En 1845, l’opinion en métropole s’émeut de la mort de centaines de villageois asphyxiés dans des grottes du Dahra. Mais c’est toute la conquête qui s’est accompagnée d’exactions et de massacres.
« Les grottes du Dahra, 18 juin 1845 », gravure de Tony Johannot (1803-1852). (Emilie Cambier / RMN-GP)
Vers la mi-juin 1845, pour fuir l’arrivée d’une colonne française, des centaines de membres de la tribu des Ouled Riah, hommes, femmes, enfants et vieillards, se réfugient avec leur bétail dans des grottes du massif du Dahra, dans le nord de l’Algérie, à une petite centaine de kilomètres de Mostaganem. Le lieutenant-colonel Aimable Pélissier est bien décidé à en finir avec ceux que dans l’armée on appelle des « brigands ». Le 18, il fait dresser des faisceaux de bois devant les entrées des cavités et ordonne qu’on les embrase, puis qu’on entretienne les feux. Les réfugiés sont pris au piège, asphyxiés par les fumées. Pendant des heures, on entend, venant des grottes, des hurlements de bêtes et d’êtres humains mêlés aux craquements sourds de la roche qui éclate par endroits sous l’effet de la chaleur. Deux jours plus tard, quand les premiers soldats s’avancent en reconnaissance, il règne sur les lieux un silence de sépulcre. Le sol est jonché de plusieurs centaines de cadavres de moutons, d’ânes, de bœufs, de femmes, de vieillards, d’hommes et d’enfants. Les estimations oscillent entre 700 et plus de 1 000 victimes humaines.
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes… »
En commettant cette horreur, Pélissier n’a pas agi de son propre chef. Il s’est contenté de suivre les ordres explicites de son supérieur, le célèbre maréchal Bugeaud, le « bon petit père » Bugeaud, l’homme aimé de ses troupes pour sa capacité à les protéger, le militaire débonnaire dont l’opinion publique française fera bientôt le héros d’une chanson (« la Casquette du père Bugeaud ») si célèbre qu’elle servira d’indicatif à Radio Alger. Quelques jours avant l’horreur du Dahra, en s’adressant à ses subordonnés, il avait défini ce que l’on appellera sa doctrine : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, enfumez-les à outrance comme des renards ! » Il n’avait en réalité fait que populariser une technique expérimentée un an auparavant, le 11 juin 1844, par le général Cavaignac qui, s’inspirant d’une méthode de chasse au petit gibier, avait assassiné en les asphyxiant les membres de la tribu des Sbéhas.
Au mois d’août 1845, Armand de Saint-Arnaud, autre « glorieux » officier de la conquête, perfectionnera la pratique. Alors que des centaines de villageois ont trouvé refuge dans des cavernes, il en fait obturer les entrées, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Après les enfumades, il invente ainsi les emmurades. Il écrira :
« Je fais hermétiquement boucher les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français… Ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef et demain, je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. »
Ces crimes épouvantables n’ont pas été passés sous silence à l’époque, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Sitôt que la nouvelle parvient en Europe, l’affaire du Dahra, en particulier, déclenche un scandale. La presse britannique s’indigne. L’opposition parlementaire française aussi. Alexis de Tocqueville, député de la Manche, à la tête d’une commission d’enquête, déclare :
« Nous avons dépassé en barbarie les barbares que nous venions civiliser. »
Le « Dictionnaire de la France coloniale » (Flammarion) cite même une pétition des élèves du lycée parisien Louis-le-Grand qui dénonce ces exactions en Algérie. Les autorités accusent le coup, rejettent la faute sur l’ennemi (les révoltés « avaient lâchement assassiné nos soldats », dit Jean-de-Dieu Soult, le chef du gouvernement), affirment qu’elles vont réagir et ne font rien. Tous les criminels impliqués poursuivront de belles carrières, Cavaignac devient l’homme fort de la IIe République, Pélissier est promu gouverneur général de l’Algérie, puis maréchal. Une fois le choc passé, l’opinion publique accepte ce qui lui semble un mal nécessaire.
Les trois massacres surviennent au moment le plus terrible de la conquête de l’Algérie, lors de la seconde guerre contre l’émir Abd el-Kader. Après une courte trêve, les hostilités ont repris en 1839, plus violentes que jamais. La mise à sac brutale de la plaine de la Mitidja, où s’étaient installés les premiers colons, par les guerriers de l’émir a convaincu Bugeaud de la nécessité d’un combat sans merci. La réalité du terrain lui permet de justifier sa stratégie. Abd el-Kader a d’abord essayé de faire entrer dans le conflit le sultan du Maroc qui, battu à Isly, non loin d’Oujda, en 1844, s’est retiré. L’émir est contraint d’adopter une tactique de guérilla, de harcèlement, la seule option qui lui reste. « Si on les poursuit, écrit Saint-Arnaud, ils s’en vont comme des oiseaux ; et quand on s’en va, ils vous suivent comme des loups. »
Politique de la terre brûlée
Comme il l’a vu faire trente ans plus tôt en Espagne, lors des guerres de l’Empire, le maréchal Bugeaud choisit donc ce qui lui paraît la seule solution : mener une politique de la terre brûlée, dévaster les récoltes, terroriser les populations civiles, priver les rebelles de tout approvisionnement et les contraindre à la reddition. Vaincu en 1847, emprisonné avec sa suite – à Toulon, puis à Pau et enfin au château d’Amboise –, l’émir est finalement libéré, fastueusement reçu et même richement pensionné par Napoléon III. Hier décrié comme un « fanatique », Abd el-Kader devient, pour l’empereur, le « Vercingétorix arabe ». Le parallèle est habile. Il permet de faire croire que l’Algérie soumise par les Français va devenir aussi heureuse et prospère que la Gaule conquise par les Romains. Pour l’opinion publique en métropole, la parenthèse est refermée. Les horreurs du Dahra n’auraient été que de regrettables exactions, quelques flaques de sang sur un chemin pavé de nobles intentions.
Pendant longtemps, la mémoire collective retiendra cette vision des choses. Pour de nombreux historiens d’aujourd’hui, elle est tronquée et fausse. Comme le démontre de façon détaillée Benjamin Brower dans la très sérieuse « Histoire de l’Algérie à la période coloniale » (La Découverte), la violence est intrinsèque à la conquête, et n’a jamais cessé. Faute d’un soutien ottoman au dey, la prise d’Alger, en juillet 1830, a été rapide et, de fait, relativement peu sanglante. Mais dès novembre de la même année, l’attaque de Blida est accompagnée d’horreurs. En 1837, la prise de Constantine, dont le bey est un des premiers résistants à l’occupation, est tout aussi violente. Après la reddition d’Abd el-Kader continue ce que l’on appelle pudiquement dans la presse la « pacification » du pays. Elle est émaillée de massacres de tribus, d’incendies de villages, d’horreurs.
Quels mécanismes étaient alors à l’œuvre ? S’agissait-il d’une véritable entreprise génocidaire, comme celle que les étasuniens accomplissaient au même moment contre les Indiens d’Amérique ? Peu d’historiens vont aussi loin. Les colons rêvaient clairement de voir les populations autochtones refoulées, quelque part, au loin, pour libérer les terres qu’ils voulaient s’approprier. L’armée, derrière Bugeaud et ses successeurs, ambitionnait de soumettre la population plutôt que de l’exterminer. Les deux objectifs pouvaient se conjuguer. En 1871, l’immense insurrection de Kabylie est écrasée dans le sang et se solde par une spoliation des terres : 450 000 hectares sont soustraits aux tribus révoltées et distribués aux colons, qui s’y installent.
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