Le pays où les troupes de Charles X débarquent en 1830 n’est pas un territoire vide. Berbères, Arabes, juifs, janissaires turcs, esclaves chrétiens, corsaires y cohabitent sous la tutelle ottomane.
Alger au début du XIXe siècle, vu par Jacques Ferrandez, avec son ancien rempart, la mosquée de la Pêcherie (au centre) et la Grande Mosquée (à droite). (Jacques Ferrandez pour L'OBS)
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Le sujet est inflammable. On l’a encore mesuré à l’automne 2021. Alors qu’il accueillait au palais de l’Elysée, le 30 septembre, de jeunes héritiers de toutes les mémoires algériennes, le président Macron glissait presque incidemment cette interrogation : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? » Repris par « le Monde », ces quelques mots ont, de l’autre côté de la Méditerranée, fait l’effet d’une bombe et déclenché une crise diplomatique de première importance. Un mois plus tard, recevant à Alger l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », le président Tebboune expliquait pourquoi ces propos avaient été ressentis dans son pays comme une « humiliation » :
« M. Macron a blessé la dignité des Algériens. Nous n’étions pas un peuple de sous-hommes, nous n’étions pas des tribus nomades avant que les Français viennent. »
Lequel des deux présidents est dans le vrai ? Tentons une réponse mesurée, qui ne satisfera donc aucun des deux : l’un et l’autre ont à la fois tort et raison. Stricto sensu, le chef de l’Etat français est dans le vrai. Il n’existait pas, avant 1830, de « nation algérienne », c’est-à-dire de peuple uni se reconnaissant dans une même identité. Pas plus – il faut l’ajouter – qu’il n’existait de « nation française » avant la révolution de 1789 ; c’est elle qui la constitua. Pour autant, il est tout aussi faux de penser que le sol où les soldats français posèrent le pied en 1830 était une terra nullius, une « terre sans maître », un vaste territoire sans organisation politique, n’appartenant à personne, comme ont voulu le croire les colons pour se donner le droit de s’y installer. Il existait bel et bien, là où se trouve l’Algérie actuelle, un Etat, c’est-à-dire une entité exerçant son autorité sur des populations diverses et sa souveraineté sur un espace donné. Un Etat qui fonctionnait vaille que vaille depuis environ trois siècles.
L’Afrique du Nord entre Rome et Carthage
On aurait du mal à trouver trace d’une histoire proprement algérienne très loin en arrière, tant le passé de ce pays se confond avec celui de toute l’Afrique du Nord. Il y a d’abord eu les temps anciens du peuplement berbère – qui s’étend de l’ouest de l’Egypte à l’Atlantique. Au fil des siècles, certaines des tribus qui le composent forment de vastes royaumes. Celui de Numidie, un des plus connus (entre le IVe et le Ier siècle avant notre ère), couvrait une partie de l’Algérie actuelle mais possédait aussi un bout de la Tunisie, et s’étendait jusqu’à la Libye. Toute la région était prise dans les guerres d’influence que se livraient les deux puissances rivales de la Méditerranée, Rome et Carthage. Après la destruction de la seconde par la première (en 146 av. J.-C.), ce que nous appelons le Maghreb devient romain et forme, peu à peu, de grandes et riches provinces impériales.
Comme tout l’Empire romain d’Occident, ces provinces connaissent, au Ve siècle, les invasions germaniques (en l’occurrence celle des Vandales) ; puis elles sont prises par les Byzantins, avant d’être confrontées, aux VIIe et VIIIe siècles, à un nouveau grand tournant de leur histoire : les conquêtes arabes et, avec elles, l’arrivée de l’islam. Au fil des siècles, les dynasties musulmanes – dont on épargnera au lecteur la litanie – se succèdent. Contentons-nous de citer les plus célèbres : les Almoravides (XIe-XIIe siècles), des Berbères venus du sud du Maroc actuel, qui réussissent à régner sur l’Espagne et l’Ouest algérien ; les Almohades (XIIe-XIIIe siècles), issus d’une révolte religieuse, qui règnent sur tout le Maghreb puis sur Al-Andalus, la péninsule Ibérique alors sous domination musulmane. Dans le strict cadre géographique algérien actuel, on peut citer aussi le royaume zianide de Tlemcen, du nom de sa capitale, une riche ville marchande. De fait, du XIIIe au XVe siècle, les pouvoirs puissants d’Afrique du Nord sont plutôt centrés sur Tunis, à l’est, ou sur le Maroc, à l’ouest.
Sous la menace des rois catholiques
Pour démarrer une histoire clairement algérienne, il vaut donc mieux se situer vers le début du XVIe siècle. Le temps des énergiques dynasties berbères est passé, la brillante civilisation arabo-musulmane entame son déclin, l’Europe chrétienne a le vent en poupe. Maîtres de toute la péninsule Ibérique après la prise de Grenade (1492), les rois catholiques et leurs successeurs ne désespèrent pas de continuer leur progression de l’autre côté de la Méditerranée. Combinant un rêve d’évangélisation et la nécessité de se protéger de la piraterie musulmane, les Espagnols lancent des attaques contre la côte nord-africaine et réussissent à faire tomber quelques places. Tunis et Tripoli sont un temps sous leur souveraineté. Oran est à eux jusqu’en 1792. Melilla, au nord du Maroc, l’est encore aujourd’hui, dernier vestige de cette histoire.
Faute de conquérir Alger, les assaillants espagnols la tiennent en respect grâce aux canons installés sur le Peñon, les îlots qui lui font face et lui ont donné son nom (Al-Jazaïr, qui signifie en arabe « les îles »). Qui pourra délivrer les Algérois de cette menace ? Comme ceux de Tunis qui subissent une même pression, les habitants de la ville se résolvent à faire appel à une étonnante fratrie d’aventuriers qui font merveille sur les mers. Issus d’un artisan albanais et d’une chrétienne, ils sont originaires de l’île grecque de Mytilène (l’actuelle Lesbos) et se sont rapprochés des côtes africaines pour aider les réfugiés musulmans et juifs fuyant l’Espagne. Les Européens leur ont donné un surnom qui semble sorti d’un roman picaresque : les frères Barberousse. Leur histoire y ressemble. L’aîné est proclamé sultan d’Alger mais se fait tuer devant Tlemcen. Son cadet, Khayr al-Din, prend la suite, et assoit son pouvoir. Il sait qu’il ne le tiendra pas seul. En 1519, il réclame la protection de la grande puissance musulmane méditerranéenne de l’époque : le sultanat ottoman de Constantinople.
La tutelle de la « Sublime Porte »
C’est ainsi que débute ce que l’Occident a nommé la « régence d’Alger ». Comme le fit le président Macron lors de l’entretien cité plus haut, la tradition historiographique française a parlé parfois, à propos du système mis en place, de « colonisation turque ». Choisi à dessein, le mot sert à établir un parallèle avec la domination française qui a suivi. Ce rapprochement est absurde. Du XVIe siècle au début du XIXe, Alger passe sous la tutelle de la « Sublime Porte », comme on appelait le gouvernement de Constantinople, mais celle-ci est très lointaine. Le lien relève d’un rapport de vassalité réduit essentiellement à deux choses. Chaque année, la régence paie un tribut au sultan qui, en échange, envoie à Alger un nouveau contingent de soldats, les « janissaires », pour assurer la défense du territoire.
Localement, le pouvoir s’organise sur cette base. C’est d’abord un peu chaotique. Après avoir achevé sa mission en reprenant le Peñon aux Espagnols en 1529, Khayr al-Din vit d’autres aventures sous le règne de Soliman le Magnifique, le nouveau sultan de l’Empire ottoman, qui en a fait son grand amiral. D’autres chefs lui succèdent. Ils ne peuvent gouverner qu’en composant avec les deux forces rivales qui tiennent Alger : les janissaires, le plus souvent des Grecs ou des Albanais enlevés dans l’enfance et convertis à l’islam, qui forment une milice crainte, turbulente ; et la « taïfa des raïs », la corporation des corsaires. Ces redoutables marins, qui participent au corso, la « course », des raids lancés sur les côtes européennes ou à l’assaut des navires chrétiens, font la richesse de la ville en apportant de l’or, des bijoux, et des esclaves.
La régence étend son territoire
Pendant des décennies, au gré des jeux de ces factions, le pouvoir est dans les mains de dignitaires différents : d’abord les « pachas », titre que les Ottomans donnent à leurs gouverneurs, puis les « aghas », chefs militaires, et enfin les « deys », représentants du pouvoir civil, qui réussissent à assurer leur prééminence vers la fin du XVIIe siècle. Elle reste fragile. Sur la trentaine de titulaires de cette charge, quatorze prirent la place d’un prédécesseur assassiné.
D’abord centrée sur Alger, la régence s’étend rapidement au-delà. Son vaste territoire est borné à l’est par la régence de Tunis, autre province ottomane, et à l’ouest par le sultanat du Maroc, indépendant. L’arrière-pays de la ville capitale, la plaine de la Mitidja, et une partie de la côte forment le domaine propre du dey, le Dar Es Sultan. Le reste est divisé en trois grandes provinces dirigées chacune par un « bey » – désigné par le dey et inféodé à lui –, appelées des « beyliks » : celui de l’Ouest est gouverné depuis Mazouna, puis Mascara et enfin Oran après la reprise de la ville aux Espagnols en 1792 ; celui du centre, depuis Médéa ; celui de l’Est, depuis Constantine.
On voit que la forme de cet ensemble préfigure l’Algérie d’aujourd’hui (du moins le Nord, car le Sahara, conquis plus tard par les Français, a une tout autre histoire). Pour autant, ce serait tordre l’histoire que de laisser croire que cette terre était déjà peuplée d’« Algériens ». Le sentiment d’une appartenance commune est embryonnaire. Les populations sont encore bien trop diverses.
Celle d’Alger – et, dans une moindre mesure, celle des autres grandes villes – est bigarrée. On y trouve ceux que les Français appelleront les « Maures », les habitants historiques, souvent descendants des morisques, les musulmans d’Al-Andalus qui ont fui l’Espagne. Nombre de juifs ont connu la même histoire – on les appelle les Séfarades, les « Espagnols » –, les autres sont installés là depuis l’Antiquité. Il y a aussi les janissaires venus du monde turc, tenus par statut au célibat, qui prennent des concubines maghrébines, donnant naissance à une classe de métis, les « kouloughlis » (du turc kul oglu, « fils de serviteur »).
Il faut compter enfin les milliers d’esclaves, des Noirs issus de la traite africaine, ou des chrétiens blancs, captifs de la « course », qui vivotent dans des bagnes ou chez les particuliers, espèrent leur rachat, ou se convertissent, pour devenir corsaires à leur tour : de nombreux grands capitaines sont des « renégats », comme les appellent les chrétiens. La langue officielle de l’administration est le turc ottoman. Au quotidien, on parle aussi l’arabe dialectal, et surtout le « sabir », ou « lingua franca », qui mélange des mots espagnols, italiens, maltais, provençaux et arabes, et est en usage dans tous les ports de la Méditerranée.
Hors des villes, le pays est très différent. Quand Alger grouille de monde (100 000 habitants au XVIIIe siècle), le reste du territoire, sous-peuplé, semble presque vide. Y vivent des Berbères – la population d’origine, qui comprend des juifs et des musulmans – ou encore des Bédouins arabes, dont les tribus sont arrivées vers le XIIIe siècle. Dans les montagnes, on se regroupe en villages. Sur les plateaux, le mode de vie est nomade. Les grandes familles aristocratiques ou les confréries religieuses qui structurent cet univers et le contrôlent assurent le lien avec l’administration turque.
Grâce aux succès de la « course », la régence connaît son âge d’or au XVIIIe siècle. Les raids incessants sur le monde chrétien n’empêchent pas les rapports commerciaux. On trouve dans les ports des marchands européens. Sous Louis XV, les Français obtiennent même de pouvoir installer quelques petits comptoirs sur la côte, où ils ont le privilège de la pêche du corail.
L’affaire du chasse-mouche
A la fin de ce XVIIIe siècle, une transaction change le cours de l’histoire. Le Directoire, aux commandes à Paris, a besoin de ravitaillement pour nourrir le corps expéditionnaire qui part en Egypte. Il achète à la régence des tonnes de blé… et ne les paie pas. Les régimes qui suivent, le Consulat, l’Empire, la Restauration, sont tous d’accord pour faire traîner le règlement. Au temps de leur splendeur, les régents d’Alger auraient soldé l’affaire en se remboursant eux-mêmes, avec quelques prises en mer ou un raid sur les côtes. Ils ne sont plus en mesure de le faire. La maîtrise de la Méditerranée appartient désormais aux puissances européennes. Réunies en congrès à Aix-la-Chapelle, en 1818, elles se sont même offert le luxe d’interdire la piraterie. Pour récupérer son dû, Hussein Dey, tout juste arrivé au pouvoir, n’a plus comme seul recours que de pester régulièrement auprès de Pierre Deval, le consul de France, souvent présenté comme un affairiste douteux.
Comment se passe l’audience qu’il lui accorde dans son palais, sur les hauteurs d’Alger, le 30 avril 1827 ? On sait juste qu’elle tourna mal. Excédé par le comportement peut-être grossier du diplomate, Hussein lui donne deux ou trois coups avec le chasse-mouche qu’il tient dans la main. Le chasse-mouche produit ce qu’on appellerait un effet papillon. Sitôt sorti, le consul se plaint au gouvernement. La France entend défendre son honneur bafoué ; et les autorités en place, pour des raisons de politique intérieure, sont contentes d’en faire parade. L’engrenage se met en action. Rupture des relations diplomatiques, blocus du port d’Alger. La guerre est enclenchée. Le 14 juin 1830, la flotte de Charles X, partie de Toulon en mai, débarque à Sidi Ferruch. Une histoire commence. Personne à l’époque ne sait encore laquelle.
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