Trente ans après les terribles épurations ethniques menées par les Serbes, le légendaire Pont ottoman sur la Drina reste la scène des guerres de la mémoire en Bosnie. Sur fond de rivalité des grandes puissances, le conflit se poursuit dans les têtes, menaçant de s’enflammer de nouveau.
En Bosnie orientale, à Visegrad, chaque année au mois de juin, des centaines de Bosniaques musulmans se penchent par-dessus le parapet du célèbre pont ottoman de pierres ocre, vers les eaux émeraude de la majestueuse Drina. Yeux embués, gorge serrée, silencieux, ils jettent dans les flots impétueux des roses, rouges comme le sang. Trois mille roses pour trois mille vies, sauvagement saccagées il y a trente ans. Le pont sur la Drina, immortalisé par le célébrissime « roman historique » d’Ivo Andric paru en 1945 – l’unique prix Nobel yougoslave de littérature –, n’en finit pas de ruisseler de légendes et de larmes.
Merveille de l’architecture ottomane, enjambant gracieusement les eaux vertes de ses onze arches blanches, reliant l’Orient à l’Occident, le Vieux Pont est depuis des siècles le témoin muet des amours et des haines, de toutes les joies et de tous les massacres. En 1992-1993, il fut une fois de plus le théâtre d’effroyables tueries, perpétrées par des forces serbes. Elles avaient déclenché la terrible guerre de Bosnie, considérée comme une « revanche historique » sur les « Musulmans » − comme on appelait les Bosniaques sous le régime yougoslave. C’est pour commémorer les crimes contre l’humanité commis ici, il y a trois décennies, contre leurs proches par des nationalistes serbes que les Bosniaques lancent chaque année des fleurs aux âmes des disparus.
Une des pires campagnes de « purification ethnique »
Hommes, femmes, enfants, vieillards ont été torturés, exécutés, violés, brûlés vifs par milliers… Personne ne se souvient exactement comment a commencé ce qui fut l’une des pires campagnes de « purification ethnique » contre les Musulmans. De l’avis général, « le Pont sur la Drina » d’Ivo Andric aurait peut-être mis le feu aux poudres à Visegrad, voire à la Bosnie tout entière. Pour les Serbes, c’est « un fou, un illettré, un ignare » qui, en s’en prenant à Ivo Andric, a allumé l’incendie.
« C’est moi le crétin, le terroriste musulman numéro un », s’amuse à Sarajevo Murat Sabanovic, homme jovial et toujours robuste de 68 ans. Murat n’était qu’un écolier quand Ivo Andric, tout juste couronné du Nobel en 1961, était venu à Visegrad, la ville de son enfance. L’écrivain avait fait un discours devant sa classe sur « l’amitié socialiste entre les peuples », entre Slaves du Sud, Serbes, Croates ou Musulmans. Andric le Croate croyait à la fraternité yougoslave, Murat le jeune musulman aussi. Mais quand, dans les années 1990, le socialisme s’est effondré, les nationalismes se sont embrasés, attisés par une nomenklatura communiste qui, pour survivre, n’a pas hésité à manipuler un chauvinisme explosif.
Murat ne supporte pas cette nouvelle arrogance « grand-serbe ». Il est chez lui à Visegrad, terre de ses ancêtres. Comme beaucoup de ses compatriotes, souvent laïques voire athées, volontiers buveurs d’alcool, il est plus musulman de culture que de religion. C’est son identité. Citoyen yougoslave et Musulman – l’une des nationalités constitutives du pays –, il adhère au Parti d’Action démocratique (SDA), le nouveau parti des Musulmans de Bosnie où certains jouent aussi avec le feu nationaliste et finiront par s’y brûler.
En juillet 1991, la guerre a déjà éclaté en Croatie, les tensions montent en Bosnie. Près du pont construit par le grand vizir ottoman Mehmed Pacha Sokolovic, devant le mémorial à Ivo Andric, les Tchetniks, ultranationalistes serbes aux barbes épaisses, bonnets poilus et drapeau noir à tête de mort, n’en finissent pas d’entonner une version « actualisée » de la fameuse « Marche sur la Drina » de la guerre de 1914-1918 : « Il y aura à nouveau l’enfer et la sanglante Drina, voici les Tchetniks des montagnes serbes. » Murat perd son sang-froid : « J’ai foncé chez moi. J’ai pris une masse, je suis revenu près du Vieux Pont et j’ai cassé le monument d’Ivo Andric. » Il jette les éclats de marbre blanc dans la rivière.
« Je ne supportais plus que ces Tchetniks et leurs popes se réunissent devant cette sculpture pour tenir des discours à la gloire d’une “Grande Serbie” ethniquement pure, nettoyée des Musulmans », explique Murat. Cet électricien de profession n’est pas un illettré. Le célèbre « terroriste ignare » de Bosnie a lu Andric : « Je n’ai rien contre lui. Mais son roman était brandi par les Serbes comme une bible nationaliste pour justifier une revanche contre nous. Ils confondent la fiction et l’histoire. »
Au moment où Murat Sabanovic profane le monument du prix Nobel, « Vox », journal satirique de Sarajevo, publie en première page une caricature : Ivo Andric empalé sur un stylo. Une allusion aux insoutenables premières pages du « Pont sur la Drina ». Contant près de quatre siècles d’histoire de Visegrad, narrant la construction du pont du grand vizir, Ivo Andric décrit minutieusement l’empalement par les Ottomans, au milieu du Vieux Pont, de Radisav, un saboteur serbe. L’atroce scène, où l’on entend « les craquements et craquements » du corps où s’enfonce le pieu, est purement imaginaire.
Qu’importe : les ultranationalistes, s’emparant de cette fiction, de la caricature de « Vox » et du geste sacrilège de Murat Sabanovic, s’enflamment : il faut venger Radisav et Ivo Andric ! Ce sont de nouveau les Serbes et la Serbie qu’on empale ! Les nationalistes serbes s’arment. Ils peignent en lettres rouges sur les murs les « 4 S » : « Samo Sloga Srbina Spasava » (« Seule l’union sauve les Serbes »). Bientôt, sur le Vieux Pont, symboliquement, à l’endroit même où Radisav a été supplicié, on se venge des « Turcs » en massacrant des Bosniaques. Ce n’est plus de la caricature, ce n’est plus de la littérature, c’est la guerre.
Le « bourreau de Visegrad »
Chef des Aigles blancs, la milice serbe qui a mis Visegrad à feu et à sang au début de la guerre de Bosnie, Milan Lukic croit que tout ce qu’a écrit Andric est véridique – les atroces sévices des Ottomans contre les Serbes, comme l’empalement sur le Vieux Pont. Milan Lukic paraît oublier que l’écrivain catholique d’origine croate était imprégné de stéréotypes négatifs envers les Musulmans. Comme beaucoup de Serbes orthodoxes, Milan Lukic considère que ces Slaves du Sud, convertis à l’islam sous les Ottomans, ne sont que des « traîtres ». Et l’on sait quel sort réserver aux vendus… « Lukic était d’une intelligence en dessous de la moyenne », raconte l’un de ses camarades d’école.
A la Haye, devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – où il a fini par comparaître en 2008 pour « extermination d’un nombre important de civils, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées » –, Milan Lukic brandit le livre du prix Nobel en guise de justification à la guerre, à la « revanche » des Serbes, aux massacres des Musulmans par ses miliciens – aussi surnommés « les Vengeurs ». Le « Pont sur la Drina » pour livre de chevet, le « bourreau de Visegrad » purge dans une prison estonienne une peine de perpétuité pour crimes contre l’Humanité. Dès 1967, le professeur de philosophie Muhamed Filipovic, l’un des fondateurs en 1990 du SDA, avait mis en garde : Andric est l’auteur « d’une littérature qui a divisé la Bosnie plus que les armées qui l’ont traversée ».
Murat Sabanovic se dit prêt à être jugé lui aussi. Mais seulement par la justice internationale. Il compte de nombreux exploits à son actif. A Visegrad, son frère Avdija était le « politique », le numéro deux d’un SDA qui a mené la Bosnie à l’indépendance. Murat était l’homme d’action, un paramilitaire qui ne donnait pas dans la romance. En avril 1992, l’armée yougoslave aux mains des Serbes tente d’occuper Visegrad, ville stratégique avec son pont reliant l’Orient à l’Occident. Murat prend en otage des policiers serbes et le gigantesque barrage hydroélectrique en amont de la ville. Pour arrêter l’armée, il menace de « tout faire péter ». De Paris, le réalisateur Emir Kusturica, né à Sarajevo, l’appelle pour lui dire de « ne pas déconner ». Murat déconne. Mais il ne réussit à ouvrir qu’une des vannes de la centrale. Le Vieux Pont est submergé, quelques maisons inondées, celle de Murat notamment.
Toujours recherché par les Serbes, Murat Sabanovic ne peut plus retourner à Visegrad. La ville « nettoyée » a été attribuée aux Serbes de Bosnie par l’accord de Dayton de 1995, comme toute une « région autonome » taillée dans le sang, baptisée « Republika Srpska ». Dayton a mis fin à la guerre sans ramener la paix. Forts du soutien de Belgrade et de Moscou, les Serbes en Bosnie en veulent plus. Ils n’ont pas renoncé à faire sécession, à s’unir avec Belgrade pour réaliser le dangereux rêve de « Grande Serbie ». Après les 100 000 tués du dernier conflit, le spectre d’un nouveau bain de sang rôde dans les Balkans. Bientôt, peut-être, le révisionnisme historique quotidiennement à l’œuvre aura effacé les traces des derniers massacres, ouvrant la voie à de nouvelles tueries.
Chaque année, au mois de juin, une fois les roses rouges emportées par le puissant courant, les parents des victimes repartent sans attendre de Visegrad vers Sarajevo, à deux heures de route. Ils n’ont toujours pas réussi à faire apposer sur le Vieux Pont une plaque à la mémoire de leurs morts. Face à l’hostilité d’autorités serbes mouillées dans les massacres, ils préfèrent vivre en zone bosniaque. Sur 14 000 Musulmans qui habitaient ici avant-guerre, seules quelques centaines de personnes âgées ont osé revenir pour y finir leur vie. En rasant les murs.
Réfugié lui aussi près de la capitale bosniaque, « Emim », un nom d’emprunt, retourne parfois le week-end avec femme et enfants dans sa ville natale, peuplée des bourreaux d’hier, mais aussi de Serbes « ordinaires », muets et soumis, car ils ont peur eux aussi. « J’ai passé du temps ici à rechercher les os de mon père », raconte Emim. Comme des dizaines d’autres simples musulmans, – hommes, femmes, enfants, personnes âgées –, son père a été exécuté en 1992 sur le Vieux Pont, et son corps jeté dans la Drina. Emim explique :
« Ici, tout le monde se connaît. Alors j’ai fini par trouver un Serbe qui savait parfaitement où se trouvaient les restes de mon père… c’est lui qui l’avait tué. »
Réclamant l’anonymat, Emim ne dénoncera personne : « Je ne veux pas que ma famille soit en danger quand nous revenons le week-end à Visegrad. Tout ce que je demandais, c’est une tombe pour mon père. J’ai pu enfin l’enterrer. »
La Drina pleure et saigne
Visegrad, « ville touristique ». Assoupie au bord de la rivière, encaissée dans une étroite plaine entre des montagnes sombres, écrasée sous une chape de nuages gris et de pesants non-dits, la cité semble accablée par le poids de l’Histoire. Seule la Drina parle, dit-on ici. Il parait même que l’on peut l’entendre pleurer, crier. Et qu’elle, au moins, ne ment pas. Régulièrement, la puissante rivière saigne. Elle rejette les restes des corps de Musulmans suppliciés il y a trente ans sur les pierres brunes patinées par les siècles du Vieux Pont ottoman.
Milan Josipovic a voulu briser l’omerta. Commandant dans la police serbe à Visegrad pendant la guerre, il ne pourra jamais expliquer pourquoi, dix ans après les massacres, il s’est décidé à collaborer avec la justice. Il en savait long, trop sans doute. Il avait participé aux exactions. C’est lui aussi qui avait enregistré en juin 1992 une macabre plainte. Le directeur de la centrale hydroélectrique de Bajina Basta en Serbie, en aval, protestait : trop de cadavres jetés du pont et emportés par la Drina venaient obstruer son barrage. Plainte classée sans suite. Tout se sait à Visegrad et Milan Josipovic se savait menacé. Ce 30 mars 2005, quand un homme a franchi, arme à la main, la porte de son magasin de torréfaction, il n’a pas pu réagir. Une balle dans la poitrine, une autre dans la tête.
Arrêtée par les accords de Dayton, provisoirement peut-être, la guerre fait encore des dégâts. Elle se poursuit dans les têtes, dans les journaux, avec des symboles, des mots ou des silences. Au cimetière musulman de Visegrad, un employé de la municipalité serbe a effacé à la meule le mot « génocide » gravé dans un monument de marbre blanc à la mémoire des victimes de 1992. Une femme l’a réécrit au rouge à lèvres. Il a été recouvert de peinture blanche. Entre la justice et l’impunité, la vérité et le négationnisme, la mémoire et l’oubli, c’est une incessante lutte de tranchées. C’est aussi une course dramatique entre l’unité de la Bosnie ou son démembrement, Occidentaux dans un camp, Serbie et Russie dans l’autre.
Dans le cimetière militaire de Visegrad, sous des pierres tombales de marbre noir, reposent des « volontaires » en provenance de la « Grande Russie » qui avaient afflué par centaines en 1992 pour prêter main-forte aux Serbes. Igor Guirkine, alias « Strelkov » ou « le Tireur », était de la partie. Il arrivait de l’ex-République soviétique de Moldavie, où il avait fait le coup de feu aux côtés de séparatistes russes contrôlés en sous-main par Moscou. Plus tard, on retrouve « Igor le Terrible » massacrant des villageois « suspects » en Tchétchénie. Puis, en Ukraine en 2014, œuvrant pour faire tomber la Crimée dans l’escarcelle russe. Et, enfin au sein du gouvernement du Donbass, « ministre de la Défense » des séparatistes russes d’Ukraine. Strelkov l’a reconnu : il n’est pas seulement « un chien fou », c’est un colonel des services secrets de Moscou. Aujourd’hui, le FSB (ex-KGB) n’a pas renoncé à déstabiliser la région : il forme des « unités spéciales » composées de policiers et de paramilitaires chez les Serbes de Bosnie. Comme pour préparer un nouveau conflit.
Prix Nobel et raciste ?
Mais à la source de la tragédie qui s’est déroulée à Visegrad et en Bosnie, plus que les ambitions impériales de la Russie dans les Balkans ou bien les rêves de « Grande Serbie » de Belgrade, on désigne encore et toujours Ivo Andric. Dans son discours de réception du Nobel, l’écrivain avait estimé que « chacun endosse la responsabilité morale pour ce qu’il conte ». Il serait donc le responsable historique de la sanglante zizanie bosniaque. « Andric ? Un raciste qui a dépeint les Musulmans de Bosnie comme des sauvages, qui complotait à Berlin avec Hitler contre les juifs », tranche l’imam d’une des mosquées de Visegrad dynamitées pendant la guerre, reconstruites sous la pression internationale. Mais Andric a raconté qu’il était « au bord de la panique » lorsque, ambassadeur yougoslave à Berlin, il avait remis ses lettres de créance à Hitler. Exclu des négociations qui avaient rallié son pays à l’Allemagne nazie, rentré à Belgrade occupé par les Allemands, il s’était emmuré pour écrire « le Pont sur la Drina », refusant de le publier jusqu’à la fin de la guerre.
En 2019, stupéfaction et consternation en Bosnie – mais aussi ailleurs dans le monde : Peter Handke obtient le prix Nobel de littérature. L’écrivain autrichien s’était distingué en mettant en doute les crimes contre l’Humanité commis par les Serbes en Bosnie, y compris le pire massacre, celui de Srebrenica en 1995. Pour être « présent aux côtés de la Serbie », Peter Handke s’était même rendu en 2006 aux obsèques du « boucher des Balkans », Slobodan Milosevic, l’ex-chef de la Ligue des Communistes de Serbie métamorphosé en leader nationaliste. Le comité Nobel « a complètement perdu sa boussole morale », commente Sefik Dzaferovic, alors représentant bosniaque à la présidence collégiale du pays. Le Nobel à Handke ? « Nouvelle preuve que l’on peut être un écrivain de talent et un salaud de premier ordre », estime un critique littéraire de Sarajevo, en mentionnant Céline.
En mai 2021, les blessures du conflit se rouvrent de nouveau. Peter Handke reçoit à Visegrad le grand prix Ivo Andric des Serbes de Bosnie, des mains de son ami Emir Kusturica. Le flamboyant réalisateur d’origine yougoslave aux deux palmes d’or est passé du côté serbe. En 1996, l’Autrichien Peter Handke avait écrit un livre sur son périple en Serbie et en Bosnie. Dans l’ex-Yougoslavie, il avait alors découvert que tout est plus compliqué qu’écrit dans les journaux, remettant en cause la responsabilité des Serbes. Dans son « Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina », sous-titré « Justice pour la Serbie », Peter Handke, « plongeant [ses] mains dans l’eau d’hiver de la Drina », s’interroge faussement : « Je me demande si ma maladie à moi, ce n’est pas de ne pouvoir voir les choses autant en noir qu’Ivo Andric dans son épopée de la Drina ? » Comme si l’écrivain autrichien, qui tend à considérer sa littérature comme des leçons d’histoire, avait lui aussi pris au pied de la lettre les sombres fictions d’Andric.
Peter Handke a aussi pris la défense de Milan Lukic, contre la presse qui le dépeint « comme un monstre aux pieds nus ». « Toute la ville est un espace horrible […]. N’y avait-il pas une guerre civile à l’époque ? », fait-il mine de s’interroger. L’écrivain autrichien pourrait bien avoir raison. Il y a eu « des morts des deux côtés », selon la formule classique pour renvoyer les parties dos à dos. Plus de 68 000 tués chez les Bosniaques (dont 70 % de civils). Près de 23 000 morts du côté serbe (20 % de civils).
A Visegrad, Peter Handke est l’hôte du maire serbe ultranationaliste. Ils dînent dans la forêt, dans l’hôtel thermal « de charme », Vilina Vlas. Le maire lui explique que la vie est terriblement difficile ici : marasme économique, ravages du chômage, tourisme en berne. Le chef de la municipalité ne souffle mot de ce qui s’est passé dans cet « hôtel romantique ». Il n’y a pas de plaque commémorative sur la façade. Dans les chambres, les matelas et le parquet ont été changés, les murs repeints d’un coup de blanc. Les têtes de lit en bois sont restées les mêmes. Le vernis est rayé comme par des griffures d’ongles.
Il y a trente ans, cette bâtisse isolée dans la forêt était le quartier général de Milan Lukic et de ses miliciens, leur « repos des guerriers ». Les « volontaires » venus de Russie s’y « détendaient » aussi. Près de 200 femmes, parfois de très jeunes filles, ont été détenues dans les chambres, violées sans relâche avant d’être exécutées. A moins qu’elles ne se soient tuées en se jetant d’un balcon. Seule une dizaine a survécu. Le dîner de Peter Handke avec le maire se termine bien après minuit. L’Autrichien passe la nuit à Vilina Vlas. On ne sait pas s’il a pris un bain d’eau thermale dans la piscine que les Aigles blancs trouvaient si pratique pour les exécutions.
A Vilina Vlas, personne ne se souvient jamais de rien. Bakira Hasecic, elle, n’oublie pas. Comme ses filles, âgées de 19 et 15 ans à l’époque, elle a eu affaire de près, de trop près, à Milan Lukic. Elle se rappelle que le chef des Aigles blancs lui faisait « ça » : gorgé de testostérone, de haine et d’alcool, il la violait après l’avoir forcée à se déshabiller un couteau sous la gorge. L’insupportable, peut-être pire encore que « ça », c’était qu’à chaque fois il lui criait à l’oreille : « Sale Turque voilée ! Je vais te faire un enfant tchetnik, un enfant serbe ! » Elle ne voulait plus parler de « ça », mais, soudain, le souvenir de ces injures la fait exploser : « Il m’a insulté ! Je ne suis pas
Turque ! Je ne suis pas voilée ! Je suis une musulmane d’Europe ! Je suis une Européenne ! »
En prison, Milan Lukic s’est lui aussi mis à écrire sur la différence entre les apparences et la réalité. Il a réfléchi : il s’est fait avoir, comme beaucoup de Serbes. Mais c’est lui qui porte le chapeau pour tout le monde, surtout pour la nomenklatura communiste de Visegrad reconvertie, tout comme Milosevic, dans le nationalisme grand serbe. Dès décembre 1991, ces apparatchiks avaient créé à Visegrad un « comité de crise », « dans la bonne vieille tradition communiste », raconte, amer, Milan Lukic dans son autobiographie. « Désordre, chaos, meurtres et complot, c’était une véritable opportunité pour les communistes », écrit-il. Le chef des Aigles blancs l’affirme : « Chaque village qui a été brûlé l’a été sur ordre du comité de crise de Višegrad. » Il s’en veut : « Les yeux rivés sur le territoire musulman, je n’ai jamais réalisé à quel point j’étais myope. » Quant à Murat Sabanovic, le profanateur du monument à Andric, cet « homme horrible n’était lui aussi qu’une marionnette idiote entre les mains des cerveaux politiques, les seigneurs de la guerre et de la mort, Alija Izetbegovic [le président bosniaque] et le quartier général des comités de crise serbe. »
Lukic, le « bourreau de Visegrad », n’aurait donc été que la marionnette des dirigeants communistes de la ville ? On peut en douter. Il parle peu de son cousin, le général Sreten Lukic, du ministère de l’Intérieur de Serbie, qui sera condamné en 2009 à vingt-deux ans de prison pour ses exactions au Kosovo (peine réduite à vingt ans en appel en 2014). Milan Lukic le présente avec insistance comme « un parent éloigné », en aucun cas son donneur d’ordre. Il oublie aussi ses liens familiaux avec Mikailo Lukic. C’était le chef de la police secrète à Bajina Basta, ville de Serbie d’où partaient les offensives contre Visegrad et Srebrenica. Est-ce l’un de ses cousins serbes gradés de Serbie qui a fourni à Milan Lukic le « vrai-faux passeport » yougoslave retrouvé sur lui lors de son arrestation en 2005 en Argentine, où il vivait sous une fausse identité ? Seuls les services secrets peuvent délivrer de tels documents.
Milan Lukic va sans doute terminer sa vie en prison, à lire et relire Ivo Andric. Le destin aurait pu être pire pour ce beau gosse qui assure « avoir aimé tout le monde » à Visegrad, même les Musulmans. Enfin, surtout les Musulmanes, de préférence jeunes, belles et sans défense. Condamné pour le carnage de Visegrad, Milan Lukic aurait aussi pu porter le fardeau du pire massacre commis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, celui de Srebrenica. Deux témoins ont certifié qu’il se trouvait dans cette enclave bosniaque tombée en juillet 1995 aux mains des Serbes, quand 8 000 civils musulmans y furent massacrés. « Lukic et ses hommes devaient très certainement rejoindre l’un des cinq sites d’exécution, mais leur minibus est tombé en panne », raconte une source proche du dossier Srebrenica. « Une unité de forces spéciales a alors été envoyée sur place. Et elle était directement rattachée au général Ratko Mladic », le chef de l’armée des Serbes de Bosnie, condamné pour le génocide de Srebrenica. « De ce fait, la défense de Mladic n’a pu dire que les tueries ont été commises par des “paramilitaires incontrôlés”. »
« Inhumanité »
Redzep Tufekcic, Musulman de Visegrad âgé de 65 ans, n’oubliera jamais ni Milan Lukic ni les Tchetniks, ceux des années 1990 comme de 1940. Il se souvient du 27 juin 1992. Milan Lukic et ses hommes enferment alors dans une maison du quartier de Bikavac près de soixante civils musulmans. Ils brutalisent, volent, violent. Puis ils mettent le feu. Presque toutes leurs victimes meurent brûlées vives. Parmi elles se trouvaient Sabaheta Tufekcic, 28 ans, et son bébé d’un mois. « C’était ma petite sœur. Ils s’étaient d’abord “servis” d’elle », lâche Redzep Tufekcic. Le même jour, sa mère Hasha, son frère Ramiz et une autre de ses sœurs, Hajra, sont exécutés sur le Vieux Pont. Quelques jours plus tôt, le 14 juin 1992, Milan Lukic et ses hommes avaient déjà enfermé dans le sous-sol d’une maison de la rue Pionirska près de soixante-dix civils bosniaques avant d’y mettre le feu. « Des cris comme des miaulements de chat », a raconté devant la justice internationale l’unique survivante qui a pu identifier Lukic. « Dans la trop longue, triste et misérable histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, les incendies de la rue Pionirska et de Bikavac doivent être mis au premier rang », a estimé à La Haye le juge international Patrick Robinson.
La maison incendiée de Bikavac a été détruite. La municipalité serbe a aussi tenté de raser celle de Pionirska, « afin d’agrandir la route ». C’est pourquoi tous les ans, au mois de juin, les Bosniaques reviennent à Visegrad jeter du Vieux Pont des roses rouges dans la verte Drina. Pour que l’on n’oublie pas les terribles « feux de joie » de juin 1992. C’est pourquoi, chaque année, Redzep Tufekcic le fait aussi, pour chaque victime de sa famille. Inlassablement, il retourne à Visegrad. Il veut retrouver les os calcinés de sa sœur Sabaheta que les Serbes ont fait disparaître. Il veut à tout prix lui donner une sépulture.
Des Serbes se sont installés sur les terres de Redzep, au bord de la Drina, près de la maison d’enfance d’Ivo Andric. Il brandit ses titres de propriété. « Ils me menacent : “Fais gaffe, vieux, ici, c’est chez nous ! Ici, c’est une terre serbe !” », raconte Redzep. Mais il s’accroche à Visegrad. Cette terre de Bosnie, c’est celles de ses aïeux. Ses enfants l’implorent : « Papa ne retourne pas à Visegrad ! Ça va recommencer ! » Ils lui rappellent ce qui est arrivé à la famille, non seulement en 1992, mais aussi cinquante ans plus tôt, lors de la Seconde Guerre mondiale. Leur grand-père, Hasan le cordonnier, n’était pas un de ces Musulmans enrôlés par les nazis. Résistant, partisan de Tito, il combattait dans les forêts l’armée d’Hitler quand, en 1942, Visegrad a été prise par les Tchetniks, les nationalistes serbes royalistes à l’époque. Ils ont arrêté sa femme, Hanka, et ses dix enfants, cinq filles et cinq fils. Ils les ont tous exécutés sur le Vieux Pont.
Après la guerre, Hasan s’est remarié, il a eu de nouveaux enfants. Sans jamais oublier. « Il nous a donné les mêmes prénoms que ceux de ses enfants assassinés en 1942 », confie Redzep. Son regard vide scrute la Drina. Il se souvient. De son enfance, des parties de pêche, de l’eau fraîche qui l’éclaboussait, des sourires de sa mère, du rire de son père, de la gaîté de sa petite sœur, de la joyeuse Drina. « Aujourd’hui, regrette Redzep, plus personne ne pêche ses truites. Trop de cadavres ont dérivé sur ses eaux. » Après un long silence, il reprend : « Je trouve la Drina triste. Elle ne me parle plus. » Comme si ses eaux turquoise saignaient encore trop pour pouvoir raconter. Coule Drina, coule.
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