Le bidonville de Nanterre à hauteur d'enfant : bienvenue rue des Pâquerettes !
Un récit autobiographique signé Mehdi Charef vient de sortir, qui raconte une enfance qui s'échoue en 1962 à Nanterre entre des allées de boue, de parpaings et de tôle. A sept kilomètres de Paris, plus de 10 000 personnes, des Algériens pour la plupart, vivront l'exil comme on se prend un mur.
Il a dix ans et il presse le pas, le front qui regarde vers le sol quand il rentre chez lui. De ces HLM en dur, d’où il ne faudrait pas être reconnu par un autre élève de la classe, il dit “ces immeubles qui nous dominent”. Puis aussitôt : “J’ai honte d’être là où je suis.” Ce n’est pas la honte du renégat qui parle dans ce roman autobiographique de Mehdi Charef qui sort ce mois de janvier chez Hors d’Atteinte, toute nouvelle maison d’édition. Plutôt la honte qui colle à la mémoire d’une enfance au creux de la crasse humide qui éclabousse le bas du pantalon qu’on défroisse en le glissant sous son matelas, la nuit - tant pis pour les plis.
Il y a un peu plus de 50 ans, Mehdi Charef a grandi au bidonville de la rue des Pâquerettes, à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine. Il y a un peu plus de 50 ans, à sept kilomètres de Paris, jusqu’à quatorze mille personnes s’entasseront sur l’équivalent d’un gros stade de foot. Un entrelacement de tôle et de bois, à la lisière des cités qui sortent de terre aux franges d'un centre-ville qui, lui-même, regarde pousser sur ses flancs les tours de la Défense. Sous l’ombre portée, la relégation se raconte comme un jeu de dominos.
Les rêves qui crissent
Pas d’étage chez la famille Charef, tout juste un toit, des palissades, deux pièces, un poêle à charbon. Mais on tire l’électricité et l’ampoule s’allume. Ce n’est ni mieux ni moins bien que chez les voisins, c’est tout juste le bidonville. Comme la face B d’un rêve de France, “un cauchemar éveillé", racontera le 3 décembre 1994 Brahim Benaïcha, un ancien voisin de la rue des Pâquerettes, dans un documentaire sur les bidonvilles de Nanterre, diffusé sur France Culture :
Le père n’avait rien dit, et ils étaient loin d’imaginer le paradis si gris, depuis Maghnia, où le reste de la famille Charef vivait mal dans la région d’Oran. Le père envoyait tout son salaire, se tassait sur l’une des paillasses des baraques réservées aux célibataires : mettre de côté pour faire venir la famille et puis ensuite, tenir trois ou quatre ans, faire une fortune de pas grand chose. Les enfants passeraient le certificat d’études et alors viendrait le voyage retour et la vie meilleure. L'Algérie en ligne de fuite. Peu de mots et bien des silences esquissent à travers le père l’absurdité de l’exil en quelques conjectures qui se fracassent dans un sur-place amer.
Comme le père n’avait rien dit, Mehdi Charef, sa mère, et ses frères et sœurs ont tout pris d’un coup : la France de 1962, la guerre d’Algérie à peine éteinte, le froid, les flaques, les rats, l’eau qu’on va tirer un peu loin au robinet quand il n’a pas gelé, et les gueules défaites des hommes partis devant faire les manœuvres de l’autre côté de la Méditerranée.
En 1962, la France incite encore au regroupement familial parce qu’on vieillit jeune quand on creuse des trous au ras des trottoirs et qu’on dame l’Ile-de-France. On anticipe les renforts, les fils feront bien l’affaire une fois les pères exsangues. En 1954, les immigrés algériens sont 210 000, puis 460 000 en 1964. En 1975, on estime qu'ils sont 700 000. Dans certains bidonvilles, des Algériens voisinent avec des Portugais mais à Nanterre, on vit surtout entre Maghrébins.
La mère, qui cuisinait les escargots les rares jours de pluie en Algérie, pensait qu’elle allait prendre le bateau comme on monte l’escalier pour décrocher une vie meilleure. Habiter rue des Pâquerettes, c’est beaucoup moins de marches que prévu. Mais à l’école, le gamin de dix ans croise le chemin de Monsieur Raffin, et l’instituteur y croit encore très fort : ceux qui s’accrocheront iront à l’usine - autant dire, un havre à côté des chantiers de leurs pères.
Silences en soute et rêves de pauvres
Mehdi Charef a refoulé tous les souvenirs du voyage en bateau, toutes les images des premiers pas de ce côté-ci - ça pourrait aussi bien s’appeler encore "apprendre à marcher". Le bidonville a tout englouti et c’est rue des Pâquerettes que l'auteur nous emmène pour raconter cette enfance qui finit en France. Le gamin qui fantasmait sur un dictionnaire est devenu écrivain (Rue des Pâquerettes est son cinquième roman) et cinéaste (onze films depuis Le Thé au harem d'Archimède en 1985, que Costa-Gavras l'a poussé à réaliser lui-même). Le fils du terrassier a rempli sa vie de mots, avalé, très vite et très tôt, les Lettres de mon moulin, boudé Les Misérables, et chéri Robinson Crusoé parce que ce n'était pas un livre emprunté à la bibliothèque mais le sien pour de bon. Dès que possible, ce gamin-là s'est empiffré de films au cinéma de la ville de Rueil, son préféré parce que les néons y clignotent en couleurs, comme des rêves de pauvres.
Aux Pâquerettes, la vie est bancale mais la ville distribue des chaussures neuves si l’on vient avec le livret de famille et une quittance de loyer. Le bidonville est un bottin sans adresse. Dans ce coin-ci de ce qu’on appelle “le Petit Nanterre”, près de deux mille logements en dur seront montés à la hâte entre 1948 et 1964. La banlieue se densifie alors sans attirer les mieux lotis. Les bidonvilles qui essaiment sur les terrains en friche sont les franges élimées de ce tissu fragile.
Celui de Nanterre (en fait, plusieurs bidonvilles séparés par quelques rues) se trouve juste à côté de la fac qui pousse comme un champignon exotique entre la tranchée du futur RER et les logements de fortune des Arabes. En 1964, on inaugure l’université de Nanterre qui est encore une annexe de la Sorbonne. Quatre ans plus tard, c’est là que le Mai 68 étudiant prendra son élan avec le Mouvement du 22 mars. Dans le roman de Mehdi Charef, Gwen, un étudiant mao, donne aux gamins des bidonvilles des cours de soutien scolaire où l'on cause de Rosa Parks.
Brochettes, charité et gauchisme
Dans les archives sonores, chaque décennie scande l'anniversaire de Mai 1968. Et de dix ans en dix ans, on redécouvre à chaque fois le bidonville nanterrois qui jalonne les souvenirs des étudiants d’hier. Dans ce no man’s land universitaire où pour aller en cours il fallait veiller à ne pas glisser au milieu du chantier les jours de pluie boueuse, le bidonville, c’était les voisins.
En 1988, Jacques Tarnero racontait sur France Culture les brochettes qu’on allait manger dans les cafés arabes du coin, les cours d’alphabétisation, “la chaleur, aussi”. Et puis cette collecte, organisée par les deux frères ennemis du syndicalisme étudiant, l’UNEF et la FNEF. Pour une fois ils tombaient d'accord : on allait organiser une grande collecte pour acheter des jouets pour les gamins du bidonville. “Charité !”, tonne l’extrême-gauche entre deux AG et une Varsovienne chantée tandis qu'on marche sur Billancourt. Tout compte fait, l'argent de la collecte finira au Secours catholique :
Aux Pâquerettes, en matière de jouets, Mehdi et son copain Habib ont plutôt leurs habitudes à la déchetterie, le jeudi matin. Parfois, il doit pousser un peu plus loin, quand sa mère l’envoie chez une femme qui distribue des vêtements de seconde main. Mehdi Charef n’est pas là depuis un an que l’hiver 1963 cueille le bidonville d’un froid polaire. Même la radio s’en inquiète, et sur France Inter dans la matinale du 28 janvier 1963, après le procès des conjurés de l’attentat du Petit Clamart, on annonce que “les économiquement faibles auront droit au gaz gratuit”.
Les Arabes des bidonvilles ne font pas même partie des “économiquement faibles”. Pour eux, on dit plutôt “les déshérités” à l’antenne. Et on bat le rappel : les particuliers sont sollicités pour apporter du linge et des vêtements sous la grande horloge de la gare Saint-Lazare, d’où part le train pour La Folie-Nanterre. Record battu, ce jour-là : 2300 kilos de lainages et de couvertures récoltés en une seule matinée. Le présentateur à la radio boucle en toute piété : “Encore un grand merci à ceux qui ont donné, qui se sont dérangés, et qui ont donc pensé aux autres.”
De "la pouillerie" aux cités de transit
Un beau matin du mois de juin 1971, Jacques Chaban-Delmas débarque au bidonville de la rue des Pâquerettes. Il est Premier ministre et il annonce la fin de ce monde de tôle et de planches vermoulues. A l'époque, la famille Charef a déjà quitté les Pâquerettes depuis plusieurs années mais 620 familles vivent encore dans les baraques de Nanterre, disséminées sur une dizaine de bidonvilles, et leurs conditions d'existence commencent à interpeller. Un an plus tôt, cinq travailleurs maliens sont morts asphyxiés dans leur baraque du côté d'Aubervilliers - quelques kilomètres à vol d'oiseau. Et depuis le massacre des Algériens, le 17 octobre 1961, les quelque cent-vingt bidonvilles que compte l'Ile-de-France sont de plus en plus médiatisés : au milieu des années 60, un Algérien sur deux installé en France vit en bidonville.
Ce 29 juin 1971, Chaban-Delmas promet de raser fissa et de reloger au plus vite. Mille places en foyer pour les célibataires, 1500 logements pour les familles, “une des meilleures matinées depuis que je suis Premier ministre”, s’enflamme Chaban. Pourtant officiellement prioritaires pour un logement social, ces familles seront souvent orientées vers des cités de transit, en réalité. La famille Charef y passera une bonne dizaine d'années. D'autres achèteront ce qu'on appelle alors "une clef", c'est-à-dire un droit au bail coûteux, l'équivalent de plusieurs mois de loyer à débourser d'un coup. Mais au micro de France Inter, le Premier ministre dit crânement qu’il a croisé ce matin-là “des enfants du bonheur alors qu’avant c’était des enfants de la pouillerie” :
Sur la couverture de Rue des Pâquerettes, des baraques de tôle et de parpaings, quatre enfants. On est loin d'un exil-eldorado mais les pneus du vélo ne sont pas crevés et le gamin sur le porte-bagage a boutonné sa chemise jusqu’en haut. Ils fixent l'objectif de la photographe. Derrière le viseur, c’est Monique Hervo, une Française, militante, qui vivait là, établie dans les bidonvilles de Nanterre comme d'autres étaient entrés à l'usine. En 1959, elle crée à Nanterre une antenne du Service civil international (SCI) au bidonville voisin, "La Folie". Une équipe de volontaires y restera jusqu'en 1962 ; elle-même sera des tous derniers occupants à quitter le bidonville, en 1971.
Monique Hervo a aujourd'hui 89 ans. Lorsqu'elle a déposé ses archives (à l'Institut d'histoire du temps présent), des historiens comme Muriel Cohen, qui a fait sa thèse sur les conditions de logement des maghrébins dans la France après 1945, y ont trouvé de quoi renouveler largement l'histoire des bidonvilles en France. Mais aussi celle du 17 octobre 1961, et même toute l'histoire de l'immigration algérienne. En 2010, Catherine Gylhiardi et Nathalie Battus lui avaient consacré un documentaire "Sur les docks", tourné chez elle, en Champagne, dans la caravane où Monique Hervo vivait désormais à l’année :
Il y a quelques semaines, fin 2018, Monique Hervo a pris la nationalité algérienne. Soixante ans après son installation au bidonville.
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