Dans les cortèges qui battent chaque vendredi depuis plus de deux ans le pavé des villes algériennes, le drapeau algérien est redevenu le symbole d’un peuple en marche. Une chronique d‘Ahmed Boubeker, universitaire et écrivain
Je n’aime ni les bannières ni les hymnes nationaux. Je me souviens encore de quelques paroles d’une chanson des années 1980 dont j’ai oublié le titre et l’auteur « le rouge du drapeau américain, c’est le sang des indiens… » Et le rouge de la bannière tricolore, de combien de blessures de l’Histoire garde-t-il le secret ? « Qu’un sang impur abreuve nos sillons… » clame ainsi La Marseillaise. L’hymne algérien lui renvoie comme en écho : « Par le sang noble et pur généreusement versé… » Kassaman proclame en effet que l’appel de la patrie est écrit avec le sang des martyrs : ne jamais l’oublier, et surtout l’enseigner aux futures générations ! Mais on sait depuis longtemps que la promesse de libération n’a pas été tenue. Pire encore, elle a été trahie.
Je n’aime pas les bannières nationales et encore moins le drapeau algérien, car contre celui-ci j’ai quelques rancœurs personnelles. Kassaman nous conjurait de le hisser au dessus de nos têtes, ce drapeau de la révolution dont les Algériens restent si fiers, mais combien de têtes précisément sont tombées, combien de vies innocentes ont été sacrifiées depuis 1962 au nom du symbole de l’unité nationale ! Qui en Algérie aurait oublié dix ans de guerre civile ? Et qui ne se souvient pas du printemps berbère de 1980 et du printemps noir de 2001 ? La sauvegarde de l’héritage de la guerre d’Algérie a toujours été l’argument essentiel des caciques du FLN et des généraux d’une armée qui n’a jamais vraiment gagné d’autres batailles que celles menées contre son propre peuple. « O liberté, que de crimes on commet en ton nom » – dixit Madame Rolland en montant sur l’échafaud – et du Président Boudiaf au citoyen lambda, on ne compte plus la multitude d’Algériens et d’Algériennes sacrifiés sur l’autel de l’indépendance nationale. Une indépendance sacralisée, toujours soi-disant menacée par les dérives tribales, l’islamisme ou la clique des traitres et autres collabos avec l’ancien colonisateur. En 1962, on pensait que la décolonisation de l’histoire pouvait s’ouvrir sur toutes les utopies révolutionnaires : le socialisme, l’autogestion et surtout le pouvoir du peuple d’être enfin sujet de sa propre histoire. Pourtant, tout cela n’est resté qu’une mythologie fondatrice qui n’a pas su sortir de l’idéologie anticoloniale ou tiers-mondiste et qui n’a réussi qu’à se crisper sur une référence arabo-musulmane réfractaire à la diversité de la société algérienne. Certes le monde colonisé a toujours été un monde coupé en deux par la force des baïonnettes : le domaine civilisé du colon s’oppose au bled des gourbis indigènes. Comme le souligne Frantz Fanon, le colon et le colonisé sont de vieilles connaissances, d’abord parce que « c’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé »[1]Reste que, n’en déplaise au grand Fanon, les Français d’Algérie n’étaient pas tous des propriétaires coloniaux qui ont fait « suer le burnous ». Cent trente années de présence française ont fourré bien plus de choses dans la tête des Algériens que tous les fanatiques de l’identité n’en pourront jamais chasser, même si cette mémoire reste souvent inavouable. La pluralité des mémoires sociales est sacrifiée sur l’autel d’une histoire politique de la décolonisation. Algériens ou Français, Moudjahid ou Harki, il faut choisir son camp ! Le mot de Renan est valable aussi outre Méditerranée : il faut oublier beaucoup de choses pour fonder une nation ! Mais l’oubli n’est pas la métamorphose du passé ou la réécriture de l’histoire. De fait, l’Algérie est restée coincée dans le regard de l’autre : la référence mythique Arabo-musulmane ne permet pas de comprendre que la question de l’identité nationale se pose dans ses dimensions sociale, politique ou culturelle, en d’autres termes qu’au temps de la domination coloniale. Cette incapacité d’entrer de pleins pieds dans une histoire postcoloniale peut aussi expliquer le déni de reconnaissance de l’Algérie à l’égard de ses émigrés. Et j’en sais quelque chose moi qui suis né en France un an avant l’indépendance.
Première héritière de l’immigration, ma génération est aussi héritière du silence. La guerre d’Algérie, nos parents nous en parlaient très peu et c’est d’autant plus étonnant qu’ils étaient tout de même si fiers de leur victoire. Pourquoi ce mutisme ? Certes, toute l’histoire de la première génération est celle d’une invisibilité ne laissant pas d’autre possibilité que celle de raser les murs de la société française. Nos parents se sont adaptés à l’exil et au mépris social en cultivant le mythe du retour au pays. C’est néanmoins une chape de plomb qui leur tombe dessus au lendemain de la guerre et qu’on peut référer au « mensonge collectif [2]» dévoilé par Abdelmalek Sayad, le pionnier d’une sociohistoire de l’immigration postcoloniale. Ce mensonge, c’est d’abord un mensonge d’Etat, un double mensonge en l’occurrence : d’une part celui de la France oublieuse de son passé colonial et qui voudrait en rester à la doxa d’une immigration de travail en éternel transit ; d’autre part l’Algérie qui va exercer censure et contrôle sur ses ressortissants par le biais d’une police politique. Pris en otage entre mépris et soupçon, les immigrés de première génération vont eux-mêmes cautionner ce mensonge collectif à travers leur silence, au nom du mythe du retour. Mais peut-être aussi pour ne pas faire porter le fardeau de l’histoire à leurs enfants dont ils auraient compris, sans se l’avouer, qu’ils ne rentreraient jamais dans un pays qui n’a jamais été le leur.
Au début des années 1980, la rupture générationnelle entre les immigrés algériens et leurs enfants prend une dimension publique. Quoi de commun entre les « zoufris » trainant leurs accents d’exil entre le chantier et le foyer Sonacotra et les jeunes de banlieue qui revendiquent avec gouaille leur place dans la société française, à travers émeutes urbaines ou marches pour l’égalité ? Cette rupture socioculturelle, nous l’avons vécue dans notre chair, et elle s’est traduite par un mur du silence qui a pu laisser penser que nous étions des orphelins sans héritage. Or ma génération a tout de même hérité d’une expérience du déracinement vécue par procuration. Et sa prise de conscience culturelle repose d’abord sur ce legs de nostalgie et de souffrances.
Mais tout va changer dans les années 1990.
En Algérie, c’est le temps de la crise qui prend une dimension de guerre civile, avec un déferlement de violence qui ravive les mémoires et qui aurait pu mettre fin au mythe nationaliste d’une histoire décolonisée. On ne peut plus accuser le colonisateur français de tous les maux de l’Algérie et c’est la pluralité des mémoires sociales sacrifiées sur l’autel d’une histoire politique de la décolonisation qui refait surface. En France aussi – et sans doute du fait d’un écho de la crise algérienne – les langues vont se délier et un travail de mémoire est entrepris par les héritiers du silence. Ce sont ainsi d’anciens soldats Français et leurs familles qui osent enfin dire publiquement ce qui s’est vraiment passé là-bas, parler de la torture en particulier. Mais c’est aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’héritiers de l’immigration qui tentent d’amorcer un dialogue avec leurs parents autour de la mémoire de la guerre d’Algérie – notamment les massacres du 17 octobre 1961 à Paris – et qui accompagnent l’affirmation publique de multiples manières de vivre dans la société française. A la différence des « beurs », la génération suivante a compris qu’il n’y a de sujet qu’exposé à une mémoire, à une histoire, dont il s’agit de faire un récit pour soi et pour les autres. La question essentielle qui est alors posée, c’est comment être un « Franco-Arabe » ou un « Franco-Berbère », comment assumer son héritage tout en revendiquant la citoyenneté ? Cette question qui révèle les nouveaux visages de la société française est certes loin d’avoir trouvé une réponse tant le devenir postcolonial reste sujet à caution dans le cadre trop renfermé de l’espace public hexagonal. Mais il faut aussi l’entendre en écho à d’autres questions. En Algérie d’abord, autour de l’écriture d’une véritable histoire postcoloniale qui passe forcément par la reconnaissance du fait que l’indépendance de l’Algérie n’a pas effacé la diversité de la société algérienne. En Algérie où encore une autre génération suivante écrit une nouvelle page d’histoire depuis le 1 mars 2019.
Je n’aime pas le drapeau Algérien mais, flottant au côté de la bannière amazigh, dans les immenses cortèges qui battent chaque vendredi le pavé des villes algériennes, n’est il pas redevenu le symbole d’un peuple en marche ? Je dois même avouer qu’en écoutant « Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie » cette superbe chanson composée dans l’urgence par des artistes algériens, j’ai eu comme une larme à l’œil. Surpris d’être ainsi touché, j’ai voulu faire partager mon feeling à mes enfants. Alors, vous avez écouté, il vibre votre petit cœur ? Eh bien non, pas vraiment. Mon fils aîné m’a répondu qu’il faut sans doute être Algérien pour vraiment apprécier. Algérien moi ? Je l’avais presque oublié après 58 ans de vie en France. Il faut croire qu’il remonte de très loin le « feeling cousin » qu’une ritournelle a fait perler du fond de mes yeux. Il m’a interrogé sur ce langage silencieux des émotions, mon grand qui a déjà 31 ans. Comment peut-on être touché par une chanson en Arabe quand on ne le parle pas ? Bien-sûr la mélodie compte pour beaucoup : on peut être sensible à celle d’une langue sans la comprendre. D’ailleurs certains mots en Arabe dialectal sont communs à mon idiome maternel – le kabyle que je décode encore sans le parler vraiment. J’ai donc répondu à mon fils que je reste tout ouïe au sabir de « Libérez l’Algérie » – arabe mâtiné de berbère et de Français algérianisé – qui charrie chez moi des alluvions sentimentales au-delà de la frontière de la langue. Chez moi ? Où ? Pas besoin d’un pays de l’entre deux rives de la Méditerranée. Car les Algériens d’Algérie comme ceux de la diaspora ne sont-ils pas des exilés de leur propre langue ? Et n’est-ce pas ce qui fait raisonner ce refrain dans ma tête comme un idiome du peuple qui n’a jamais été celui de la tchi-tchi d’une imposture boute-flik-esque ?
Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie
Libérez, libérez, libérez l’Algérie
Aujourd’hui le peuple va libérer l’Algérie
Libérez, libérez, libérez l’Algérie
Il faut dire aussi qu’ils ont des gueules les chanteurs du clip largement relayé sur les réseaux sociaux. Des gueules d’un peuple fatigué, meurtri, humilié par le mépris de ses élites qui lui ont volé jusqu’à la fierté de sa Révolution. Des gueules qui sont celles qui clament « Nous sommes l’avenir, vous êtes le passé ! » « FLN dégage, système dégage ! » A la différence de mes fils, je peux me reconnaître à travers l’intonation des voix et les visages de ce peuple. Dans toutes la palette de leurs expressions. Leurs mimiques, leurs regards sombres ou leurs sourires. A travers aussi la gestuelle de ces corps qui ne parlent pas qu’avec les mains. Mais je peux me reconnaître surtout dans leur combat. Celui d’une génération qui marque la fin d’une époque. La fin d’une sidération des esprits après les horreurs de la décennie noire. Le grand chantage du Système dernier rempart contre le chaos n’opère plus. Cette nouvelle génération veut précisément libérer l’Algérie du mensonge collectif et du grand mythe de l’unité nationale derrière le sacre de la nomenklatura, les flonflons de Kassaman et le tombeau des chahids.
Car s’est bel et bien une nouvelle société algérienne qui pousse désormais la ritournelle pour exprimer les différences qui la constituent : tout l’enjeu est de construire un espace commun du vivre ensemble. C’est le chant des milles visages de l’Algérie contemporaine, chant de la terre qui rend audible les forces cachées de la musique des cœurs, chant de l’exil et de la nostalgie aussi.
Et c’est peut-être ainsi que réaffleure la source vive de l’hymne national.
Ahmed Boubeker
[1] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, (Paris, Maspéro, 1968) p. 42.
[2] Un mensonge qui repose sur la complicité entre pays d’émigration et d’immigration et qui a été entretenu par les illusions du migrant lui-même. Quelles illusions ? Trois principalement : l’illusion d’une présence limitée au travail ; l’illusion de la neutralité politique et l’illusion du retour – ce mythe du retour si cher aux premières générations. Cf Abdelmalek Sayad, « La Faute Originelle et le Mensonge Collectif », in La Double Absence (Paris, Seuil, 1999)oo
https://mondafrique.com/liberez-lalgerie/
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