Une brève histoire des Français d’Algérie
Les premières générations sont venues de France, d’Espagne, d’Italie, de Malte. Certains sont richissimes, d’autres simples artisans, fonctionnaires, petits paysans. Mais presque tous défendent l’Algérie française.
Une ville algérienne vers 1930, vue par Jacques Ferrandez. Le kiosque à musique est d’inspiration mauresque, les immeubles sont de style européen. (Jacques Ferrandez pour L'OBS)
Les premières générations sont venues de France, d’Espagne, d’Italie, de Malte. Certains sont richissimes, d’autres simples artisans, fonctionnaires, petits paysans. Mais presque tous défendent l’Algérie française.
« Par l’épée et par la charrue » : c’est par cette formule que le maréchal Bugeaud résumait la seule stratégie susceptible à ses yeux de permettre à la France de conserver le contrôle de l’Algérie. « L’épée » signifiait la nécessité de maintenir sur place un fort effectif militaire, pour tenir tête aux insurrections qui ne manqueraient pas de survenir. « La charrue » exprimait l’idée que seule l’installation de colons cultivant la terre pourrait imposer sans retour la présence française. Les paysans algériens d’hier devaient céder la place aux paysans français qui feraient fructifier le sol. Et pour manier la charrue, il fallait « peupler » l’Algérie : faire venir des migrants, leur distribuer des terres, fonder des villages. Ce sont leurs descendants qui, au moment de l’indépendance, durent partir dans la précipitation.
Longtemps, on les a appelés « les Européens », et ils n’ont été rebaptisés « pieds-noirs » qu’au moment de la guerre d’Algérie (à cause de la couleur des bottes des militaires français, de celle des pieds des ouvriers agricoles quand ils piétinaient le raisin dans les chais… : il existe plusieurs hypothèses sur l’origine de l’expression, sans qu’aucune se soit imposée). Le peuple des Européens a donc existé pendant cent trente-deux ans. Voici un aperçu de ce qu’ils furent.
Débarqués de toute la Méditerranée
L’Algérie n’a pas attendu les Français pour être une destination d’émigration. La Méditerranée était un espace où l’on circulait beaucoup et, sous la régence ottomane, Alger et les autres ports du pays voyaient couramment débarquer des étrangers en quête de bonne fortune. Lorsque la France en prend le contrôle, l’immigration est un problème avant d’être une solution. Dans une dépêche du 28 mars 1831, le gouverneur général d’Alger se plaint de « tous les vagabonds que l’Espagne, l’Italie et surtout Malte ont vomis sur ces côtes ». D’emblée émerge la propension à hiérarchiser les populations qui va traverser toute l’histoire de l’Algérie française.
Au départ, les colons suivent l’armée et s’installent dès qu’une terre est conquise. Il y a là des Français, des Espagnols, des Italiens, des Maltais, donc, mais aussi des Allemands, des Belges, des Suisses, des Portugais, des Russes, des Polonais. Protectorat ? Colonisation ? Annexion ? La France ne sait alors pas très bien ce qu’elle veut faire de ce nouveau territoire. En 1848, à la chute de la monarchie de Juillet, la IIe République tranche et lance une politique méthodique de peuplement. On connaît l’histoire de la « transportation » des quelques centaines d’insurgés de juin 1848 envoyés de l’autre côté de la Méditerranée pour calmer leurs ardeurs révolutionnaires. En réalité, le gros des convois qui partirent de Paris ces années-là était constitué d’ouvriers parisiens au chômage incités par la propagande officielle à tenter leur chance dans ce nouvel Eldorado.
Le flux d’arrivées ne cessa d’augmenter jusqu’au début du XXe siècle, alimenté par les aléas de la politique française – ainsi, après 1871, on y envoya les réfugiés d’Alsace-Lorraine. Mais la part des étrangers y restait très importante. En 1889, date de la seconde vague de naturalisations, seulement 60 % de la population « non musulmane » était française.
Un match démographique
Comme c’était l’usage au XIXe siècle dans de nombreux domaines, la colonisation de l’Algérie a été entourée d’un discours pseudoscientifique ouvertement racialiste. « Pour des théoriciens “colonistes” tels que le docteur Warnier et l’économiste Jules Duval, la colonisation était un phénomène historique irrésistible, expliquait il y a quelques années l’historien Guy Pervillé. Une sorte de loi naturelle condamnait les “races inférieures” à disparaître devant les “races supérieures”, comme on avait pu le voir en Amérique du Nord ou en Australie. » En 1898 encore, les docteurs Trabut et Battandier, professeurs à l’Ecole supérieure de Médecine d’Alger, affirmaient que « la paresse traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à disparaître devant les races plus actives ». Une sorte de « grand remplacement », déjà, mais pas dans le sens où on l’entend actuellement…
Les décennies qui ont suivi l’arrivée des Français ont pu donner l’impression de valider ces projections. Vers les années 1860, les recensements enregistrèrent un net repli de la population musulmane, effet des massacres, de la désorganisation de la vie villageoise par le colonisateur et d’une gigantesque famine dont le bilan est estimé à 500 000 morts : de 1861 à 1872, les Algériens seraient passés de 2,7 millions à 2,1 millions. Au même moment, la population française prenait son essor, doublant en vingt-cinq ans pour atteindre 500 000 personnes en 1891. Une croissance due pour moitié à l’assimilation des immigrants étrangers et de leurs enfants ainsi qu’à la naturalisation des juifs indigènes par le décret Crémieux du 24 octobre 1870.
Mais l’illusion ne dura pas. Dès le début du XXe siècle, la population « musulmane » (pour reprendre la nomenclature des recensements officiels) connut un véritable boom démographique, passant à 4,7 millions en 1911, 6,2 millions en 1936 et enfin 8,5 millions en 1954, au début de la guerre d’indépendance. Cette même année, la population « non musulmane » (les Français d’Algérie) n’était que 1 million environ, dont 15 % de juifs.
Une « race nouvelle » ?
En 1898, un haut fonctionnaire en poste à Alger observe :
« Il s’est formé ici une race nouvelle qui possède des qualités précieuses d’initiative et d’énergie. »
Rapportée par l’historien Benjamin Stora dans son « Histoire de l’Algérie coloniale », la formule confirme l’obsession des autorités, faute d’obtenir une immigration uniquement « française », d’unifier les Européens de diverses origines. C’est l’époque où les médecins annoncent la « fusion » entre Français, Italiens, Espagnols en une seule « race latine » nouvelle, plus « virile » et adaptée à la vie coloniale. Mais, preuve que la « race » est une affaire de catégories administratives et non de sang, ce furent trois décrets de naturalisation qui permirent cette fusion : en 1865, un premier texte ouvrit la citoyenneté française aux étrangers qui en faisaient la demande ; en 1870, elle fut accordée en bloc aux juifs « indigènes » ; enfin, le décret de 1889 attribuait automatiquement la nationalité française aux enfants de parents étrangers naissant en Algérie – pour le dire autrement, il instaurait le droit du sol.
Connu pour « la Question », son livre témoignage sur la torture, le journaliste Henri Alleg est également l’auteur d’une description minutieuse de l’Algérie coloniale dans l’ouvrage collectif « la Guerre d’Algérie » (Temps actuels, 1981). Il y raconte ce petit monde des Européens, fragmenté, compartimenté, où l’on se jalousait, où les Français « de souche » qualifiaient les Espagnols et les Italiens d’« espingouins », de « macaronis », voire de « néo-français », et où, en même temps, tout le monde vivait ensemble. Un des témoins cités par Alleg rapporte :
« Cette société était raciste “tous azimuts”. Ici, le Français crache sur l’Espagnol, qui crache sur l’Italien, qui crache sur le juif et, tous ensemble, on crache sur l’Arabe. »
Une sorte de créolisation, mais fondée sur un double rejet : de l’Arabe, mais aussi du Français de métropole. C’est ce qu’analyse Pierre Bourdieu dans sa « Sociologie de l’Algérie », publiée en 1958, son tout premier livre. « Le “pied-noir” se définit en définissant le “Francaoui” (ou “Patos”) pour s’opposer à lui : d’un côté, générosité, virilité, culte du corps, c’est-à-dire de la jouissance, de la force et de la beauté physique, culte dont le temple est la plage ; de l’autre, mesquinerie, impuissance, intellectualisme, ascétisme, etc., écrit-il. Mais il se définit aussi contre l’“Arabe” qui, à ses yeux, incarne au contraire la vie instinctive, l’inculture, l’ignorance, la routine, etc. De là une définition de soi fondamentalement contradictoire. »
Colons des champs…
Jusqu’en 1914, la colonisation fut principalement agricole. L’Etat français y mit les moyens, déployant un puissant attirail juridique pour donner une allure de légalité à ce qui n’était que de la pure prédation. On confisqua d’abord les domaines du dey d’Alger et des fondations religieuses, puis la loi de juin 1851 instaura le cantonnement des tribus sur une partie de leurs terres, le reste étant déclaré vacant et donc distribuable aux colons. Les premières implantations furent difficiles, il fallut, comme l’écrit Benjamin Stora, « se battre contre le sol, le climat, les épidémies ». Nombreux furent ceux qui renoncèrent et repartirent.
A partir de 1860, changement d’échelle, de grandes compagnies reçoivent des concessions de plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Des villages sont créés ex nihilo pour accueillir de nouveaux arrivants. Partie de 480 000 hectares en 1870, la colonisation en couvre cinq fois plus en 1930, une large partie de cette surface étant rassemblée dans de grands domaines comptant parfois plus de 1 000 hectares. « Un paysage nouveau se dessine, observe Bourdieu, les champs travaillés à la machine, aux limites géométriques précises, aux sillons réguliers, les docks-silos gigantesques, les centres de vinification et, au cœur du domaine, la maison du colon, sont les témoins de cette prise de possession totale, de cette volonté d’emporter son univers avec soi et de l’imposer sans aucune concession à l’ordre colonial. »
… et des villes
Mais avant d’arriver à cette agriculture moderne, la France attire surtout, dans les premiers temps, des paysans pauvres qui vendent leur lopin de terre au bout de quelques années pour s’installer en ville. Dès la fin du XIXe siècle, les Européens se regroupent dans les cités côtières. De larges avenues sont tracées au cordeau, des immeubles haussmanniens alignent leurs façades ventrues comme à Paris, les édifices officiels surgissent, poste, banque, théâtre, les bistrots s’appellent le Café du Commerce, le Café de Paris, le Jeanne-d’Arc… « Dans le centre des grandes villes, on pourrait se croire “rien qu’entre Européens” », écrit Henri Alleg. Et si la vue au loin d’un bidonville gêne le promeneur, la municipalité construit un mur. « Ainsi peut-on vivre dans un pays en lui tournant le dos. »
A l’intérieur des terres, les villages coloniaux se transforment eux aussi en gros bourgs, avec place centrale, kiosque à musique et rues ombragées. « En toutes choses, c’est la province française qu’on veut imiter », note Benjamin Stora. Bourdieu renchérit :
« C’est ainsi que, peu à peu, le colonisateur crée un environnement qui lui renvoie son image et qui est la négation de l’univers ancien, un univers où il se sent chez soi, où, par un renversement naturel, le colonisé finit par apparaître comme étranger. »
En 1954, les ruraux ne représenteront plus que 9 % des Européens, soit beaucoup moins qu’en France à la même époque : l’Algérie coloniale est urbaine. On y est ouvrier, artisan, commerçant, petit salarié et, idéalement, fonctionnaire. En dehors du phosphate et de l’agroalimentaire, l’industrie reste délibérément sous-développée, car il n’est pas question de faire concurrence à la métropole. Et le niveau de vie demeure médiocre : à la veille de la guerre, 72 % des colons ont un revenu inférieur d’au moins 15 % à la moyenne en métropole.
La ville aux Européens, la campagne aux « indigènes »… Mais la bulle urbaine est fragile. L’accaparement des terres pousse les paysans les plus pauvres à s’installer dans des ceintures de bidonvilles insalubres aux abords des agglomérations. L’entassement de la misère aux portes des villes et le spectacle de la mendicité dans leurs centres rendent visible aux yeux des Européens le déséquilibre démographique en train de s’accentuer. En 1954, ils représentent moins du tiers de la population urbaine et ne sont plus majoritaires que dans une seule ville : Oran.
Une société bloquée
La société coloniale est un millefeuille d’inégalités et de ségrégations. Tout en haut de l’échelle sociale, il y a les gros propriétaires fonciers. En référence aux « deux cents familles » dénoncées par le Front populaire, Henri Alleg les appelle « les cent seigneurs ». « Patrons de caisse de crédit, présidents de société agricole, élus, amis des hauts fonctionnaires du GG [gouvernement général, NDLR], les cent seigneurs ont pour clientèle immédiate les petits et moyens colons, qui voient en eux à la fois des parvenus qu’on jalouse secrètement, des protecteurs et des maîtres à penser. » Car ils sont également propriétaires des journaux, dont le rôle sera central dans la perpétuation de l’entre-soi colonial. Tout au long du XXe siècle, ces « gros colons » ne cesseront d’opposer la plus farouche hostilité aux diverses tentatives de réduire les inégalités avec les musulmans.
Donner le même salaire aux musulmans qu’aux Français ? « Les indigènes n’ont pas les mêmes besoins [que les Français] pour assurer leur existence dans le cadre de leurs mœurs ancestrales », répond en 1935 le maire d’Alger. Construire des écoles ? « Allons donc, c’est une véritable escroquerie », tranche en 1954 un colon membre de l’Assemblée algérienne, qui précise : « Nos musulmans ne demandent qu’une chose : que l’on s’occupe de la question alimentaire. » Apporter une « allocation d’assistance » aux femmes « indigènes » qui accouchent, comme cela se fait en France ? Même refus. Quant au projet de l’ancien gouverneur général Maurice Viollette d’accorder la citoyenneté et le droit de vote à quelques milliers d’Algériens, il est rejeté avec une rare virulence.
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