En Algérie, les journaux deviennent au tournant du XXe siècle un puissant outil au service de l’intelligentsia musulmane. Et le creuset de l’anticolonialisme.
« La presse, voilà l’arme dont vous devez apprendre à vous servir ; elle peut soulever un monde. » « L’Astre d’Orient », qui publie ces lignes depuis Paris en 1883, n’est qu’un obscur hebdomadaire franco-arabe qui ne fut distribué en Algérie que quelques mois. Cette sentence relevée par l’historien Charles-Robert Ageron dans « Genèse de l’Algérie algérienne » (Editions Bouchène, 2005) est pourtant annonciatrice du rôle que tiendront les journaux des colonisés d’Algérie tout au long des décennies suivantes.
Presse « musulmane », « indigène » ou « indigénophile », les mots ne manquent pas pour désigner les titres en langue française ou arabe qui essaimèrent durant l’occupation française de l’Algérie. Entravés par les nombreux obstacles dressés par le colonisateur français, ces périodiques peineront à réunir les moyens matériels et financiers nécessaires à leur subsistance et, surtout, à trouver leur public parmi une population maintenue dans l’analphabétisme (85 % des hommes en 1939). Mais, faute de partis politiques, encore inexistants, c’est bien la presse « indigène » qui, dès la fin du XIXe siècle, a permis la circulation des idées au sein de l’intelligentsia musulmane, la naissance de nouvelles opinions et la structuration d’une conscience politique.
Au XIXe siècle, les journaux du colonisateur
L’imprimerie a fait partie intégrante, tout au long du XIXe siècle, de l’arsenal de la conquête coloniale. Les journaux sont d’abord ceux du colonisateur. Leur objectif est d’asseoir sa domination, et les créations de périodiques locaux suivent les étapes de la conquête. Le « Saf-Saf » est fondé en 1844 à Philippeville (aujourd’hui Skikda), « la Seybouse » en 1844 à Bône (Annaba). Laure Demougin, docteure en littérature française et auteure de « l’Empire de la presse. Une étude de la presse coloniale française » (PUS) analyse :
« Des débuts de la conquête aux années 1880, la parole du colonisé dans la presse coloniale est à peine audible, et quand elle l’est, c’est le plus souvent accompagnée, reprise, encadrée voire déformée par une parole colonisatrice. »
Mais, à partir de 1893, de nombreux petits périodiques rédigés presque exclusivement en français vont progressivement constituer une presse politique « indigène » : l’hebdomadaire « El-Hack – la Vérité » est créé à Bône en juillet de cette année, et sera renommé deux ans plus tard « l’Eclair » ; « El-Misbah » (le Flambeau), hebdomadaire francophile mais jacobin d’inspiration, voit le jour à Oran en juin 1904 ; « le Croissant », sous-titré « El-Hilal », se veut à Alger, en juin 1906, « l’organe des revendications indigènes » ; « l’Islam », « journal démocratique des musulmans algériens », fondé à Bône en 1909, est semble-t-il alors le plus lu par l’intelligentsia. Citons encore « le Musulman » (Constantine, 1909), « l’Etendard algérien » (Bône, 1910), « le Rachidi » (Djidjelli, 1911)…
Autant de tirages modestes qui vont devenir la caisse de résonance des revendications du mouvement d’émancipation politique naissant des Jeunes-Algériens. Les petits groupes hétérogènes de modernisateurs que l’on regroupe sous cette appellation défendront dans ces journaux des positions souvent assimilationnistes, portées par des hommes comme les docteurs Belkacem Benthami, né en 1873, ou Taïeb Ould Morsly, en 1856 : développement de l’instruction des « indigènes », abolition du « code de l’indigénat », octroi des droits politiques à l’élite lettrée, représentation des musulmans au Parlement.
« Lutter contre le régime du plus vil esclavage »
Plusieurs de ces journaux, relève l’historien Charles-Robert Ageron, vont même jusqu’à défendre le service militaire obligatoire dans le but d’obtenir des compensations politiques. Une position contre laquelle va en revanche se dresser une autre tendance de cette presse balbutiante, inspirée, elle, par le réformisme islamique venu d’Orient. Protecteurs de l’héritage culturel, défenseurs de la foi musulmane et de la langue arabe, des hommes comme le cheikh Miloud Ben Mouhoub de Constantine ou le peintre et journaliste algérois Omar Racim refusent, eux, toute naturalisation. Le ton se fait plus revendicatif. Sans jamais pousser les Algériens à la révolte, l’hebdomadaire bilingue « le Jeune Egyptien », fondé à Oran en 1911, les appelle à « lutter contre le régime du plus vil esclavage ». Dès avant la Première Guerre mondiale, une espérance nationaliste s’exprime dans ces petits périodiques, à la diffusion limitée mais à l’influence grandissante.
Ces courants modernisateurs qui se coalisent derrière l’émir Khaled, petit-fils du chef de file de la résistance à la conquête française Abd el-Kader, se retrouvent également dans un journal, « l’Ikdam » (le Courage), fondé à Alger en 1919. Pas question alors d’indépendantisme – la devise de l’hebdomadaire bilingue est « France-Islam » – mais le titre dénonce l’accaparement des terres, les abus administratifs. Aux journaux de l’élite francisée succède peu à peu une presse politique arabophone qui voit dans sa langue un instrument d’émancipation. Les idées réformistes venues du Moyen-Orient prennent encore davantage d’importance. En particulier à travers les journaux fondés en 1924 et 1925 par le père spirituel du réformisme algérien, Abdelhamid Ben Badis : « Al-Mountaqid » (le Censeur) et « Al-Chihab » (le Météore). Des titres qui s’attachent pour leur part à dénoncer ce qu’ils considèrent comme « les vices » de la société musulmane, mais appellent également à la résurrection nationale. On lit dans « Al-Mountaqid » le 2 juillet 1925 :
« Nous engageons les musulmans à entrer dans l’action utile afin de renaître en tant que nation ayant droit à l’existence dans le monde. »
Le nombre de titres augmente. L’historien algérien Ali Merad a ainsi recensé une soixantaine de périodiques entre 1919 et 1939, parmi lesquels quelques journaux communistes (« la Lutte sociale ») et nationalistes (« El Ouma » en 1930, journal de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj). La presse « indigène » doit faire face à une répression accrue. La loi sur la liberté de la presse de 1881 ne s’applique qu’au bénéfice des citoyens français. Le texte, qui sera modifié, permettra qui plus est d’interdire les journaux rédigés en langue étrangère – dont l’arabe – par simple voie administrative.
La censure se renforce à partir de 1927 au prétexte de la guerre du Rif au Maroc : saisies, suspensions, interdictions, procès… Enfin, le décret Régnier du 30 mars 1935 permettra d’engager des poursuites contre la presse musulmane de langue française au prétexte de « provocation des indigènes à des désordres contre la souveraineté française » ou bien encore pour « résistance active ou passive contre l’application des lois, décrets ou ordres de l’autorité publique ». Les journaux sont visés, qu’ils soient édités en Algérie ou en France, et leurs journalistes menacés. La répression poussera par la suite les nationalistes à recourir aux publications clandestines. Mais, à la fin des années 1930, le journalisme « indigène » a déjà contribué à faire émerger une conscience militante.
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