Florence M. Forsythe, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus (détail couverture du livre)
Pour les moins endurants à 1300 pages de lettres… et qui ont une certaine curiosité pour la relation amoureuse d’Albert Camus et Maria Casarès, le roman de Florence M.-Forsythe, Tu me vertiges (Le Passeur, 2017) vient de paraître en collection de poche en 2018…
Dans son article du 9 mars 2018 dans Diacritik, Jean-Pierre Castellani a rendu compte de la correspondance Albert Camus/Maria Casarès publiée par Gallimard. Il distingue les lecteurs happés par la notoriété des protagonistes et un peu voyeurs de ceux qui n’ont pas un goût prononcé pour les correspondances amoureuses. Il faut sans doute avoir une passion pour Camus ou pour Casarès pour venir à bout de ces 865 lettres sans en sauter aucune. Côté admiration sans faille – c’est Camus et Casarès, excusez du peu ! – le début de l’article d’Estelle Lenartowicz dans L’Express du 3 décembre 2017, donnait le ton : « La sublime correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès dévoile au grand jour la puissance d’un amour extraordinaire, resté « pur et dur comme la pierre » pendant plus de quinze ans ».
Du 6 juin 1944, première rencontre à Paris, chez Michel Leiris, à l’occasion de la lecture d’une pièce de Picasso, jusqu’au 30 décembre 1959, où l’écrivain envoie à Maria Casarès un message fixant un prochain rendez-vous à Paris, à son retour de Lourmarin, peut-on dire que ce sont des amants clandestins puisque tout le monde est au courant de leur relation ?
Il suffit de lire les biographies d’Herbert R. Lottman, Albert Camus, en 1985 et d’Olivier Todd, Albert Camus, une vie, en 1999. Maria Casarès, elle-même, parle, dans son autobiographie en 1980, de « secret de polichinelle ». Les camusiens se délecteront de la découverte d’un Camus un peu différent de ce qu’ils imaginaient mais que les biographies ont déjà, il faut le dire, bien croqué.
Jean-Pierre Castellani écrit très justement : « Il s’engage entre eux un dialogue permanent, fait de rebondissements successifs, une course effrénée pour se retrouver, dans une sorte de ping-pong dramatique au sens théâtral du terme, un huis clos. Ce discours amoureux obsessionnel et quelque peu répétitif est celui de l’attente fervente plus que de la plénitude comblée (…) On a l’impression que les deux amants vivent en dehors du temps historique, mouvementé, de ces années: guerres extérieures, dont celle d’Algérie, à partir de 1954, pourtant si douloureusement vécue par Camus qui y fait à peine allusion, l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, les événements de Mai 1958 avec le retour au pouvoir du général De Gaulle et l’avènement de la Vè République. Ils sont comme dans une bulle, dans laquelle on les perd un peu ».
Dans le déroulé chronologique de cet échange, le critique note des périodes de monologue de Camus puis d’échanges plus fusionnels et une baisse notable dans la fréquence et dans la forme après 1951 : « Dans les deux dernières années (1958 et 1959) on tombe à 37 et 48, ce qui traduit une baisse évidente dans l’élan de l’un vers l’autre, même si le bonheur suscité par une prochaine rencontre à Paris est encore vivace en décembre 1959 ».
Dans son étonnante et déroutante autobiographie, Résidente privilégiée, chez Fayard en 1980, Maria Casarès livre des pages qui m’apparaissent (231-255) plus belles que n’importe quelle lettre, se libérant enfin du « silence » et de « l’interdiction qui (l)’ont tenue si longtemps muette devant quiconque parlait librement devant moi, louant ou attaquant celui qui m’a faite ». Elle raconte longuement cette année 1944, où il n’y a, dans le volume de correspondances, aucune lettre d’elle : « Et dans la compréhension et l’estime mutuelles, fiers l’un de l’autre, nous nous portions l’un l’autre, nous nous poussions l’un l’autre, et nous brûlions à qui mieux mieux ces jours qui, ensemble, nous étaient donnés, et nous riions et nous nous tourmentions ensemble, ou l’un l’autre, et nous dansions, et nous nous entredéchirions allègrement, et nous nous exaltions mutuellement à qui mieux mieux, et tout cela dans une parfaite innocence, dans la liberté royale volée au temps, comme deux rejetons issus d’une même branche et sans autre appartenance que l’arbre qui les portait, forts l’un et l’autre d’une décision prise de part et d’autre, celle de brûler dans cette approche en feu de vie, l’un comme l’autre, les jours qui nous restaient à vivre ensemble jusqu’à… la fin de la guerre ».
Et plus loin, en italiques : « Nous avons vécu de magnifiques heures en 1944 – Mais elles ont été longtemps, et même après notre réunion, traversées par l’orgueil de part et d’autre. C’est ainsi que Camus expliquait notre premier échec – l’amour d’orgueil a sa grandeur – mais il n’a pas la certitude bouleversante de l’amour-don ». En écho, dans une lettre de 1951, Camus écrit : « Nous nous aimons comme s’aiment les trains qui recoupent leurs chemins dans les gares ».
Lorsqu’on évoque cet amour, on oublie souvent que Maria Casarès fut l’une des très grandes actrices de son temps tant au théâtre qu’au cinéma, pour ne garder d’elle qu’une expression, « le grand amour de Camus ». Comme l’écrit encore J-P. Castellani : « Le mérite de cette correspondance avec Camus est de nous restituer aussi une histoire passionnante du théâtre français de l’après-guerre à travers le récit détaillé et pittoresque, par Casarès, de toutes ses aventures théâtrales et de tous les contacts qu’elle a eus avec les plus grands acteurs et directeurs de compagnie dont elle dresse des portraits savoureux ».
Justement, le roman de Florence M-Forsythe, accessible désormais en poche, Tu me vertiges – L’amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus offre une fiction-document par une femme du théâtre et amie de Maria Casarès. On notera déjà que la correspondance chez Gallimard choisit l’ordre des noms « Albert-Camus – Marie Casarès » et ce n’est sans doute pas uniquement une question d’ordre alphabétique… – là où Florence Forsythe note en sous-titre, Maria Casarès et Albert Camus, donnant le premier rôle à la jeune femme.
Comédienne, metteure en scène, auteure, cette écrivaine a été partie prenante de nombreuses créations et de projets culturels. Côté livre, outre une participation à un livre sur les enfants Brontë, elle a collaboré à L’Histoire de la passion amoureuse (Le Félin/ Philippe Lebaud). Elle a écrit, Maria Casarès, une actrice de rupture (Actes Sud, 2013). Deux années auparavant, elle avait soutenu une thèse de Doctorat à Paris III – Sorbonne Nouvelle sur « Maria Casarès, recherches et métamorphoses d’une comédienne ». Elle a également écrit des articles sur l’actrice. Elle publie le 24 décembre 2017 sur le site The Dissident, une étude « Camus et l’amour » qui, de mon point de vue, vient en complément de son roman.
À la question que lui pose Charlotte Meyer (The Dissident, 10-10-2017) sur le pourquoi/comment de ce roman, Florence Forsythe répond : « (…) Casarès, d’origine espagnole, a été l’une des plus grandes tragédiennes du XXe siècle en France. Et elle a joué des rôles sous la direction de metteurs en scène majeurs de la modernité : Vilar, Cocteau, Lavelli, Chéreau, et bien d’autres. Elle est l’interprète d’Albert Camus, de Jean Genet, qui la voit comme LA comédienne de son théâtre, de Bernard-Marie Koltès, qui lui écrit des pièces. Le chorégraphe Maurice Béjart imagine même des ballets pour elle, présentés dans la Cour d’honneur du Palais des papes au Festival d’Avignon. J’ai découvert Maria Casarès à Lyon dans Britannicus de Racine au théâtre des Célestins. Il se passait quelque chose de différent des autres acteurs dans sa présence scénique. Elle était plantée là, comme une sorte de colonne, autour de laquelle se dégageait une vibration, en même temps qu’elle semblait enracinée dans la terre. Il y avait chez elle quelque chose d’un peu comparable à la sculpture L’Homme qui marche de Giacometti. Je me souviens de le lui avoir dit, et elle n’avait pas nié la comparaison. Maria avait une présence tellurique. Et puis une voix surtout, une voix à part, profonde, qui venait de très loin. Il y avait en elle l’écho de la rencontre de deux langues et cultures, l’espagnol et le français, qui ne se mêlaient pas mais cohabitaient et la traversaient. Je voulais témoigner de cette actrice, qu’on ne l’oublie pas.
Elle m’avait parlé de son histoire avec Camus. Une histoire belle, douloureuse, c’est vrai, mais passionnée, interdite puisque Camus était marié. Leur passion était connue à l’époque dans le Tout-Paris intellectuel. Maria évoquait très peu cette relation. Jusqu’à ce jour où elle est venue me voir en me disant : « Aujourd’hui, on va parler de Camus ! » Et on en a discuté durant l’après-midi entier. On se connaissait bien, et ce qui était extraordinaire, c’était sa façon de le faire exister comme s’il était vivant. Elle avait une manière de raconter son histoire très pudique, simple, mais magnifique. (…) Vingt ans après la mort de Maria, j’en ai parlé à mon éditeur Christophe Rémond, qui a été très enthousiaste. Ce livre a été écrit avec ce que Maria m’avait dévoilé et ce que je savais sur cette période. Ce qui était important, à mes yeux, c’était que la relation entre ces deux êtres qui se sont rencontrés et aimés ne soit ni abîmée ni niée ».
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