S’appropriant les anciennes terres indivises de la période ottomane, l’agriculture coloniale a vu éclore d’immenses exploitations céréalières très rentables. Mais à quel prix ? Explications de l’agronome Marc Dufumier.
Tracteur à chenilles employé pour le dry-farming (vers 1950). (KEYSTONE-FRANCE)
Quelle est la situation agricole de l’Algérie avant l’arrivée des Français ?
Le droit foncier sous la régence ottomane ne ressemble pas du tout au droit de la propriété napoléonien. Les terres sont « attribuées » de plusieurs façons. Autour des villages, au pied des montagnes, il y a le « melk » : des parcelles clôturées, allouées de façon définitive aux familles, transmissibles à leurs enfants et intensément cultivées, sous la forme soit de jardins-vergers associant des arbres (oliviers, pistachiers, amandiers) à quelques animaux dont on récupère les déjections pour fertiliser les sols, soit de cultures vivrières, principalement des céréales (orge et blé dur) en rotation avec des légumes secs (pois chiches, féveroles, lentilles).
A l’inverse, l’« arch », situé principalement dans les plaines littorales et sur les terrasses alluvionnaires de l’intérieur, est constitué de vastes espaces indivis que les chefs coutumiers réattribuent régulièrement en fonction des besoins de chaque famille. Le sol argilo-calcaire y est lourd et collant, difficile à travailler avec l’araire tiré par un âne, la technique paysanne alors prédominante. Ces terres sont soit cultivées en rotation biennale blé-jachère soit – et plus fréquemment encore – réservées au pâturage des troupeaux ovins et caprins. C’est pourquoi les colons, lorsqu’ils arrivent, les considèrent comme disponibles. Un troisième régime foncier, enfin, concerne les terres appartenant aux fondations religieuses, qu’on appelle les terres « habous ».
L’Algérie d’avant les colons mange-t-elle à sa faim ?
Oui. Sans être d’une productivité extraordinaire, ce système agraire nourrit les familles paysannes et la population urbaine (qui est encore assez modeste) et dégage même quelques excédents, puisque c’est le non-paiement des livraisons de blé algérien à l’armée française en 1800 qui est à l’origine de la crise franco-algérienne de 1827, laquelle conduit au débarquement français de 1830.
Concrètement, comment s’est passée la « colonisation agricole » ?
Le domaine colonial s’est d’abord constitué sur les terrains confisqués aux beys et aux autres dignitaires de la régence ottomane, ainsi que sur les terres habous des fondations religieuses. Puis vint le tour des terres tribales indivises (archs), qui furent intégrées au domaine de l’Etat au prétexte qu’elles n’étaient pas définitivement attribuées ni régulièrement cultivées par leurs occupants. Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 consacre définitivement cette appropriation des terres par les Français.
Sur le plan purement agricole, les colons arrivent avec des moyens dont ne disposaient pas les fellahs algériens : des animaux de trait (chevaux et bovins) et des charrues capables de retourner la terre et d’enfouir les adventices (les mauvaises herbes). La charrue attelée se révèle être un moyen bien plus efficace que l’araire pour travailler les sols profonds des plaines alluvionnaires.
Mieux : dès le début du XXe siècle, avant même la motorisation de l’agriculture en France, les grands domaines coloniaux s’équipent de tracteurs à chenilles de très forte puissance, importés des Etats-Unis.
Dans les plaines du Midwest, on les utilisait selon la méthode dite du dry-farming, qui consiste à ameublir la terre avec des charrues à disques, afin que les pluies s’infiltrent dans le sol. Cela devait permettre à l’eau de s’emmagasiner, de façon à assurer l’année suivante une bonne croissance de la céréale (le blé tendre).
En réalité, les hydrologues ont montré plus tard que les vents chauds et puissants de la saison sèche faisaient remonter l’eau à la surface des sols avant de l’évaporer ; celle-ci n’était donc plus disponible pour le blé. Néanmoins, aux Etats-Unis comme en Algérie, cette technique a permis une hausse très réelle des rendements : le passage fréquent de la charrue à disques entraînait la minéralisation rapide de l’humus des sols et la libération de ses éléments minéraux fertilisants. Problème : cette technique rendait le sol plus sensible à l’érosion provoquée par l’eau (les pluies méditerranéennes peuvent être violentes) et le vent (le fameux sirocco). Les sols ont perdu de leur fertilité et, à partir des années 1950, les rendements ont commencé à décroître.
En matière d’agriculture, l’Algérie coloniale ne ressemblait donc pas du tout à la métropole ?
En effet. Alors qu’en France, l’agriculture est restée longtemps une agriculture familiale, dès le début du XXe siècle elle a pris en Algérie la forme de grands domaines capitalistes, dont les propriétaires employaient de nombreux salariés et visaient avant tout à maximiser leur taux de profit. Pour amortir au plus vite les engins qu’ils avaient achetés, il leur fallait les utiliser sur une durée suffisamment longue, en labourant les terrains pendant toute la période de jachère, ce qui bloquait le passage des troupeaux transhumants et toute possibilité d’y cultiver des légumineuses. En fin de compte, les terres n’étaient cultivées qu’à mi-temps (une année sur deux), dans une logique d’agriculture extensive. Néanmoins, en matière de production et d’amortissement des matériels, c’était efficace, et l’Algérie a pu être un grenier à blé pour la France presque jusqu’à l’indépendance.
La plaine de la Mitidja, au sud d’Alger, fut la véritable vitrine de l’agriculture coloniale. Vous-même, vous y avez travaillé quelque temps comme ingénieur agronome, peu après l’indépendance…
L’un des atouts de la Mitidja est que le sirocco y souffle moins fort que dans les vallées intérieures, et le dry-farming y a été appliqué sans trop de dégâts, avec des rendements relativement élevés. Les colons y accaparaient jusqu’à 60 % des terres. A partir des années 1930, elle est devenue un lieu important de production d’agrumes – c’est là qu’est née la marque Orangina ! De mon séjour, je me souviens notamment de ces bourgades qui ressemblaient à des bourgs français, avec la mairie, l’école, l’église, les platanes, les cafés-terrasses.
Mais dès qu’on quittait le village, on tombait sur les grands domaines entourés de miradors, qui, depuis le départ des Français, étaient en théorie « autogérés » par les ouvriers – en réalité, ils étaient tombés aux mains de fonctionnaires qui perpétuaient le système agricole colonial.
La colonisation française a-t-elle atteint l’objectif qu’elle s’était fixé : augmenter la production agricole de l’Algérie ?
Oui, mais momentanément, et à quel prix ! Epuisement des sols, éviction des paysans les plus modestes qui ne pouvaient plus faire pâturer leurs bêtes sur les champs, plantations de vignes sur des terres qui auraient dû revenir aux villageois… le bilan est lourd. Les expropriations et la concentration des terres ont nourri la révolte. En 1962, les grandes propriétés détenues par quelque 22 000 colons européens rassemblaient un total de 2,8 millions d’hectares cultivables, soit près de 40 % de la surface agricole utile du pays. Les 1,2 million de familles paysannes pauvres se partageaient les terres restantes, souvent bien moins fertiles. Habitée par l’espoir de récupérer tout ou partie des terrains dont elle avait été privée, cette population a activement participé à la lutte de libération, et qui pourrait s’en étonner ?
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