, d'ailleurs c'était impossible, elle se cachaient, elles se voilaient ». Mais les appelés photographes ont violé l'interdit. Tous ont affiché au moins une image de femme dans leur album .
Alors qu'ils ne bénéficient plus de la protection de leur groupe ni de leur chef, comment reconnaître ces faits qui engagent implicitement leur propre responsabilité puisque l'adage affirme qui ne dit mot, consent ? Comment pourraient-ils en parler alors que leurs camarades ont utilisé la force des armes et aussi leur présence pour réduire les femmes à leur merci ? Comment imputer un tel crime à d'autres, alors qu'ils se trouvaient sur les lieux, qu'ils ont vu, sinon entendu les cris de la victime, et n'ont rien empêché ?
Je n'ai pas cherché à provoquer leurs confidences. Les vétérans sont les seuls maîtres des zones interdites de leur mémoire et des itinéraires qui les contournent. Mais, quand je vois mes interlocuteurs ralentir prudemment, soucieux de se limiter à ce qu'ils estiment audible, le jeu des questions et des réponses permet d'avancer dans le récit. L'un d'eux était caporal en 1956 au 4e BCP, stationné dans la presqu'île de Collo. Je l'ai écouté en 2012 à propos de mes recherches sur un massacre commis par son bataillon. Soucieux de se faire valoir et de faire valoir son groupe, des vrais baroudeurs, il se laisse aller à décrire des opérations :
« Nous, nous étions sur le terrain. Les opérations, c’était deux à trois fois la semaine. On allait de l’autre côté de l’oued, dans la montagne... On allait aussi dans les mechtas.
- Comment ça se passait lorsque vous arriviez dans les mechtas ?
- Il n’y avait plus grand monde, les hommes s’étaient sauvés, ils savaient à quoi s’en tenir… Il ne restait le plus souvent que des vieux, des femmes et des enfants.
- Comment ça se passait ?
- Les femmes ? Elles étaient dégoûtantes, elles avaient le visage noirci, sali de noir de fumée et même de bouses de vaches !
- Pourquoi cette saleté ? »
La réponse est tombée, évidente : « Pour éviter qu’on ne les approche. »
Le viol n'est pas nommé directement, mais les ruses extrêmes des femmes qui tentent de s'en défendre le font apparaître en filigrane. Malgré les précautions oratoires de son auteur, ce récit renvoie au viol et à sa banalité.
Les témoignages de mes interlocuteurs expriment leur gêne et l'horreur que provoquent les violences sexuelles et les viols. Ils utilisent des euphémismes imprécis pour les désigner : ces choses, ces trucs. A propos de leurs camarades violeurs, ils disent : ils cherchent, approchent, touchent. Dans la mesure du possible, ils remplacent l'expression trop directe, les soldats violent, par : elles ont été violées, une forme qui dissimule les auteurs du crime. Surtout, les violeurs sont les autres : Ils ont violé. Pourtant, deux d'entre eux osent : on a violé.
Certains tentent de relativiser, de minorer l'agression. À propos d'une très jeune fille poursuivie par un camarade, l'un d'eux, soldat au 4e BCP en 1956, observe en 2013 : « Il l'a eue, mais il n'a rien pu faire. C'était trop dégoûtant, elle s'était pissé dessus ».
Parfois, à mots couverts ou par des périphrases, les plus timides, les plus honteux, laissent entendre ce qui s'est passé. Patrick, qui affirmait en 1992 : « Il y a ce qu'il ne faut pas dire », évoque dans un détour de son récit « la femme d’un fellaga » : « Elle était enfermée là, elle n’avait que du pain et de l’eau. Ce qui se passait d’autre, je ne l’ai pas vu.» Comme beaucoup, il n'a pas voulu voir, il a préféré s'écarter, ne pas être pollué par l'horreur, éviter la complicité implicite de celui qui regarde et se tait. Angoissé par le souvenir qui surgit de sa mémoire, il trie et se limite à ce dont il a été témoin. Le plus grave, ce qu'il a su : les viols ne sont pas nommés.
Dès le premier entretien en 1992, Alain, enseignant, sous-lieutenant au 2/88e RI dans la banlieue d'Alger en 1957, va droit au but et témoigne des violences sexuelles :
« Alors, il fallait faire une incursion dans les mechtas, entrer... On nous avait même dit qu’il y avait des fellagas déguisés en fatma. Il fallait même avoir des attouchements pour regarder s’il s’agissait de femmes... C’était assez horrible quoi... Il fallait... Les soldats devaient regarder, toucher le sexe... ».
Gérard, chef de chantier, était caporal au 3e RPC de 1956 à 1959. Comme d'autres interlocuteurs, il confirme dans un courrier de 2021 la banalité de ces violences :
« J'ai été témoin aussi d'agressions sexuelles systématiques au cours de fouilles sur des femmes, sur ordre du capitaine, pour s'assurer qu'elles ne dissimulaient pas une arme, ce qui à mon avis était stupide (...). Là il n'y avait pas viol mais des attouchements sexuels dégradants et obscènes. »
Révéler ces violences est douloureux. Mathieu était grenadier-voltigeur au 4e Zouaves en poste dans le Constantinois en 1958-1960. En 1993, il dénonce sans problème la guerre coloniale, les vols dans les gourbis et la mort d'un rebelle blessé, mais comment aller jusqu'au bout, évoquer le viol dont il a été témoin ? Son récit hésite, tente d'atténuer les faits : « Ça n’allait pas plus loin, je veux dire, je n’ai jamais vu de mauvaises actions, des exactions, des tortures... cela ne serait pas allé jusque-là ». À ma question : « Vous n’avez jamais vu de brutalités ? », il reprend son récit d’une manière moins assurée :
« Non, non... simplement... Si, j’ai vu des viols, mais c’était autre chose... (...) Ça n’a pas été plus loin, [il se reprend] de toute façon, c’était allé assez loin. Mais il n’y a jamais eu de brutalités proprement dites. Malgré tout il y avait quelques trucs qui n’étaient pas si corrects que ça. »
Le sens exact de trucs est dévoilé.
3 – Témoins, violeurs et violées
Mes interlocuteurs se trouvaient le plus souvent dans une grande proximité avec les violeurs. Difficile de s'en distinguer, alors que le le climat de guerre et d'insécurité exigeait une solidarité sans faille. Mathieu observe : « On n’était pas une compagnie enragée, je veux dire, c’était pas ça. »
J'ai rencontré régulièrement André, enseignant, à Lyon de 2003 à 2012. Il appartenait au 4e BCP et précise à propos de ses camarades violeurs : « Ce sont de braves petits gars, bien de chez nous, qui deviendront peut-être des maris fidèles et sans doute de bons pères de famille. » Dans un courrier du 21 avril 2021, Gérard confirme :
« Je pense que les cinq ou six violeurs de ma section, dont quatre appelés, ont fait de bons pères de famille et de bons grands-pères à présent, très attentionnés auprès de leurs petits-enfants. »
Mais il relève également la violence et la perversité de l'un ou de l'autre et souligne l'effet d'entrainement qu'ils exerçaient parfois sur le groupe.
Les jeunes gens violeurs appartenaient à tous les milieux. Ils avaient perdu leurs repères, abandonné leurs valeurs. Dans les récits des vétérans comme dans leurs albums, les portraits de soldats qu'ils présentent font état des différentes transformations que le service militaire et la guerre provoquaient. Ils laissent parfois entendre la déliquescence qui les affectait quand ils baissaient la garde.
Gérard, parachutiste au 3e RPC relève aussi : « Ce qui m'intriguait et m'étonnait c'est qu'ils [les violeurs] ne manifestaient aucun sentiment de honte ou de regret, comme si leurs victimes n'existaient pas. » Cette absence de considération, cette « inexistence » des Algériennes étaient largement partagée par de nombreux appelés. Sous les yeux de la plupart d'entre eux, les femmes formaient une masse pratiquement indistincte. La seule catégorisation qui leur était parfois appliquée était celle de l'âge : jeunes et vieilles.
Elles existaient cependant sous le regard de ceux qui les considéraient. André, enseignant, les décrit, en mai 1956, se dévêtant « dignement » sur l'ordre et sous la menace des soldats en armes. « Je suis étonné, note-t-il, par la blancheur de leur peau. » Chargée de sens, cette blancheur qu'il n'imaginait pas les installe un temps dans une proximité valorisée. Pourtant, l’ambiguïté de ses observations se confirme : « La plupart de ces femmes n'ont rien d'attrayant avec leur seins tombants, elles sont vieilles avant l'âge. Quelques-unes cependant, les très jeunes sont très belles. »
J'ai rencontré Henri à Marmande en 2011. Électricien, il appartenait lui aussi au 4e BCP. Il s'oppose nettement aux poncifs éculés si courants chez certains vétérans, et affirme :
« Non, les femmes n'étaient pas sales. En robe fleuries, un foulard coloré dans les cheveux, elles étaient propres… Elles étaient belles… Les jeunes filles étaient très belles… ».
Il ne se projette pas des images de l'exotisme colonial, de fatmas fantasmatiques, dénudées ou voilées, mais il voit des femmes réelles, des paysannes qu'il a croisées et regardées et qui existaient chacune, individuellement sous son regard.
Les regards des violeurs armés étaient autres. Ils dénudaient les femmes de leur volonté, de leur personnalité, de leur humanité. Que restait-t-il d'elles après les viols qu'elles avaient subis ? Peu de témoins m'en ont parlé. Xavier, infirmier, précise dans une note de son livre : « Je les avais trouvées recroquevillées, tremblantes, terrifiées au milieu des leurs ». Sur le terrain avec son groupe, Gérard, parachutiste, après une séance de torture qui lui a sauté au visage, note : « On s'éloigne » et poursuit quelques lignes plus bas :
« Les tortionnaires [qui l'ont également violée] nous remettent la jeune femme traumatisée, grelottant dans ses vêtements en lambeaux qui la recouvrent à peine. Il s'en vont avec leur saloperie de machine [la gégène] rejoindre l'hélico qui est revenu. On aide la jeune femme à ramasser le reste de ses vêtements. La couvrir. Dérisoire. Elle a la tête baissée. Ses yeux sont embués de larmes et remplis de terreur, des sanglots s'échappent de sa bouche. Sa chevelure brune et abondante tombe sur ses épaules et encadre son visage plein d'effroi, figé par la souffrance et la stupeur. (…) Elle s'assied, essaie de récupérer un peu. On lui tend une gourde. Elle boit quelques gorgées d'eau (…) et s'en va, titubant (…) »
La majorité des femmes violentées, ou alors torturées et violentées, étaient des paysannes. Elles ont été violées chez elles, entourées de leurs enfants, parfois dans les champs où elles travaillaient. D'autres, menacées par les soldats en armes, ont été raptées, emprisonnées dans leurs cantonnements. Certaines étaient des filles ou des épouses de rebelles comme la parente d'Azzedine ou des militantes comme Fatima, la nièce de Doukha, des témoins rencontrés à El Ancer en 2010 et 2011. Quelques-unes étaient des combattantes comme les deux femmes données aux soldats par leurs officiers dont m'a parlé Christian, aide-soignant en 1992.
A Constantine, en 2007, j'ai rencontré Hadjira. Appartenant à une grande famille de la ville, elle a été éduquée dans la double culture française et arabe. Agent de liaison du FLN en 1959, elle est arrêtée et emprisonnée au Centre de renseignement et d'action (CRA), installé aux portes de la ville, dans la ferme Ameziane. Probablement protégée par l'intervention d'une personnalité, elle a échappé au viol mais a subi comme ses compagnes la torture et les violences sexuelles qui l'accompagnent. Dans un des entretiens qu'elle m'a accordés, elle dénonce l'arbitraire des parachutistes qui les gardaient et le viol qui les menaçait, aux cours des interrogatoires ou alors la nuit, quand avinés, ils pénétraient dans l'écurie où elles étaient détenues.
Quelques rares témoignages font état de plaintes déposées par les parents ou les représentants des femmes violées. André observe ainsi qu'après la séance de strip-tease et après le viol de la jeune fille par quatorze militaires, « le chef de village [est venu] présenter ses doléances au lieutenant. Mais ce dernier a rejeté sa plainte et affirmé que si viol il y a eu, il est le fait des goumiers [les supplétifs marocains qui opéraient dans le même secteur]. » La protestation courageuse du chef de village n'a pas été entendue par l'officier. Mais, heureusement pour le plaignant, il n'a pas jugé bon de le confier à l'officier de renseignement (OR ) de l'unité pour dénonciation calomnieuse. Il l'a simplement renvoyé.
Le second cas est évoqué par Constantin, un militaire de métier. Dans un courrier qu'il m'adresse en mai 2021, il évoque une affaire de viol perpétrée par un sergent en Kabylie au cours de l'été 1961. L'officier responsable de la SAS avait reçu et écouté la famille d'une jeune fille violée, dépendant de son administration. Il avait porté plainte en son nom à la gendarmerie. L'affaire est allée jusqu'au Tribunal pénal des forces armées (TPFA) de Sétif. Mais Constantin qui faisait partie du jury précise :
« Après délibération du jury fortement manipulé par le juge, le sergent fut acquitté !!!! (...) Je ne sais plus où le fait divers s'est passé, certainement en Kabylie, ni à quelle unité appartenait le sergent. En consultant les archives du TPFA de Sétif on doit pouvoir retrouver ce que je raconte là. »
Pour des paysans déjà peu ou pas instruits du droit, quelle confiance accorder à la justice des militaires qui protégeaient les violeurs ? Pourquoi protester alors que les rares protestations et les plaintes avancées par quelques-uns étaient le plus souvent classées sans suites, alors que le risque de subir des représailles était évident ? Hors les rares témoignages comment préciser la situation qui prévalait sur le terrain ? Il faudrait avoir accès aux archives des TPFA et préciser le nombre d'affaires de viol qui ont été traitées, analyser leurs conclusions en faveur ou à l'encontre des plaignantes.
Les femmes violées ne bénéficiaient pas forcément de la sollicitude de leurs parents comme le relèvent Constantin et Xavier. Doukha, une paysanne de la mechta Oudjehane, avec qui je me suis entretenue à deux reprises, en 2012 et en 2013, ne nomme pas le viol, mais le laisse entendre. Encouragée par son ouverture, j'ose lui demander : « Que devenaient celles qui survivaient au viol ? » Elle a cité l'exemple d'une jeune femme de sa connaissance : « Son mari l'avait divorcée. »
Gérard, parachutiste, a été témoin de plusieurs viols sur le terrain au cours des opérations. À propos de celui d'une jeune fille perpétré en haute Kabylie en 1959, il note la réaction d'un témoin algérien : « La jeune fille qui s'est échappée aperçoit un vieillard et se précipite vers lui pour se réfugier dans ses bras (…). Il la rejette brutalement . » Quels recours pour les femmes qui étaient abandonnées par leurs proches ? Aucun, sinon la folie et la mendicité, comme Kheïra la mère de Mohamed Garne . D'autres devenaient des proies pour les violeurs.
François, publicitaire, était appelé en 1961 au 30e Dragons dans le Constantinois. Dans courrier qu'il m'envoie en avril 2021, il précise à propos de l'une d'elles :
« Cette femme algérienne habitait à l'écart du village. Des soldats lui donnaient leur linge à laver. Ils en avaient fait leur bonne, mais aussi leur putain, celle qu'on allait voir pour “tirer un coup“. Elle ne pouvait rien dire, c'était tout bénéfice. »
4 - Des chemins qui mènent au viol
Plusieurs cheminements empruntés par les militaires les conduisent jusqu'au seuil du passage à l'acte. Le premier s'inscrit, du début à sa fin, à l'extérieur du cantonnement. De petits groupes d'une vingtaine de soldats se trouvent dispersés sur le terrain à l'occasion des diverses opérations (surveillances, fouilles de villages, bouclages). La présence des soldats se manifeste aux villageois par leur passage indiscret dans les lieux réservés aux femmes, comme les abords des sources et des fontaines. Leur entrée brutale dans le village se poursuit par l'investissement des courettes et des maisons, et le viol de l'intimité des foyers. Aux humiliations, à la force brutale qu'ils imposent, succèdent les gestes grossiers, les attouchements, les mises à nu qui visent les femmes algériennes.
Christian était brigadier-chef de 1958 à 1960 au 151e RIM, dans le Constantinois. Il reconnaît d'emblée mais sans développer : « Les femmes, les viols, ça existait. Moi, je l'ai vu. Il y en a dans les opérations, ils ne cherchaient pas le fellagha, ils cherchaient la fille.»
En 2012, Georges, ouvrier, soldat au 4e BCP, a été un de mes témoins les plus décidés à dévoiler les violences. Alors qu'à la réunion de l'amicale des anciens du bataillon, son chef de section devenu général lui avait conseillé de se taire et qu'un de ses camarades lui avait recommandé « surtout, ne dis pas tout… », il assène au téléphone : « Moi, je dis ce que j’ai envie de dire ». Il se trouvait en 1956 dans le secteur de Collo et précise le contexte des viols perpétrés à l'extérieur des cantonnements, et leur répétitivité. Il ne parle ni de chercher, ni d'approcher mais de violer :
« [Au cours des opérations de surveillance], quand on entrait dans les villages. Quand c’était possible, quand on était avec de bons copains… Quand on avait le temps… Quand l’occasion se présentait… Non, pas à chaque opération, mais assez souvent quand même, les femmes étaient violées ».
Le profond malaise qu'il ressent face aux viols et à leur fréquence s'exprime dans le on, préféré au nous trop précis, trop inclusif ; dans la forme passive, ensuite, qui lui permet de voiler sa présence et celle de ses camarades. De les éloigner du crime ?
Les soldats armés étaient en groupe et les viols étaient le plus souvent collectifs. Georges précise l'un d'eux :
« Quelque temps après mon arrivée, nous sommes allés dans une mechta, le sergent m’a placé en protection. Les copains ont avancé. Plus loin, ils sont entrés dans un gourbi. Après quelque temps, l’un d’eux est sorti : “Viens donc, Georges ! Le sergent t’appelle”. Je suis entré… Ils tenaient une femme. Un soldat avait son arme braquée... Un autre était sur elle… Le sergent a dit : “Arrive, Georges, c’est ton tour !” J’ai crié : “Non, non je ne peux pas !” Je suis sorti en courant. Il y avait un officier à l’intérieur... Non ! Non ! Pas avec tout ce monde… Non ! Non ! Pas comme ça… Peut-être tout seul… qui peut le dire ? »
André, enseignant, appartenait comme Georges au 4e BCP. Le récit qu'il a rédigé, « La mémoire saute une génération », permet de prendre la mesure des violences exercées par les militaires dès le mois de mai 1955, dans le Constantinois, alors qu'à cette date le calme régnait dans les campagnes :
« [Au] cours d’une fouille de mechta, nous sommes entrés dans les gourbis. Il ne restait que les femmes. Nous les avons poussées dehors. Un gars a prétendu qu’elles pouvaient cacher des armes sous leurs robes… Alors une étrange séance de strip-tease a commencé. Menacées par les soldats en armes, les unes et les autres ont été obligées de se dénuder. Sans une supplication, sans même un regard, droites et dignes, elles se sont lentement dévêtues. Quand leur dernier vêtement est tombé, elles ont pudiquement ramené leurs mains devant leur sexe. Mais une forte tape les a obligées à abandonner (...) ».
Le soir même, des camarades d'une autre section, qui avaient participé a l'opération à leurs côtés, se sont vantés d'avoir procédé de même. Ils avaient repéré dans la courette « une fille, jeune et jolie, apeurée aussi à la vue des mitraillettes ». Sous prétexte de la fouiller, ils l'ont dénudée et « à quatorze, ils lui sont passés dessus !»
Une partie des témoins arrêtent leurs récits au seuil du viol, soit qu'ils se soient « éloignés », soit que leurs frontières du dicible les empêchent d'aller plus loin.
Le second cheminement s'effectue à l'intérieur des limites des cantonnements militaires.
Des soldats qui ont arrêté un « suspect », arrêtent également sa femme, comme l'a précisé Patrick. Appelée elle aussi suspecte puisque détenue, en attente de la décision que prendront les officiers, elle est à la merci des importuns, comme l'observe avec élégance Jean-Yves Alquier .
De toute manière, si elle n'est pas violée à ce moment-là, sous le prétexte de la « préparer à l'interrogatoire », elle subira des violences sexuelles au moment d'être « interrogée ». Dénudée brutalement par ses tortionnaires, elle subira la torture et les violences sexuelles qui en font partie.
Gérard, caporal parachutiste a été témoin en 1959 d'un viol perpétré en Kabylie par des gradés de son régiment soucieux de « conditionner » leur détenue avant de la remettre aux officiers du 2e bureau chargés de l'interrogatoire.
Azzedine, un interlocuteur rencontré en 2011 et 2012 à El Ancer dans le secteur d'El Milia, où le 4e BCP était installé au printemps 1956, évoque l'arrestation d'hommes et de femmes de son village, dont son oncle Aboud Boukelmoune et la belle-fille de celui-ci, Hadjira, âgée de 17 ans. Détenus au cantonnement de la 4e compagnie du bataillon, à l'école de Jeballa, ils ont été enfermés tous ensemble, dans une seule pièce, durant 25 jours. « Chaque nuit, les soldats français [les interrogeaient] et faisaient des dépassements sur les civils (…). Tous les emprisonnés les subissaient, comme Hadjira et son beau-père. » Les « dépassements », expression pudique qui, pour les Algériens, désigne ce que mes interlocuteurs nomment ces trucs, ces choses.
En avril 2021, Jean-Marie relate dans un courrier des violences sexuelles subies par une femme alors qu'il était caporal au 75e RIMA, stationné en 1961 dans le secteur de Collo. Âgée d'une cinquantaine d'années, elle était
« nue, dans un gourbi [du cantonnement] dans lequel (...) agissaient l'adjudant et un appelé, boucher dans le civil, ce dernier semblait prendre du plaisir lorsqu'il tournait la gégène de plus en plus vite, pour augmenter l'intensité du courant (…). À la réflexion, ce sont peut-être une dizaine de personnes qui ont subi ces tortures. J'ai encore ces cris de femmes violentées dans les oreilles. Phonétiquement c'était “lachoumi, lachoumi” répétés durant des dizaines de minutes !!! ».
Au cours de la plupart des interrogatoires, des officiers, des hommes du rang, aussi, dénudent, manipulent, investissent les corps et l'intimité des femmes qu'ils dénomment suspectes pour les soumettre aux supplices de la baignoire, de la roue ou de l'électricité.
Le viol au cantonnement est parfois décidé d'avance, prémédité par les violeurs qui ont repéré une femme au cours d'une opération. La préméditation est parfois très élaborée. Xavier, infirmier dans le secteur de Géryville, ne participait pas aux opérations, et ses fonctions l'éloignaient du spectacle direct des violences. Mais, dans une lettre à ses parents datée du 21 février 1958, il précise la mise en scène préparée par des officiers, soucieux de masquer leurs crimes :
« Les gradés [des officiers] ont ramené il y a cinq nuits quatre femmes au poste en les faisant passer pour des hommes [des nomades qu'ils auraient arrêtés], leur mettant des djellabas, et ils les auraient violées aux dires d’un sergent, puis lâchées, en disant aux gars du poste : « C’était des jeunes, on les a lâchés (…) ».
Denis, ingénieur, m'a confié ses photographies en 2002. Il était sous-lieutenant parachutiste dans le Constantinois en 1957. Son témoignage fait état d'un troisième cheminement. La préméditation s'y exprime de manière tout aussi évidente que dans les faits évoqués par Xavier. Mais, dans le témoignage de Denis, les forces mises en œuvre pour violer sont inhabituelles. Il ne s'agit pas ici d'une opération de surveillance ou d'un bouclage de village effectué de jour, occasion rêvée pour les soldats violeurs, ni même d'un rapt effectué en groupe, mais d'une opération « vide-burnes » préparée au cantonnement, et menée par un sergent à la tête de sa section en 1958, de nuit, dans la mechta proche du cantonnement, à proximité d'Aïn-Abid. Denis précise les autres violences qui ont accompagné et qui accompagnaient le plus souvent le déroulement des viols :
« Les villageois ont été collés au mur sous la garde d'un soldat, les autres militaires se sont dispersés dans les gourbis. Il y a eu des cris... Pour calmer les hommes, le garde a tiré. Une balle perdue a blessé un soldat.»
Je n'ai disposé que d'un seul témoignage, pour un dernier cheminement pourtant plus classique, celui de Christian, brigadier-chef au 151e RI en 1958. À la fin d'une grande opération menée par plusieurs unités dont des parachutistes, les officiers avaient rassemblé les rebelles arrêtés, quelques hommes et deux femmes. Après les avoir interrogés, précise Christian, en passant alors de la forme active à la forme passive, « ils ont donné les deux femmes aux soldats... Elles ont été violées et tuées. »
Dans les témoignages, lettres ou récits, publiés depuis la guerre, des écrivains, autrefois appelés, signalent eux aussi des violences sexuelles au cantonnement, comme sur le terrain. On pourrait multiplier les exemples très précis qu'ils donnent.
Le témoignage de Michel Rachline, en poste dans le Constantinois en 1956 et partisan au départ de l'Algérie française, est révélateur. Pistonné, il occupe le poste envié de gérant du mess des officiers. À l'abri des opérations, il n'est pourtant pas à l'abri du spectacle des violences. Dans une lettre à ses parents, il observe :
« Mon bar devient une sorte de bordel. On y viole des femmes traînées là en prisonnières et bien sûr on s'y viole entre soi. Il y a un certain garçon de 19 ans sur lequel CENT voyous sont passés. »
Opérationnel ensuite dans la région de Sétif, il est mêlé à une « opération vide-burnes » dont le déroulement est similaire à celle évoquée précédemment par Denis :
« La semaine dernière, arrivés dans un douar, le brigadier a réveillé tout le monde, hommes, femmes, enfants, il a séparé les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, nous a autorisé à violer, à piller puis il a TUÉ tous les hommes. Il est vrai que le pauvre petit avait trop bu ; à l'armée c'est une circonstance atténuante (…). Vous voulez savoir si j'ai violé ? J'aurais bien voulu mais je n'y suis pas arrivé aux grands rires de mes camarades, virils, eux ».
Les témoignages de mes interlocuteurs sont précis. Ils attestent que des militaires ont violenté et violé des Algériennes. Ces crimes ont eu lieu dès leur arrivée en 1955, bien avant les premiers affrontements meurtriers. Ils se sont poursuivis jusqu'à la fin de la guerre.
Aucune région d'Algérie n'a été épargnée. Les témoignages concernent aussi bien les Aurès, le Constantinois et la Kabylie que les régions réputées plus calmes d'Alger et d'Oran ; les villes et surtout les campagnes ont été touchées.
Les violeurs, hommes du rang et officiers, perpétraient leurs crimes de jour comme de nuit, dans les mechtas comme dans les enceintes militaires. Toutes les occasions s'y prêtaient, des plus banales comme les contrôles d'identité, aux plus exceptionnelles.
Seule une partie des militaires violaient, mais le climat de violence que le haut-commandement militaire imposait, la facilité de violer a favorisé le passage fréquent à l'acte, le plus souvent en groupe et toujours sous la menace des armes.
Références des ouvrages cités :
Alquier, Jean-Yves, Nous avons pacifié Tazalt, Plon, 1957.
Jacquey, Xavier, Ces appelés qui ont dit non à la torture, L'Harmattan, 2012.
Massu, Jacques, La vraie bataille d'Alger, Plon, 1971.
Mauss-Copeaux, Claire, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Hachette Littératures, 1998 (coll. Pluriel, 2002).
id., Algérie, 20 août 1955, Insurrection, répression, massacres, Payot, 2011.
id., La Source. Mémoires d'un massacre, Oudjehane, 11 mai 1956, Payot, 2013.
id., Hadjira. La ferme Ameziane et au-delà, Les Chemins du présent, 2017.
Rachline, Michel, Lettres aux parents, Luneau Ascot Éditeurs, 1980.
Publié par Claire Mauss-Copeaux sur 8 Septembre 2021, 13:14pm
Par Claire Mauss-Copeaux
https://www.susam-sokak.fr/2021/06/viols-algerie-1.html
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