Connu pour ses bancs de coraux, le port de Bône a accueilli plusieurs vagues de migrants venus de la péninsule. Des naturalisations successives en ont fait des citoyens à part entière.
Le port de Bône photographié depuis le fort de la Cigogne, à la fin du XIXe siècle. ((c) Neurdein / Roger-Viollet)
Au commencement était le corail. Un organisme vivant aux allures de pierre, recherché par les joailliers pour la qualité de ses branches et sa couleur rouge vif. On en trouve en abondance dans les eaux de Bône (l’actuelle Annaba), un ancien comptoir phénicien, qui fut une cité romaine prospère sous l’épiscopat de saint Augustin avant de devenir un port de négoce avec l’Europe et l’Empire ottoman.
Pendant des siècles, la ressource fut exploitée par les pêcheurs italiens qui venaient chaque été de Gênes, Livourne et Torre del Greco. Les équipages séjournaient plusieurs mois, s’exposant à la piraterie et aux réprimandes des soldats du dey. Sillonnant les côtes, ils manœuvraient péniblement la croix de Saint-André pour gratter la roche – un engin particulièrement destructeur et interdit aujourd’hui. Une maigre partie des récoltes partait vers le Sahara par le commerce caravanier. Le reste était travaillé dans les fabriques d’orfèvrerie de la péninsule italienne pour y être taillé, poli et revendu à prix d’or en Europe, en Orient et en Asie. Objet d’échanges, moteur de circulation des hommes, des capitaux et des savoirs, le corail était au cœur d’une économie globalisée liant Bône à l’Italie, à la Méditerranée et au reste du monde.
Pêcheurs et interprètes
Quand elle met le pied en Algérie, la France n’ignore rien de cette richesse sous-marine et a bien l’intention de se l’approprier. Immédiatement après la prise de la ville par le capitaine d’Armandy en 1832, elle se déclare propriétaire des bancs de corail, impose le pavillon français aux navires et la résidence algérienne aux armateurs. La monarchie de Juillet puis la IIe République encouragent l’installation des pêcheurs italiens et les incitent à faire venir leurs familles et à développer leur industrie. Familiers de ces côtes, ils servent d’interprètes à l’armée de conquête et assurent le ravitaillement des troupes. Des figures politiques influentes, comme le baron Jean-Jacques Baude et le ministre de la Marine Prosper Chasseloup-Laubat, voient en eux les germes d’un peuplement maritime, suppléant les matelots corses, provençaux et bretons, peu nombreux à franchir la Méditerranée.
Moins connue que la colonisation agricole, la colonisation maritime favorisa l’installation de nombreux Italiens. Au milieu du XIXe siècle, ils étaient déjà un millier à Bône, venus des petites et des grandes îles de la mer Tyrrhénienne, du littoral toscan, des golfes de Gaète et de Naples. L’histoire de ces pêcheurs-pionniers, faisant le pont entre les temps anciens et la période coloniale, contraste avec le cliché maintes fois repris d’émigrants poussés à s’expatrier vers l’inconnu par l’esprit d’aventure ou par la misère.
Profusion de fêtes populaires
Lorsque l’Italie amorce son unification, au début des années 1860, le flux migratoire change de dimension. Confrontée à des difficultés économiques et à des tensions politiques, elle voit nombre de ses citoyens gagner la France, la Grande-Bretagne et les Amériques. Entre cette époque et 1914, ils seront 14 millions à partir : c’est l’un des plus importants mouvements migratoires de l’époque contemporaine. L’Algérie est l’une des destinations les plus faciles à atteindre. En 1860, on y compte près de 18 000 Italiens ; le double vingt ans plus tard. Ils ne sont plus seulement marins, mais aussi ouvriers, mineurs, artisans, négociants. Certains s’installent à leur compte, ouvrent un atelier ou un commerce. Les femmes sont ménagères, travaillent dans les métiers de l’aiguille, dans les usines et les boutiques. Préoccupé de voir son pays se vider, le jeune royaume fixe des restrictions, poussant les émigrants à éviter les grands ports contrôlés par l’administration. Beaucoup embarquent avec des pêcheurs s’improvisant passeurs, d’autres rejoignent Marseille pour bénéficier des traversées gratuites offertes par le gouvernement français. Un jour de mer et les voilà sur place.
Capitale portuaire de l’Est algérien, Bône a absorbé une grande partie de ces nouveaux arrivants. Les uns y transitaient avant de trouver un point de chute à Constantine ou ailleurs. Les autres s’y installèrent définitivement. Au début du XXe siècle, on recense à Bône près de 8 000 Italiens venus de toute la péninsule, soit plus de 25 % de la population européenne. Pas de « ghetto italien », pas de « Petite Naples » comme à Alger ni de « Petite Sicile » comme à Tunis : depuis les quais du port jusqu’au faubourg ouvrier de la Colonne-Randon, les Italiens sont partout, dans tous les quartiers, dans toutes les catégories sociales. Ils contribuent au quotidien à la vitalité culturelle de la ville, incarnée par la profusion de fêtes populaires, d’associations musicales, de cabarets, et par l’émergence du « pataouète », dialecte local imprégné de vocables sardes et napolitains.
Giacinto Lavitrano, polyglotte et virtuose
L’une des figures emblématiques de cette acculturation est le compositeur Giacinto Lavitrano (1865-1938), né à Ischia. Ses parents l’emmènent en Algérie à la fin des années 1860, avant de l’envoyer à Naples suivre de prestigieuses études littéraires et musicales. A son retour à Bône, il prend la direction de l’orchestre municipal et de la société musicale La Vaillante. Ce polyglotte enseigne parallèlement l’arabe, l’espagnol et l’italien à l’université populaire. Artiste virtuose, il compose des pièces pour clavecin et mandoline qui sont primées à Paris, Turin ou encore Milan. Il se lie d’amitié avec Camille Saint-Saëns venu à Bône composer son opéra « les Barbares », et est nommé juré du concours international de musique de 1902. En sollicitant la nationalité française qu’il obtient en 1910, il doit quitter son poste de chancelier au vice-consulat d’Italie, et francise son prénom. Le voici Hyacinthe Lavitrano, témoignant par là son attachement à sa patrie d’adoption.
A Bône plus qu’ailleurs, les Italiens ont contribué à l’accroissement de la population française par le biais du mariage et de la naturalisation. Pour renforcer le peuplement français, la métropole avait pris le parti d’assimiler les étrangers européens (Italiens, Espagnols, Maltais, etc.), accourus de toute la Méditerranée depuis le début de la colonisation, plutôt que les Algériens. Une première loi de naturalisation en 1865 avait permis à une partie des Italiens de Bône d’obtenir la nationalité en formulant une demande auprès de leur mairie. Les autres sont devenus français grâce à la seconde loi, celle de 1889 sur le droit du sol : désormais, les enfants dont les parents étaient nés en Algérie naissaient français, tandis que ceux dont les parents étaient nés en dehors le devenaient à leur majorité. Les mesures protectionnistes appliquées à de nombreux secteurs d’emploi – chemin de fer, travaux publics, pêche – ont aussi contribué à les pousser dans les bras de la France. Les pêcheurs italiens, disait-on, avaient ainsi préféré la perte de leur nationalité à celle de leur industrie lucrative.
La crainte du cosmopolitisme
Mais, peu à peu, ce cosmopolitisme des Français d’Algérie attise les craintes d’une partie de l’opinion et de l’administration coloniale. Les « néos » (terme utilisé pour désigner les Français d’origine étrangère) sont présentés comme une menace pour les intérêts algériens, la sécurité de la colonie, l’uniformité du peuplement national. Ces discours xénophobes trouvent un large écho lorsque éclate la crise politique et économique des années 1890.
Bône, avec ses nombreux Italiens naturalisés, en constitue un épicentre. Le maire de l’époque, Jérôme Bertagna, est accusé d’offrir la naturalisation aux Italiens en échange de leur bulletin de vote. Né en 1843 à Alger d’un père niçois, alors que le comté de Nice était sous domination sarde, ce puissant homme d’affaires avait bâti dans la région bônoise un véritable empire financier et un solide tissu d’appuis politiques. En 1898, le clientélisme et la corruption régissant sa conduite des affaires furent mis au jour par la grande enquête parlementaire sur les fraudes électorales dans le département de Constantine.
Au même moment, les députés antijuifs d’Algérie sortirent vainqueurs des élections législatives. Parmi eux, Edouard Drumont et Emile Morinaud, qui proposaient de déchoir de la nationalité française les pêcheurs naturalisés. Le décret ne fut jamais adopté, le climat s’apaisant au début du nouveau siècle. Lorsque fut érigé en 1907, sur l’artère centrale de Bône, le monument en l’honneur de Bertagna, la ville rendit hommage à son maire contesté et charismatique, entérinant la part italienne de son histoire. Une sorte de réconciliation, symbolisée par le sculpteur François Sicard qui plaça, au pied de la statue, le personnage de Carloutche, humble marin d’origine italienne.
S’inquiétant de ce climat hostile à l’encontre des Italiens ou ex-Italiens, le gouvernement de Rome a tenté de défendre l’« italianité » et de maintenir le lien avec ses espatri. Ses consuls participaient à toutes les célébrations locales, depuis les baptêmes de l’avenue Garibaldi et de la rue d’Italie jusqu’à l’érection du monument aux morts au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ce conflit, dans lequel beaucoup d’Italiens combattirent pour la France au sein des légions garibaldiennes, a contribué à renforcer la cohésion de la population bônoise et l’intégration de sa composante italienne. L’immédiat après-guerre est ainsi marqué par l’exaltation du patriotisme des fils d’étrangers et la célébration de la fraternité latine. C’est autour de ce thème que s’est développé le courant littéraire algérianiste au début des années 1920, porté notamment par Robert Randau, Louis Bertrand et Ferdinand Duchêne.
Dans l’entre-deux-guerres, poussée par un urbanisme colonial en pleine résurrection, Bône prend des dimensions monstrueuses. La ville est à l’image de son port : mécanique et bruyante. L’introduction de l’automobile, le développement du réseau d’autobus, la mise en place d’infrastructures administratives, culturelles et sportives, la multiplication des habitations à bon marché (HBM), accompagnent une croissance démographique sans précédent.
La population double entre 1926 et 1936, nourrie par l’exode rural des Algériens, qui constituent désormais la moitié de la population bônoise, tandis que les nationaux italiens ne sont plus qu’une petite minorité. La ségrégation résidentielle se durcit. Les Algériens se massent dans les rues étroites de la vieille ville et les bidonvilles périphériques. Les Européens convoitent les banlieues pavillonnaires de bord de mer et les immeubles modernes de la ville nouvelle. La rue, le théâtre, le café : tous ces lieux de sociabilité et de culture accueillent les manifestations publiques et font résonner les grondements politiques d’une population exaltée par les tensions politiques des années 1920 et 1930.
Les cocktails du consul fasciste
L’instauration du fascisme en Italie à partir de 1922 a eu des répercussions immédiates sur la vie quotidienne des Italiens de Bône. La ville ne fut ni un refuge pour les exilés politiques ni le théâtre d’affrontements violents entre partisans du Duce et antifascistes. Néanmoins, le personnel du vice-consulat s’est impliqué pleinement dans la diffusion des idées fascistes, prenant le contrôle des associations italiennes comme la Dante-Alighieri, persécutant les opposants au régime et intimidant les Italiens qui avaient choisi la nationalité française. En 1933, lors de l’inauguration de la Casa degli Italiani en présence de responsables du gouvernement de Rome, les militants antifascistes manifestèrent pour dénoncer la répression politique menée dans la péninsule contre les opposants au régime. Le bâtiment, financé par le patronat italien local, accueille aujourd’hui l’Institut culturel français.
Par l’intermédiaire de ses consuls, Mussolini s’est rapproché de l’extrême droite française. Celui de Bône organise cocktails et kermesses avec les sections des Croix-de-Feu, au point de faire de la ville, selon le renseignement français, une « citadelle du fascisme en Algérie ». Nourri par le « souvenir glorieux de son passé romain », Mussolini avait intégré Bône et sa région à son projet d’Afrique italienne joignant la Tunisie aux possessions de Libye et d’Erythrée. Il tenta même de collaborer avec les nationalistes algériens, mais les positions anticolonialistes et antifascistes du mouvement indépendantiste rendirent impossible un tel échange de bons procédés. Du reste, la Seconde Guerre mondiale n’allait pas tarder à mettre fin à ces ambitions.
Après le débarquement allié du 8 novembre 1942, Bône sert d’avant-poste aux troupes américaines et britanniques pour repousser les forces de l’Axe basées en Tunisie. De novembre 1942 à juin 1943, 1 800 bombes y sont lâchées, faisant de Bône la ville la plus bombardée et la plus sinistrée d’Algérie. Au sortir de la guerre, la cité célèbre une nouvelle fois les « frères latins » qui ont combattu ensemble pour libérer la patrie de l’ennemi allemand. A la veille de l’indépendance, près d’un Bônois sur deux a une ascendance italienne, mais on ne compte guère plus de quelques centaines de nationaux italiens. Aujourd’hui, aux terrasses des cafés qui animent l’ancien cours Bertagna, les habitants les plus âgés, si on les interroge, se souviennent encore de ces maçons piémontais qui érigèrent la ville nouvelle ou des pêcheurs napolitains de la vieille ville.
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