Exclusif - Sous le pseudonyme de « Jean Manan », Jean Clémentin a été l’une des grandes plumes du « Canard enchaîné ». Mais sous le nom de code « Pipa », il a aussi été rémunéré par les services secrets tchécoslovaques. De 1957 à 1969, il leur a livré près de 300 notes. Et a publié, dans l’hebdomadaire satirique, de fausses informations dictées par la StB. Grâce à plus de 1 500 pages d’archives jusqu’ici restées secrètes, « l’Obs » révèle une incroyable affaire d’espionnage.
Ce 15 août 1969, Jean Clémentin, chef du service politique au « Canard enchaîné », et Miroslav Merta, diplomate tchécoslovaque, ont rendez-vous dans un restaurant parisien, Le Dinard. Ils y ont leurs habitudes. Au Rapide aussi. Egalement Aux armes de Bretagne, à Montparnasse. Et dans bien d’autres lieux. En fait, ils alternent constamment. Pour ne pas éveiller les soupçons.
Comme à chaque fois, Miroslav Merta rapportera les détails de cette rencontre du 15 août 1969 à ses supérieurs à Prague. Voici ce que dit cette note secrète aujourd’hui déclassifiée. Avant d’entrer dans le café, le diplomate a pris des précautions plus strictes que d’ordinaire. Il a déambulé dans Paris pendant deux heures pour échapper aux éventuelles filatures du contre-espionnage français. Puis il a surveillé les allées et venues au Dinard.
Le rendez-vous sécurisé, Merta s’installe le premier. Clémentin arrive, fébrile. Le journaliste du « Canard enchaîné » demande tout de suite au Tchécoslovaque s’il est certain que personne n’est à ses trousses. Parce que la semaine dernière, raconte-t-il, une voiture a observé son domicile de Meudon pendant plusieurs heures. Clémentin est très inquiet, rapporte Merta, et il a raison de l’être.
Sa vie de journaliste de 45 ans, influent et respecté, marié et père de famille, peut être brisée du jour au lendemain si quelqu’un parle. Or, écœuré par l’écrasement du Printemps de Prague par les chars soviétiques un an plus tôt, un certain Ladislav Bittman, haut responsable de la StB, la Sûreté de l’Etat, le service secret tchécoslovaque, vient de faire défection vers les Etats-Unis. Il connaît l’identité des collaborateurs français de son ancienne maison. Dont l’un des plus importants n’est autre que… Jean Clémentin. Va-t-il le dénoncer ? Dans le doute, le journaliste et Merta, en réalité son officier traitant sous couverture diplomatique, nom de code « Miska » (le « bol » en tchèque), décident de mettre fin à une collaboration clandestine – et illégale – qui dure depuis douze ans. Et de ne plus jamais se revoir.
Une collaboration très risquée
Pour les lecteurs du « Canard enchaîné », il était « Jean Manan », un nom de plume renommé. Ses collègues de l’hebdomadaire satirique, eux, le surnommaient « Tintin ». Tandis qu’à la StB on l’appelait « Pipa », son nom de code. C’était l’un des plus célèbres journalistes de son époque, qui sera rédacteur en chef du « Canard enchaîné » dans les années 1970 où, de l’avis général, il diffusera la culture de l’investigation pour laquelle le journal est aujourd’hui si réputé et si craint. Mais, de 1957 à 1969, Jean Clémentin a aussi été un espion stipendié des Tchécoslovaques, donc du camp soviétique. Nous sommes alors en pleine guerre froide, qui opposait bloc à bloc l’Amérique, l’URSS et leurs alliés. Pour l’Est, recruter des journalistes espions dans le camp occidental était crucial afin de recueillir des informations confidentielles et monter des opérations d’intoxication. Et particulièrement à Paris, où siégeait l’Otan.
Les preuves sont formelles. Elles sont réunies dans un dossier de 1 548 pages consacré à l’activité de l’agent Pipa, le n° 41582, qui dort depuis un demi-siècle dans les archives de la StB. C’est l’historien tchèque Jan Koura, vice-recteur à l’université Charles de Prague, qui a obtenu son ouverture en 2019. Il l’a généreusement mis à notre disposition. Nous avons fait traduire en français les principaux rapports rédigés en tchèque par les trois officiers traitants successifs de Jean Clémentin.
Au total, Pipa, qui était à la fois agent d’influence et de renseignement, a fait honneur à son nom de code qui veut dire « robinet » en tchèque. D’après le décompte de la StB, le journaliste a, en douze ans, remis pas moins de 300 notes, au cours de 270 rencontres en France et à l’étranger. Il a également participé activement – et consciemment – à trois opérations de désinformation, en publiant dans « le Canard enchaîné » des articles conçus par la StB. Il a même été envoyé à Londres et à Bonn par le service secret dans le but de récolter des renseignements. Le tout pour une confortable somme d’argent qui lui a permis notamment d’acheter une maison à Meudon, dans la banlieue bourgeoise de la capitale.
On comprend pourquoi, au Dinard, Clémentin alias Pipa était particulièrement anxieux. Sa collaboration, dont nous allons raconter les principaux épisodes, était très risquée. Durant la guerre froide, un seul journaliste a été condamné pour avoir collaboré sciemment à des opérations d’intoxication d’un service secret de l’Est. Il s’agit de l’éditeur d’une lettre confidentielle, Pierre-Charles Pathé, pris, en 1979, en flagrant délit, lorsqu’il remettait des documents à son officier traitant du KGB. La Cour de Sûreté de l’Etat l’a condamné à cinq ans de prison. S’il avait été découvert, Jean Clémentin, qui a 98 ans et habite à Paris, aurait probablement, lui aussi, passé une partie de sa vie derrière les barreaux. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions. Aujourd’hui, l’affaire est évidemment prescrite depuis longtemps.
« L’Obs » a essayé de joindre Jean Clémentin, qui a aujourd’hui 98 ans et vit en région parisienne. Nous avons contacté son fils, Bruno Clémentin, le 2 février, auquel nous avons dit que nous souhaitions interroger son père sur ses relations avec les services secrets tchécoslovaques de 1957 à 1969. Il a promis de lui faire part de notre requête lors de leur prochaine rencontre, le 6 février. Mais le lendemain il nous a affirmé par téléphone que « cette vieille affaire des années 1960 n’intéressera[it] personne » et que son père ne « souhait[ait] pas répondre à nos questions ». Puis il a ajouté dans un SMS : « N’étant pas mon père, tout ce que je peux prétendre en son nom n’a aucune influence. » Il a par ailleurs refusé de nous transmettre les coordonnées de ce dernier en nous renvoyant sur ses anciens collègues du « Canard enchaîné ». Lesquels nous ont assuré ne pas en disposer. Jean Clémentin a quitté l’hebdomadaire satirique en 1989. V. J.
Idéologie et appât du gain
L’affaire commence en 1957, quand, dans une note signée de sa main, le tout-puissant ministre de l’Intérieur tchécoslovaque, Rudolf Barák, autorise le recrutement de Jean Raoul Clémentin alias Jean Manan comme agent du service secret. Le journaliste a 34 ans et vient d’être embauché au « Canard enchaîné ». Anticolonialiste comme l’ensemble de la rédaction de l’hebdomadaire, il tient une chronique, « les Carnets de route de l’ami Bidasse », où il décrit le quotidien difficile des appelés du contingent en Algérie.
Ses origines ne le prédisposent pas à travailler pour des communistes, au contraire. Voici comment, dans sa missive au ministre de l’Intérieur, l’officier de la StB « Vlk » (le « loup ») résume la vie et les motivations du futur agent Pipa. Jean Clémentin, écrit-il, est né en 1924 dans le Calvados dans une famille catholique. Il a fait sa scolarité chez les jésuites, puis a commencé une fac d’histoire à Paris mais « n’a pas terminé ses études ». Son père est un officier à la retraite « qui a participé à la guerre contre les Soviétiques, aux côtés des Polonais « blancs » ». Son fils refuse de le voir « pour des raisons politiques ». Cependant, Clémentin confie que, dans sa jeunesse et du fait de « son éducation religieuse », il a lui-même eu « des opinions quasi fascistes ».
C’est en Indochine qu’il se découvre une âme de progressiste. Il y part en 1950 comme reporter à l’agence de presse de l’état-major, dirigée par son oncle. Il y reste trois ans de plus comme correspondant de l’agence de presse américaine Associated Press. Il en revient dégoûté par les méthodes de l’armée et des colons français. Désormais Clémentin soutient le combat du Viêt Minh et se retrouve journaliste à « Libération », un quotidien compagnon de route du Parti communiste français. C’est là qu’en 1954 il rencontre pour la première fois le camarade Krajicek de l’ambassade tchécoslovaque en France, qui n’est autre que son futur officier traitant Vlk.
Les deux hommes sympathisent. Clémentin accepte de collaborer avec lui en tant que « contact confidentiel ». Il lui fournit des « informations fiables » sur le contingent français en Indochine et même, précise Vlk, sur les relations entre la France et l’Allemagne. Mais, pendant trois ans, au cours desquels ils se rencontrent trois fois par mois, Clémentin refuse d’être rémunéré, il accepte seulement « quelques cadeaux ». En 1957, il change d’avis.
A l’époque, Staline est mort depuis quatre ans et Nikita Khrouchtchev, le nouveau numéro un soviétique, a promis de « déstaliniser » l’URSS. Mais en Europe centrale, la dictature communiste est toujours aussi féroce. A Prague, des dizaines de milliers d’opposants croupissent en prison. Et, surtout, à Budapest, les chars soviétiques viennent, en novembre 1956, d’écraser une insurrection populaire, en massacrant plus de 2 000 personnes.
A la différence de beaucoup d’intellectuels, l’affaire hongroise ne détourne pas le jeune journaliste de la sphère communiste. A Vlk, Clémentin confie qu’il est toujours « admiratif des démocraties populaires », surtout pour « leurs avantages sociaux ». Il affirme même être favorable à l’avènement d’un tel régime en France, tout en considérant que cela n’arrivera pas « sans les troupes soviétiques ».
Mais ce n’est pas uniquement par idéologie qu’il accepte, en cette année 1957, de devenir un agent stipendié de la StB. Il y a aussi l’appât du gain, « il aime l’argent », écrira plus tard Vlk. Il faut dire que « sa situation financière n’est pas bonne. Il ne peut pas acheter un appartement » et « circule dans Paris à scooter ». Et puis, cet homme déjà marié à deux reprises « aime les femmes et ne s’en cache pas », écrit l’officier de la StB. Une passion qui coûte cher.
D’autant plus cher que le journaliste a « fièrement » révélé à son ami Vlk avoir « cinq maîtresses ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il ne veut pas adhérer au PC, « trop rigide », selon lui, sur le plan des mœurs. Il lui faudrait renoncer à ses aventures. Et « se lever tôt le dimanche matin pour aller distribuer “l’Humanité” ». « Probablement les restes de son éducation bourgeoise », note le zélé camarade Vlk.
Un groupement criminel
Alors tant pis si la StB n’est pas une assemblée d’enfants de chœur mais bien un groupement criminel. Le 14 mai 1957, alors que Pipa s’apprête à le rejoindre, le service secret organise un attentat en France. Ses sbires envoient de Paris un colis piégé à la préfecture du Bas-Rhin. Ils espèrent atteindre deux ministres français présents ce jour-là à Strasbourg. Ils ont glissé des tracts néonazis dans le paquet afin de faire croire à une résurgence de l’extrême droite en Alsace. Mais c’est l’épouse du préfet, Henriette Trémeaud, qui ouvrira le colis trois jours plus tard. Elle mourra des suites de ses blessures.
Clémentin intéresse la StB pour « ses relations » dans différents ministères, notamment aux Armées, au Quai-d’Orsay et à l’Outre-mer. Et puis « il a interviewé Nehru », le Premier ministre indien. Il connaît « personnellement Bao Dai », ex-empereur du Vietnam, « le premier secrétaire de l’ambassade américaine à Paris » et des membres du Sdece, le service secret français. Enfin, cerise sur le strudel, « il connaît très bien », grâce à son père, le fils de l’ancien président du Conseil Joseph Laniel. Il pourra donc fournir à ses officiers traitants beaucoup d’« informations secrètes », promet Vlk à son ministre.
Au début, l’agent Pipa donne entière satisfaction. A tel point que, si l’on en croit un autre rapport de Vlk, la StB lui donne « les 15 000 francs nécessaires à l’achat de sa maison » en 1960 à Meudon, soit, d’après l’Insee, 25 000 euros d’aujourd’hui. Au total, dans les cinq premières années de sa collaboration active, ses officiers traitants, Vlk puis « Motl », lui confieront de la main à la main 23 600 francs soit environ 40 000 euros d’aujourd’hui. Si bien qu’en 1962 Pipa ne roule plus à scooter mais est l’heureux propriétaire d’une 2 CV.
Mais, parfois, l’agent Pipa pose problème. Il remet à la StB un « faux rapport » sur le Sdece, le service d’espionnage français. Il annule plusieurs rendez-vous « de peur que sa collaboration ne soit découverte ». Bref, il n’est pas toujours fiable. « Et puis son contact avec nous a été remarqué par les services français », assure Motl qui le soupçonne même « de s’être lui-même dénoncé ». Pourtant, après enquête, la StB décide, fin 1962, de poursuivre la collaboration. Elle ne va pas le regretter.
« Nous ne lui avons pas confié des tâches compliquées », écrit Motl dans le bilan d’activité 1963-1965 de l’agent Pipa. Le journaliste, qui est devenu chef du service politique du « Canard », a moins de temps mais plus de contacts. « Son travail sur les organisations internationales, notamment sur l’Otan, a été très faible, à cause de son activité au journal où il a été obligé de se focaliser sur la politique intérieure », écrit Motl dans ce même bilan. En revanche, ajoute-t-il, « sur les sujets militaires et notamment sur le Sdece, il a été bien meilleur : il a transmis plusieurs documents utiles et intéressants ».
Le faux testament de l’ex-chancelier Adenauer
Et surtout il a participé à trois « mesures actives », comme on dit dans le jargon des services secrets, c’est-à-dire des opérations de désinformation. La première, en 1963, a pour nom de code « Narcis ». Son but : accroître les divisions au sein de la CDU, le parti conservateur au pouvoir en Allemagne de l’Ouest. La cible : l’ex-chancelier Konrad Adenauer, poussé à la démission par son propre camp après sa signature, en janvier 1963, du traité de l’Elysée avec de Gaulle, qu’une partie importante de la CDU juge trop favorable aux intérêts de Paris et pas assez proaméricain. Le moyen de diviser davantage encore le pouvoir conservateur à Bonn : publier « un testament politique d’Adenauer qui serait clairement profrançais » – un faux écrit par une équipe de la StB.
Le messager choisi pour l’« opération Narcis » est Jean Clémentin. « La mesure active commencera par la publication d’un article adéquat en France, décrète la direction de la StB. Nous pensons que Pipa pourrait l’écrire dans “le Canard enchaîné”. » Pour le rendre crédible, « il serait nécessaire que Pipa fasse un voyage en Allemagne », où une source lui aurait remis le document.
Le 9 août 1963, le journaliste accepte la combine. Il ira « deux ou trois jours » à Bonn. Il propose même à Motl de confier l’existence de ce « testament » à un journaliste allemand qu’il connaît bien, un certain Franken. Celui-ci édite une feuille confidentielle, « Bonner Briefe », « dont les informations sont souvent reprises » par la grande presse. Il pourrait lui proposer de publier leurs articles en même temps. Ainsi la campagne de désinformation commencerait simultanément des deux côtés du Rhin.
Le 19 septembre, au café Pasteur, Motl remet à Pipa le faux testament et les directives de Prague. Quelques jours plus tard, Clémentin file à Bonn où il se met d’accord avec Franken. A son retour, Pipa soumet un premier jet de son article à Motl pour accord de Prague.
Il paraît le 2 octobre 1963 en bonne place sous le titre « le Testament de mon Conrad », signé de « notre envoyé spécial à Bonn, Jean Manan ». « Les proches de Conrad Adenauer, écrit Clémentin alias Manan alias Pipa, font circuler parmi leurs amis un long mémorandum, sorte de testament politique écrit à la troisième personne où les connaisseurs retrouvent la patte du vieux monsieur, et qui constitue la charte de l’opposition adernauerienne (et gaulliste) au cher Erhard [le nouveau chancelier, membre lui aussi de la CDU]. » Puis il cite longuement plusieurs passages de ce document, écrit en réalité par des spécialistes de la StB.
A Bonn, Franken publie, de bonne foi, semble-t-il, les mêmes infos. A Prague, on s’attend à un retentissement énorme de l’affaire. On est sûr que, pour se justifier, le « Canard » sera contraint de publier le faux testament dans son numéro suivant, phase 2 de l’« opération Narcis ». Mais l’article du « Canard » fait pschitt. Personne ne le reprend. Clémentin a tenté d’intéresser son confrère Jacques Nobécourt du « Monde », grand spécialiste de l’Allemagne. En vain. La StB ne lui tient pas rigueur de cet « échec ». Outre les 2 000 Deutsche Mark prévus, elle lui accorde une prime de 2 000 Deutsche Mark supplémentaires.
Quelques mois plus tard, en juin 1964 Pipa est de nouveau sollicité pour une « mesure active », nom de code « Nota ». Le but, cette fois, est d’accroître les tensions franco-américaines, déjà mises à mal par le refus de De Gaulle d’accepter le Royaume-Uni dans la CEE et sa reconnaissance officielle de la Chine communiste. Il s’agit de révéler les menées antifrançaises des Américains en Ethiopie, dont la StB a appris l’existence par ses agents à Addis-Abeba.
Pour résumer à gros traits, le Premier ministre éthiopien, dont la femme est française, aurait accepté, lors d’un voyage privé à Paris, de signer plusieurs contrats avec des entreprises françaises. Afin de faire échouer l’accord et bouter les Français hors de la Corne de l’Afrique, les Américains miseraient sur l’empereur, qui est issu d’une tribu différente de celle du chef du gouvernement.
« Si on lui demande quelles sont ses sources, écrit Motl, Pipa répondra qu’il a été averti par des lettres anonymes. » L’article du « Canard enchaîné » est publié le 8 juillet 1964 sous le titre « Dans le trou du chef ». La StB est ravie, même si « Pipa a un peu changé l’ordre des informations ». Si bien que le 12 août, au café Le Celtique, Motl gratifie le journaliste d’une prime de 500 francs. Pourtant, ce jour-là, l’officier traitant est un peu déçu du manque de résultats de l’agent Clémentin dans son travail d’espion : « Il ne nous a pas donné de nouvelles informations politiques », écrit Motl dans son compte rendu de la rencontre.
Des renseignements sur « la santé de De Gaulle »
Pipa va se rattraper. Le 4 septembre, au café L’Armoire, il livre des renseignements sur « la santé de De Gaulle », obtenus, assure-t-il, grâce à l’un de ses amis avocat, « fils du médecin qui aurait opéré le Général de la prostate ». A la fin de la rencontre, l’officier traitant glisse 1 000 francs à Clémentin.
Leurs relations sont au beau fixe. Le 10 avril 1965, après avoir sécurisé les lieux, Motl retrouve Pipa dans un restaurant à Meudon, près du domicile du journaliste. Il le félicite « pour son travail de qualité ». Le journaliste évoque une intervention chirurgicale délicate pour sa femme. L’officier traitant lui propose de la réaliser à Prague, « ce sera gratuit ». En fait, confesse finalement le journaliste, l’opération a déjà eu lieu, en Suisse. Mais si la situation se reproduit, il promet d’en parler à ses amis tchécoslovaques.
Puis Clémentin présente ses excuses à son traitant. Il n’a pas encore obtenu « les informations demandées sur le désarmement au Vietnam ». En revanche, il en a récolté d’autres, mais il ne se souvient plus des détails. Pour qu’il puisse lui lire ses notes, Clémentin propose à Motl de se rendre chez lui, à côté, dans la maison payée en partie par l’argent de la StB. Contrairement aux règles du service secret, l’officier traitant accepte.
« Pipa était de très bonne humeur, rapporte Motl dans le compte rendu de cette rencontre à domicile, il m’a fait visiter la maison de la cave au grenier et m’a présenté des plans d’aménagement. » L’officier de la StB discute ensuite avec l’épouse de Jean Clémentin qui le remercie pour sa proposition concernant l’intervention chirurgicale. Puis le chef du service politique du « Canard » montre à Motl la pile des dossiers qu’il a constitués sur beaucoup de personnalités. Il lui en confie quelques-uns les plus importants. « Il s’agit de documents compromettants concernant plusieurs députés UNR [le parti gaulliste à l’époque, NDLR] et sur le ministre Jacquet [chargé des Transports]», que Motl juge « très intéressants ». Il y en aura d’autres : Pipa assure qu’il cache ses dossiers les plus précieux « à la campagne, dans la maison de l’un de ses amis ».
En partant, l’officier traitant glisse 1 000 francs au journaliste pour préparer une mission à Londres, où, précise Motl, il sera « accompagné de sa maîtresse ». La StB veut qu’il assiste à une grande réunion de l’Otase (sorte d’Otan asiatique) qui se tient dans la capitale britannique début mai 1965, et à laquelle évidemment aucun diplomate de l’Est n’est convié.
Motl lui donne une liste de questions précises. Sa maîtresse pourra l’aider à y répondre, explique l’officier de la StB dans son rapport, « parce qu’elle connaît plusieurs personnes dans les délégations asiatiques ». Clémentin, lui, explique que depuis l’Indochine il est très ami avec l’ambassadeur de France en Thaïlande et avec le conseiller politique de la Chancellerie à Londres. A son retour, il remettra un rapport détaillé en français.
Les directives de la StB sur l’affaire Ben Barka
En cette année 1965, Pipa ne chôme pas. Le 29 octobre, vers midi, Mehdi Ben Barka, le charismatique opposant marocain, est enlevé en plein Paris. On ne le retrouvera jamais. L’affaire Ben Barka commence, qui assurera « la fortune du “Canard” » dans les années 1960, affirme l’historien Laurent Martin, auteur du livre « “le Canard enchaîné”. Histoire d’un journal satirique » (Flammarion, 2005). Prague décide de tirer parti de cet enlèvement très vite attribué au directeur de la sûreté du royaume marocain, Ahmed Dlimi. Dès le 12 novembre, la direction de la StB donne le feu vert à l’« opération Start ».
Selon l’historien Jan Koura, qui a publié, en novembre 2020, un article à ce sujet dans la revue « Intelligence and National Security », le but principal de « Start » est de montrer que « les services secrets américains sont impliqués dans l’enlèvement ». La StB envoie des directives dans ce sens à onze de ses rezidentura dans le monde. Notamment à Paris où elle compte sur son agent Pipa.
Motl donne à Clémentin les éléments que ses chefs souhaitent voir publier dans « le Canard » et, dès le 17 novembre, Pipa sort dans l’hebdomadaire un article intitulé « la Guerre du Rififi : c’est la fête à la PP ». Il n’est pas signé mais c’est Clémentin qui l’a écrit. Il y inclut certaines informations fournies par la StB, dont plusieurs se révéleront, semble-t-il, exactes. La police et les services spéciaux du Maroc sont, affirme Pipa dans l’article, « entre les mains de la CIA ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « Dlimi [le chef de la sûreté marocaine] sort de l’école de la CIA à Washington. Il a pour conseiller privé un certain Eleger, qui a pris un nom arabe au Maroc, ancien officier de l’Abwehr [espionnage militaire allemand] […] qu’on retrouve à Rabat comme officier… américain. » Motl est ravi, qui donne 600 francs au journaliste lors de leur rencontre suivante.
Sur ordre, Clémentin publiera le 16 décembre un nouvel article, concernant, cette fois, la possible implication de hauts responsables français dans l’enlèvement de Ben Barka. Motl le félicite d’y avoir inclus « tous les éléments demandés » et lui glisse une nouvelle prime. Ce sera la dernière des « mesures actives » à laquelle Clémentin participera.
« Des avoirs en Suisse »
Les années suivantes, il continue de livrer à la StB, contre rétribution, des informations plus ou moins fiables et confidentielles sur de Gaulle, sa politique étrangère, sur le personnel politique français ou les médias. Ainsi, il assure à Miska, son dernier traitant, que « Combat », le grand journal où écrivait Camus à la fin de la guerre, est désormais financé par la CIA et qu’une partie de ses articles est écrite par des personnels de l’ambassade américaine à Paris mais il ajoute qu’il n’en est pas sûr ; il affirme aussi que de Gaulle cherche à tout prix à se « réconcilier avec les juifs », et qu’en revanche le rapprochement du Général avec Pékin est en train de tourner court. Malgré la fragilité de ses dires, la StB continue à lui faire confiance et à le rémunérer. Et Miska le gratifie de plusieurs caisses de bière tchèque Pilsen, dont Clémentin est un grand amateur.
L’écrasement du Printemps de Prague va précipiter la fin de la collaboration. Dès le 12 septembre 1968, trois semaines après l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie, Miska est autorisé à rencontrer Pipa. Ce dernier lui dit qu’il désapprouve l’invasion mais mollement. Son rédacteur en chef au « Canard », en revanche, serait prêt à se battre aux côtés des Tchèques, confie-t-il, mais pas lui. Et pour cause : il accepte de continuer de collaborer avec la StB, bien que celle-ci soit l’organe principal de la très brutale reprise en main du pays par les communistes conservateurs.
D’ailleurs, il confie à Miska un document confidentiel américain qu’il a obtenu, assure-t-il, par la maîtresse d’un haut diplomate. Il s’agit d’un texte rédigé par la faction du PC tchécoslovaque hostile à la position actuelle du pouvoir à Prague, réquisitoire dont Radio Free Europe se serait beaucoup servi pour ses émissions en direction de la Tchécoslovaquie. Selon le traitant, le document, dactylographié, semble-t-il, sur une « machine à écrire étrangère », est considéré comme « dangereux » par les autorités du pays qui pourront peut-être en débusquer l’auteur. Il remercie Clémentin chaleureusement.
Les deux hommes se revoient au Dinard le 22 novembre 1968. Pipa est ravi. « La dévaluation du franc le met en joie », rapporte Miska, puisque le journaliste a pris soin « de placer des avoirs en Suisse ». Quelques jours plus tard, nouvelle rencontre à Versailles. Le traitant évoque la défection à l’Ouest d’un haut responsable de la StB, Ladislav Bittman, nom de code « Brychta ». Par mesure de précaution, Miska décide de suspendre la relation jusqu’à nouvel ordre. « Pipa n’est pas content », écrit-il. Pour le consoler, il lui donne 1 000 francs.
Ils ne se reverront que neuf mois plus tard lors de leur dernière rencontre, le 15 août 1969 au Dinard. Avant de se séparer définitivement, Clémentin annonce qu’il s’apprête à publier un livre politique chez un éditeur suisse. Cinq mois plus tard, le 19 février 1970, la direction de la StB note que l’ouvrage, « l’Affaire Fomasi », vient de paraître à Lausanne et demande à se le faire acheminer par train. Elle consigne aussi que Pipa « conserve une fonction importante au “Canard enchaîné”, puisqu’il a été nommé directeur des informations ». Et l’année suivante, le dossier de Pipa, n° 41582, est clôturé.
« Un nid d’espions, voilà une idée assez originale »
Mais l’histoire n’est pas terminée. Au début des années 1970, Clémentin transforme l’hebdomadaire poil à gratter en « une puissance redoutée du pouvoir en place », comme l’écrit l’historien Laurent Martin. Il renouvelle l’équipe rédactionnelle, embauche de nombreux enquêteurs de talent, tel Claude Angeli, qui, lui-même dirigera la rédaction du « Canard » pendant trente ans. « Dans les années 1970, écrira ce dernier bien plus tard, grâce à Jean Clémentin, un rédacteur en chef qui sait mêler humour, polémique et révélations dans ses articles, la pratique du journalisme d’enquête se développe [au “Canard”], ce qui déplaît autant à Raymond Marcellin [le ministre de l’Intérieur] qu’au président Pompidou. »
Il faut dire que l’écurie de Clémentin multiplie les scoops, tels le scandale de la Garantie foncière, les révélations sur l’achat par les Chirac d’un château en Corrèze ou la publication de la feuille d’impôt du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. A tel point que le pouvoir décide de découvrir les sources du « volatile », ainsi que l’appelait de Gaulle.
En décembre 1973, l’affaire dite « des micros du Canard » éclate. Des agents de la DST sont surpris en train de poser des micros dans les nouveaux locaux de l’hebdomadaire. Le scandale est énorme. Un juge d’instruction est nommé. Pour défendre son institution et le pouvoir, le directeur de la DST, Henri Briard, « souvent moqué pour ses pantalons trop courts », écrit Angeli dans son livre « les Micros du Canard » (Les Arènes, 2014), lui remet une lettre dans laquelle il affirme que certains membres de la rédaction du « Canard » sont « soupçonnés de contacts avec des agents d’une puissance étrangère ». « Le Monde » précise prudemment qu’« il serait reproché à l’un [des journalistes] des relations avec les pays de l’Est ».
Angeli en plaisante. « Des anciens communistes, raille-t-il dans “les Micros du Canard”, ce n’est un secret pour personne, on en compte plusieurs au “Canard”, comme au sein d’autres rédactions d’ailleurs. Mais un nid d’espions, voilà une idée assez originale. »
Qu’en pense, lui, l’ex-agent Pipa ? Panique-t-il ? Mystère. Malgré nos multiples démarches auprès de sa famille et de ses anciens collègues, Jean Clémentin n’a pas souhaité répondre à nos questions. En tout cas, il a dû assez vite être rassuré, car, selon Angeli, « ni le juge ni les médias ne feront grand cas de ces allégations » d’espionnage.
Nous avons contacté Nicolas Brimo, directeur de la rédaction et directeur de la publication du « Canard enchaîné », pour le faire réagir à nos révélations. M. Brimo a déclaré qu’il n’était « évidemment pas au courant de cette affaire, et notamment du fait que certains articles de Jean Clémentin étaient écrits, [ainsi que nous le lui assurons], sous la dictée des services tchécoslovaques ». « Tout cela date de plus de cinquante ans, nous a t-il dit par téléphone, lundi 14 février. Ce n’est pas ma génération. Jean Clémentin je l’ai très peu connu, quand je suis arrivé au “Canard”, il ne faisait déjà plus de l’information, mais de la critique littéraire, et il était très peu au journal. » Nicolas Brimo a ajouté : « Si “le Canard” a quelque chose à dire sur votre article, il le dira d’abord à ses lecteurs. » V. J.
« Pas assez de preuves »
« Bien sûr, que nous nous doutions que Clémentin était un agent de la StB mais nous n’avions pas assez de preuves », peste aujourd’hui encore Raymond Nart, 84 ans, ancien directeur adjoint de la DST. Le journaliste n’était-il pas protégé parce qu’il travaillait à cette époque pour le contre-espionnage français, ainsi que le redoutaient ses traitants de la StB ? « Pas du tout, rétorque Nart très fermement. Nous n’aurions jamais eu assez confiance en lui. »
« Oui, nous savions qu’il avait des contacts avec les services tchèques », confirme Roger Simon, ancien chef de la division tchécoslovaque de la DST.
« A l’époque, mon chef m’a dit que les forts doutes sur Clémentin avaient été l’un des prétextes avancés pour poser des micros au “Canard”. Mais finalement cette affaire l’a protégé. Après un tel scandale, et même si nous avions trouvé des preuves, il nous aurait été impossible d’inculper un journaliste du “Canard” pour espionnage ! »
En 1985, Ladislav Bittman, le transfuge de la StB, grand manitou des mesures actives du service secret dans les années 1970, publie à Washington un livre intitulé « The KGB and Soviet Disinformation ». A mots très peu couverts, il évoque la collaboration de Clémentin. « En tant que débouché des fuites embarrassantes, “le Canard enchaîné” a servi de canal pour la désinformation soviétique », écrit-il. Puis il ajoute : « Dans les années 1960, le service tchèque de renseignement a recruté l’une des plumes les plus expérimentées du journal et l’a utilisé comme agent d’influence. » Mais le livre n’a pas été traduit en français. Et surtout, huit ans à peine après le scandale des écoutes, remarque Raymond Nart, « la DST ne se sentait pas encore assez forte vis-à-vis du “Canard” pour désigner Clémentin ». Celui-ci quittera « le volatile » en 1989. L’année de ses 65 ans. Et de la chute du mur de Berlin. La StB sera dissoute l’année suivante.
Vincent Jauvert
1915 Création du « Canard enchaîné » par Maurice et Jeanne Maréchal.
1924 Naissance de Jean Clémentin.
1957 La StB, les services secrets tchèques, recrute le journaliste Jean Clémentin, qui vient d’être embauché au « Canard enchaîné ».
1963 Première opération de désinformation. Clémentin publie dans « le Canard » un article volontairement faux et conçu par la StB à propos de la démission du chancelier Adenauer.
1968 Le Printemps de Prague est écrasé par l’URSS. Un haut responsable de la StB, qui connaît l’identité de Clémentin, fait défection et passe à l’Ouest.
Août 1969 La StB et Clémentin mettent fin à leur collaboration, de peur d’être démasqués. En douze ans, le journaliste a remis 300 notes, au cours de 270 rencontres avec ses agents traitants.
1970 Clémentin, rédacteur en chef, accroît la place de l’investigation dans « le Canard » et embauche quantité d’enquêteurs.
1973 Des agents de la DST, le contre-espionnage français, sont surpris en train d’installer des micros dans les futurs locaux de l’hebdomadaire.
1989 A 65 ans, Clémentin, devenu journaliste culturel, quitte « le Canard enchaîné ». L’année de la chute du mur de Berlin.
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https://www.nouvelobs.com/monde/20220215.OBS54510/il-etait-journaliste-et-agent-de-l-est-l-affaire-clementin-l-espion-qui-venait-du-canard-enchaine.html
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