Le 4 janvier 1960, Albert Camus mourait à l’âge de 46 ans. Pour Ronald Srigley, c’est un penseur capital qui a eu très tôt l’intuition de la face sombre de la modernité.
Ronald Srigley est professeur de religion et de philosophie politique classique à l’Université laurentienne, au Canada. Il a traduit en anglais le mémoire du diplôme d’études supérieures de Camus, « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme » (University of Missouri Press, 2008) et publié un essai très remarqué, « Albert Camus’ critique of Modernity » (UM Press, 2011). Il est à l’origine d’un furieux débat toujours en cours, sur l’état, qu’il juge inquiétant, du système universitaire en Amérique du Nord. Entretien.
L’OBS. Vous montrez dans votre livre que l’œuvre de Camus, des écrits de jeunesse jusqu’au « Premier Homme » , a suivi une trajectoire très particulière, révélatrice de l’ampleur et de l’ambition de son entreprise. Qu’est-ce que cette évolution a de spécial ?
Ronald Srigley. En étudiant de près cette œuvre qui m’inspire une immense admiration, j’ai été frappé par une bizarrerie. Les premiers textes de Camus rendent compte d’intuitions lumineuses sur la nature destructrice de la modernité et le besoin d’un retour à la sagesse des Anciens. Puis, avec les grandes œuvres «cycliques» que tout le monde connaît, il traverse une phase paradoxalement plus confuse et contradictoire. Avant de renouer, dans ses derniers ouvrages, avec la clarté et la prescience de ses débuts.
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Pourquoi, ayant démasqué très tôt la face sombre de la modernité, ayant rejeté les déclinaisons qu’en proposait l’époque – l’absurde selon Sartre, la révolution totale prônée par la gauche extrême –, pourquoi s’est-il lancé dans l’élaboration de sa grande œuvre de démystification de la modernité, en s’appuyant sur ces mêmes interprétations – l’absurde, la révolte – dont il savait déjà qu’elles étaient défaillantes ?
Était-ce dans un esprit pédagogique ? Déblayer le fatras dominant pour passer aux bonnes questions ?
Il y avait sûrement un souci de pédagogie. Mais pas seulement. Comme il l’écrit dans un essai tardif (« Retour à Tipasa », 1954), il a lui aussi été un de ces êtres « infirmes, complices et bruyants », qui « criait parmi les pierres » et les tombes. Dans une préface, il écrit : « Si j’ai beaucoup marché, je n’ai pas tellement progressé. Souvent, croyant avancer, je reculais. » Sa pensée s’est troublée au contact des drames de son époque. Par exemple, en tant que résistant, il doit admettre le recours à la violence. Dans « Lettres à un ami allemand », il explique que la France a été contrainte d’user de la violence pour pouvoir vaincre la violence plus grande de l’Allemagne – mais sans sombrer dans le même abîme : « Nous vous détruirons, dit-il à cet ami imaginaire, mais, contrairement à vous, nous ne chercherons pas à détruire votre âme. »
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À la Libération, Camus est favorable à l’exécution des collaborateurs, mais devant les excès de l’épuration, il fait volte-face et reconnaît publiquement que c’est son adversaire François Mauriac, apôtre du pardon, qui a raison. On voit que les expériences de la vie, après l’avoir fait vaciller, l’amènent finalement à retrouver la clarté de ses principes initiaux. Au fond, il n’a jamais cessé de se coltiner le problème capital qu’il traite dans « les Justes », dans « l’Homme révolté » : que celui qui emprunte les méthodes d’un ennemi haïssable pour lui résister finit par devenir tout aussi haïssable. Ses intuitions originelles étaient si justes que ses expériences ultérieures n’ont pu que les confirmer.
Pensez-vous que sa critique de la modernité est liée au fait qu’il trouvait la pensée grecque plus belle, plus enrichissante?
Je le crois. Mais cela aurait pu être les Sumériens, l’Inde antique, les philosophes chinois ou bouddhistes… S’il se tourne vers les Grecs, c’est simplement parce qu’il est né dans cette filiation, qu’ils sont notre héritage. Cette tradition avait ses violences, ses stupidités, ses excès. Mais ce qui la rend précieuse aux yeux de Camus, c’est qu’elle est indemne de la folie apocalyptique qui a donné sa pleine mesure avec les totalitarismes du XXe siècle, et qui prend sa source dans le christianisme. Camus reconnaît que l’Église s’est efforcée d’atténuer les excès de ces aspirations apocalyptiques.
Dans « la Cité de Dieu », saint Augustin cherche à décourager leur transposition dans la sphère politique. Elles ont pourtant réussi à se transmettre au fil des siècles et ont fini par se glisser au cœur de la pensée politique moderne. Ce sont elles qui ont rendu l’action politique plus utopique, moins pragmatique, et surtout beaucoup plus virulente qu’il n’était nécessaire. Camus admet que la violence est inévitable dans le champ politique, bien qu’il faille tout faire pour la réduire. Mais les aspirations apocalyptiques choisissent au contraire de la faire flamber en lui fournissant un fondement philosophique.
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Comment expliquez-vous alors la trajectoire en boucle de l’œuvre de Camus ?
On peut la comprendre grâce à la belle métaphore qu’il utilise, celle d’Ulysse descendant aux Enfers pour que l’âme du devin Tirésias lui enseigne comment rentrer à Ithaque. Camus plonge dans ce magma qu’il voit comme maléfique, il décide de descendre tout au fond pour en comprendre le fonctionnement, en délimiter le périmètre, avec l’intention de s’en servir pour sortir de notre enfer existentiel et trouver finalement un lieu où il puisse se sentir chez lui.
Camus a été perçu aux Etats-Unis comme un « quasi-chrétien ». Or, dites-vous, il tenait le christianisme pour la source des désastres de la modernité.
L’erreur sur le christianisme supposé de Camus vient de ses écrits les plus anciens, et spécialement son mémoire de diplôme d’études supérieures (1936) sur les Pères de l’Église et le néoplatonisme. Il y présente en effet le christianisme comme l’alternative aux dérives de la modernité. Comparé aux ravages de la pensée apocalyptique du monde moderne, le christianisme, affirme-t-il, a au moins maintenu un principe moral qui mettait une borne à ces aspirations destructrices. C’est notre seul espoir, dit-il, car les Grecs sont trop éloignés dans le temps, trop différents de ce que nous sommes devenus.
Il finit pourtant par comprendre que retourner au christianisme revient à contracter la maladie à son stade précoce. Ce n’est qu’un palliatif incapable de résoudre le problème. Il faut rompre avec l’esprit apocalyptique. Il faut un nouveau départ. Il écrit dans « le Premier Homme » : « Nous sommes tous le premier homme. » Et c’est dans ce livre qu’il accomplit la rupture capitale (après l’avoir planifiée dans « la Chute »). La question qui se pose alors est : que faire de son propre mysticisme, ce qu’il appelle son « sens du sacré » ? Ces expériences et ce langage ont été tellement marqués par l’Église qu’il est très difficile d’en parler sans utiliser le vocabulaire chrétien… Ce qui explique pourquoi certains chrétiens ont cru voir en lui « presque un des leurs ».
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Mais il suffit de lire « Noces » pour voir qu’il avait une vive conscience du mystère et de la sacralité du monde. Il a d’abord exprimé ce sentiment en termes de transcendance et d’immanence, avant d’abandonner cette dualité issue d’une tradition qu’il rejette, et qui ne permet pas de rendre compte de son expérience. Celle qu’il connaît par exemple quand, marchant parmi les absinthes et caressant les ruines de Tipasa, il comprend que le mystère de l’existence est ici, non ailleurs. Quelle est cette expérience ? Difficile de la qualifier, mais elle me semble proche de ce que décrit l’essayiste britannique Malcolm Muggeridge, qui a beaucoup écrit sur les questions religieuses et morales : « Le monde entier dans un grain de sable, et l’univers aussi ; si je comprends un seul grain de sable, je comprends l’univers. »
Une sorte de panthéisme, d’immanence ?
Peut-être. Je préfère dire que Camus voit le monde moderne, les chrétiens y compris, comme profondément irréligieux, au sens ancien du mot « religieux » : la reconnaissance que l’esprit de tout ce qui existe est apparent dans chaque chose. En tant qu’artiste, qu’écrivain, Camus ne cesse de nous pousser à regarder, à voir, à ressentir ce qui est autour de nous, avec la conviction que cette perception est une expérience profondément ordonnatrice.
C’est une de ses exigences capitales: être présent au monde, le regarder, être interpellé par lui, lui répondre. Dans sa préface à « l’Envers et l’Endroit », il définit ainsi le jeune homme qu’il fut : « Changer la vie, oui, mais non le monde, dont je faisais ma divinité. » C’est sa réponse à Marx qui critique les philosophes occupés à « interpréter diversement le monde, alors qu’il s’agit maintenant de le changer ». Rien n’est moins camusien.
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Dans « Retour à Tipasa », Camus écrit : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres. » Ce thème de la sacralité et de la beauté du monde – malgré l’injustice – est en fait une argumentation contre la pensée apocalyptique, toujours à la recherche d’un nouvel endroit où tout serait parfait, contre la pensée chrétienne, toujours en quête du ciel ou du paradis perdu.
Dès ses premiers essais, Camus affirme que ce monde est parfait, si plein de sons, d’images, d’odeurs et de beauté qu’un arrangement plus parfait ne peut être imaginé. En revanche, les humains peuvent le transformer en cauchemar. Ils peuvent prétendre corriger ce mal par un système encore plus pernicieux, le totalitarisme. Même alors, je suis persuadé que Camus continuerait à trouver le monde où le totalitarisme est possible préférable à n’importe quel paradis imaginaire.
Parce que toute chose réelle est pour lui préférable à toute chose imaginée ?
Non. Camus dirait au contraire que les créations humaines peuvent être belles, qu’il existe une infinité de façons de répondre au réel. Mais il pense que rien ne vaut la conversation avec le monde. Ce qui l’inquiète, c’est que le monde, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas notre œuvre, se trouve aujourd’hui en voie d’extinction. Il dit qu’il y a une folie en nous, un sens de soi exagéré, une sorte de narcissisme collectif, qui nous pousse à nous voir partout. Où que nous nous tournions, nous ne trouvons rien qui n’ait été déjà contaminé par notre contact. Nous vivons dans un monde où il n’y a plus rien d’intangible ni d’intouché.
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Quand on perd le lien avec la réalité, avec la nature, les animaux, les autres êtres humains, dit Camus, une sorte de folie nous tombe dessus. Or nous y sommes. Voyez comme nous passons à côté du monde sans le voir. Nous ne photographions plus les paysages, nous faisons des selfies pour être vus dans ce paysage. Le lieu, notre relation à ce lieu, ne comptent plus. Cette rencontre, que Camus chérissait, avec les choses authentiquement « autres » n’existe presque plus. Nous ne rencontrons plus que nous-mêmes. En langage scientifique, on appelle cela l’ère anthropocène. Un des nouveaux noms que revêt aujourd’hui le cauchemar de la modernité.
En quoi le retour à la Grèce peut-il constituer une réponse à ce problème ?
Camus écrit dans « l’Exil d’Hélène » que, pour les Grecs, il existe des « limites éternelles » qui portent des noms mythiques – comme Némésis, déesse de la modération. Nous ne les connaissons pas vraiment, ni ne savons comment elles fonctionnent. Elles ne sont pas d’ordre moral, n’ont pas pour objectif le contrôle. Elles sont juste là, des limites intrinsèques aux choses. Et tout le monde sait que si on les dépasse, on devra en payer le prix. Les Furies s’abattront sur le coupable et le détruiront.
Camus remarque que l’histoire contemporaine ne contredit pas ces croyances. Chaque fois que l’on est allé trop loin, on s’est détruit soi-même. Les vertus des Anciens – sagesse, courage, modération, justice – sont plus que de simples normes sociales, ce sont des connaissances obtenues par une longue interaction avec ce monde habité de forces inconnues et incontrôlées. Ces idées sont évidemment pleines d’enseignement pour notre époque des extrêmes, lancée dans une poursuite sans fin ni bornes, insensée, vers le toujours plus.
Dans « l’Homme révolté », Camus avait repéré que les problèmes de la société moderne découlaient en partie de son addiction à la production et à l’expansion continue des biens matériels. Cette tendance est à son maximum en Amérique du Nord, où il n’existe pas de mémoire historique manifeste, pas de contraintes héritées du passé, et où toute considération a été abandonnée au profit du bien-être matériel, de la recherche permanente d’efficacité, de la course à la production.
Concrètement, comment cela se voit ?
Nos vies sont plus mécanisées, la prise de contrôle de la technologie sur l’humain est plus manifeste en Amérique du Nord que partout ailleurs. Exemple : une publicité pour un réfrigérateur « intelligent », qui vous dit quand il faut acheter du lait, s’achève par ce slogan : « Ce n’est pas juste un frigo, c’est un compagnon. » Autre exemple : le fait que de plus en plus de gens rentrent leurs préférences dans des algorithmes qui vont décider pour eux quelle émission ils vont regarder, quel voyage ils vont faire, ce qu’ils vont acheter, etc.
Jaron Lanier, figure de la Silicon Valley et pionnier de la réalité virtuelle, explique que si les machines et l’intelligence artificielle nous semblent « intelligentes », ce n’est pas parce qu’elles seraient devenues plus humaines, mais parce que nous sommes de plus en plus semblables aux machines. Je suis professeur d’université, et dans mon expérience les téléphones et les ordinateurs portables ont détruit la classe. Les étudiants ont beau être en cours, ils sont absents. Plus personne n’est réellement présent.
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Notre relation au monde réel (y compris les autres humains) est en danger. Or c’est de là que nous recevons notre savoir et notre compréhension. Les jeunes sont sur des machines douze heures par jour, et on constate déjà qu’ils n’aiment plus trop dialoguer. L’art de la conversation, l’effort pour forger l’empathie, pour saisir ce que les autres ressentent, pour réfléchir à la meilleure façon de leur répondre, toute cette intelligence émotionnelle est gravement menacée.
Ce n’est pas exactement le même « enfer moderne » que Camus a dénoncé.
La modernité est une cible mouvante. Camus n’a pas connu les développements actuels, mais il a eu très tôt l’intuition de la barbarie de la civilisation mécanique. Souvenez-vous de sa réaction à Hiroshima. Alors que tout le monde se réjouissait, il a écrit : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. » Or en avril 2017, l’armée américaine a lâché la « mère de toutes les bombes » sur l’Afghanistan, annihilant toute vie sur des kilomètres à la ronde, et on n’a pas entendu l’ombre d’une critique. Nous sommes tombés vraiment très bas.
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Les idéaux ne se sont pas relevés de l’assaut qu’ils ont subi lors de la période matérialiste du XXe siècle, qui les a dénigrés comme illusoires, faux, pernicieux, et qui les a finalement rejetés. Mais l’abandon de ces aspirations mène notre monde à un appauvrissement dramatique. Et c’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin d’idéalistes comme Camus, qui mettent la barre très haut, et qui brandissent à notre visage une image plus exigeante et plus belle de nous-mêmes, nous appelant sans cesse à être dignes d’elle.
Propos recueillis par Ursula Gauthier.
Paru dans « LES HORS-SÉRIE DE L’OBS » : « Camus l’éternel révolté ».
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Publié le 8 mai 2019 à 18h37
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