Avant que la résolution, portée par un collectif de députés, arrive dans l’Hémicycle, elle a dû surmonter de nombreux obstacles – dont une résolution concurrente moins-disante. Récit.
Selon des experts étrangers, un million d’Ouïgours ont été placés en détention dans des camps de rééducation politique ces dernières années. (GREG BAKER/AFP)
Ce jeudi 20 janvier, l’Assemblée nationale se prononcera sur la tragédie infligée aux Ouïgours par les autorités chinoises. Les députés français examineront une proposition de résolution appelant à reconnaître et condamner les crimes perpétrés par Pékin. L’intitulé, fort long – « Résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences politiques systématiques ainsi que des crimes contre l’humanité actuellement perpétrés par la République populaire de Chine à l’égard des Ouïgours » – inclut un terme qui fait bondir la Chine : celui de « génocide ». Si elle est votée, la France sera le 8e pays à reconnaître ces crimes, après le gouvernement américain et les parlements canadien, néerlandais, britannique, lituanien, tchèque et belge.
Nul doute qu’un tel vote déclenchera l’ire de Pékin. Sans même recourir au terme de « génocide », il suffit d’évoquer le moindre abus contre cette minorité ethnique pour que les autorités chinoises crient au mensonge, au complot, à la diffamation. Car elles persistent à nier en bloc les terrifiantes exactions commises depuis plus de quatre ans, malgré l’accumulation impressionnante de rapports, de preuves et de témoignages. Surveillance généralisée, internements massifs, travail forcé, stérilisations obligatoires, tortures et viols systématiques, séparation des enfants de leur famille, éradication de la langue, de la culture, de la religion… Ces faits, attestés par de nombreux travaux de chercheurs, correspondent aux critères de la Convention de Genève de 1948 définissant le génocide. Après avoir examiné les faits et écouté les témoins, le tribunal ouïgour de Londres, réunissant experts et avocats sous la direction de Sir Geoffrey Nice – qui fut le procureur principal lors du jugement de Slobodan Milosevitch par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – a conclu en décembre 2021 à un génocide.
Chantage économique
L’ambassadeur chinois, entendu il y a une dizaine de jours par la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, a de nouveau balayé toutes les accusations. Non sans brandir des menaces à peine voilées quant aux « graves conséquences » qu’un tel vote de l’Assemblée nationale ferait peser sur « les relations entre les deux pays ». « Chantage économique et banalisation des graves crimes infligés à tout un peuple », résume le vice-président de la commission et député PS Alain David. Aux élus qui demandaient qu’une commission indépendante intégrant des représentants de l’ONU soit autorisée à enquêter sur place, l’ambassadeur a opposé « un refus catégorique ».
Ce 20 janvier donc, les députés français devront eux aussi trancher : qualifieront-ils de « génocide » le sort fait aux Ouïgours ? Le mot figure 18 fois dans le texte de la résolution. Plus de 50 députés issus de tous les partis – hormis La France insoumise, le Parti communiste et le Rassemblement national – ont signé cette proposition, dont le bloc des 30 élus socialistes. C’est ce groupe qui l’a inscrite dans sa propre journée d’initiative parlementaire, sa « niche » – l’unique journée dans l’année pendant laquelle chaque groupe détermine l’ordre du jour des débats de l’Assemblée.
Le chemin jusqu’à l’Hémicycle a été long et tortueux. Fruit de la collaboration entre l’Institut ouïgour d’Europe et d’un collectif de parlementaires solidaires, la proposition a été déposée une première fois, en juin 2021, par la députée Frédérique Dumas, ex-LREM aujourd’hui affiliée au groupe centriste Libertés et Territoires. Mais le 26 novembre, cette même députée a déposé une seconde proposition, elle aussi transpartisane, assez proche de la première, mais qui évoquait cette fois dans son intitulé un « risque sérieux de génocide en cours ». Qualifiant cette nouvelle formulation de « beaucoup moins engageante », les associations ouïgoures de France, qui disent ne pas comprendre « les raisons d’un tel affaiblissement de la formulation », ont publié une lettre ouverte adressée à l’ensemble des députés. Elles appellent les parlementaires à « soutenir la résolution initiale de juin, qui correspond mieux à la gravité de la situation et à la volonté des Ouïgours de France ».
Face à cet imbroglio, c’est le groupe socialiste qui s’est finalement chargé de porter le texte, avec la plupart des signataires initiaux. Et c’est le député PS Alain David qui l’a redéposé le 2 décembre.
« Nommer le crime pour le faire cesser »
Le chef du groupe, Olivier Faure, rappelle volontiers le rôle joué par le député européen Raphaël Glucksmann dans sa propre prise de conscience des graves violations des droits humains subis par les Ouïgours. Mais il tient à préciser que c’est « à la demande des associations ouïgoures de France » et « en se mettant au service de la diaspora » qu’il a repris le flambeau :
« Ce texte est collectif, il n’est pas l’apanage du groupe socialiste, ni d’aucun autre. Si une formation politique s’attribuait une telle tragédie, ce serait horrible. Ce combat est celui de tous les humanistes. Ce n’est pas comme si on ne savait pas, comme si c’était encore à documenter, comme s’il y avait le moindre doute. Tout est connu. Les critères du génocide sont remplis, le génocide est avéré. Si nous votons une formule édulcorée, si le régime chinois voit que nous n’osons pas nommer les choses, il comprendra que notre résolution est hypocrite, et n’en tiendra aucun compte. Or notre but est de faire cesser le malheur des Ouïgours. Pour cela, il faut aller jusqu’au bout et dire ce qui se passe. Nous demandons à tous les parlementaires de n’écouter que leur conscience : il faut nommer le crime pour le faire cesser. »
Frédérique Dumas, engagée de longue date pour les droits humains en Chine, évoque elle aussi l’existence d’« une avalanche de preuves » documentant les crimes commis par le régime de Pékin, et se désole que la prise de conscience de ses collègues français ne soit pas au niveau de celle des parlementaires qu’elle est amenée à côtoyer lors de ses missions à l’étranger. Si elle a trouvé nécessaire de rédiger une nouvelle proposition, c’est d’abord pour « renforcer l’exposé des motifs, inclure de nouvelles sources et muscler le dispositif juridique pour le rendre plus contraignant », explique-t-elle.
La prise de conscience de Villani
Pourquoi avoir choisi d’atténuer la qualification des crimes, de remplacer « génocide » par « risque de génocide en cours » ? La députée des Hauts-de-Seine dit qu’elle a voulu répondre aux objections de certains députés qui refusaient de signer une proposition portant sur un « génocide » dont ils ne sont pas persuadés : il y a le groupe des « insoumis », dont le leader Jean-Luc Mélenchon n’hésite pas à déclarer que « la Chine est sympathique ». Il y a aussi les députés de la majorité, qui hésiteraient peut-être à se mettre en porte-à-faux avec le gouvernement, qui s’est abstenu à ce jour d’émettre une déclaration claire sur la question ouïgoure. Une formulation plus nuancée aurait donc l’avantage de recueillir plus de votes − sans pour autant transiger sur le fond, indique Frédérique Dumas, car un « risque de génocide » suffit en réalité à entraîner l’obligation, pour les Etats signataires de la Convention de Genève, d’agir pour empêcher que le génocide n’advienne.
Cédric Villani, député ex-LREM de l’Essonne, actuellement Europe Ecologie, ne cache pas avoir « été surpris » de la démarche de Frédérique Dumas : « Comme presque tous les autres signataires de la première proposition, je suis pour que nous restions sur la formulation initiale, affirme-t-il. J’estime que le terme de génocide est approprié et j’espère convaincre autour de moi. » Le mathématicien, qui connaît bien la Chine pour s’y être rendu des centaines de fois et avoir entretenu des échanges nombreux avec les chercheurs chinois – au point que son laboratoire avait signé un partenariat avec Huawei – avoue avoir longtemps cru les arguments des autorités chinoises, qui justifiaient leur politique par « le besoin de prévenir des actes terroristes et de pacifier la région ouïgoure. »
Le moment déclencheur fut pour lui le procès de l’intellectuel ouïgour Ilham Tohti, condamné en 2014 à la prison à perpétuité pour ses recherches et ses écrits pacifiques : « C’était extrêmement choquant. Je me suis demandé si je devais continuer à aller en Chine. » Mais c’est avec l’accumulation récente de rapports, de témoignages, d’images, que la bascule s’est faite : « Devant cette montagne de preuves, la décision s’est imposée naturellement : je devais couper tout lien avec la Chine. » Sa dernière collaboration remonte à l’été dernier, pour un congrès d’éducation mathématique à Shanghai auquel il a participé par visio-conférence.
« Dans mon exposé, j’ai lourdement insisté sur l’importance pour la science de confronter les idées, de garder son libre arbitre, de préserver les libertés individuelles et la démocratie qui rend tout cela possible. »
Cédric Villani veut voir le gouvernement adopter une attitude nettement plus ferme : « Je suis partisan d’une ligne économique dure, car c’est le seul levier que nous puissions actionner pour contraindre la Chine à changer de comportement. Il faut agir pour stopper le génocide des Ouïgours. Il faut dire que la Chine est un Etat criminel, et que les relations économiques ne peuvent continuer comme si de rien n’était. » A situation extraordinaire, réponse extraordinaire : le député de l’Essonne appelle le gouvernement français à boycotter les JO de Pékin.
« L’absence de réaction du gouvernement est pour moi un mystère. Certes, les liens diplomatiques entre la France et la Chine sont anciens, et nous avons tous partagé l’illusion que la Chine se normaliserait. Mais aujourd’hui, il est temps que nous mettions en application nos valeurs et défendions les victimes du régime chinois. »
« Tous les doutes ont été dissipés »
Le bouillant député ex-LREM Aurélien Taché (aujourd’hui non-inscrit), signataire de la proposition de résolution, a été lui aussi « révolté de voir une minorité vivre de telles atrocités génocidaires ». Le régime autoritaire de la Chine doit être questionné sur la question des droits humains, affirme-t-il. Il faut, selon lui que, malgré « la realpolitik du président Macron, qui tient avant tout à cultiver les intérêts économiques et fait passer avant tout les liens avec la Chine », les députés de la majorité votent la résolution condamnant le génocide des Ouïgours.
Le feront-ils ? On murmure que la seconde proposition déposée par Frédérique Dumas vise à leur offrir une porte de sortie. « J’espère que la majorité, dont certains membres figurent parmi les signataires de la première heure, tiendra compte du souhait unanime de la diaspora ouïgoure et adoptera la proposition soumise au vote le 20 janvier, et non celle qui édulcore le crime en cours », plaide Dilnur Reyhan, directrice de l’Institut Ouïgour d’Europe. La diaspora est en effet unanime : même le Congrès ouïgour mondial – dont Frédérique Dumas dit avoir le soutien – a signé la lettre ouverte du collectif regroupant toutes les associations ouïgoures sans exception.
« Mme Dumas a déposé son texte sans nous avoir consultés, note le physicien ouïgour Memtimin Abbas, vice-président de l’Académie ouïgoure d’Europe. Sa formulation de “risque de génocide en cours” est d’ailleurs illogique : si on parle de “risque”, c’est que le génocide n’est pas encore “en cours”. Or il est bel et bien en train de se produire. Pour nous, ce choix de mots est injuste : les cinq critères énumérés dans la Convention de Genève sont avérés dans le cas ouïgour, alors qu’un seul suffit pour caractériser le génocide. Nous l’avons redit à Mme Dumas, en vain. »
« Aujourd’hui, tous les doutes ont été dissipés par les travaux de chercheurs sérieux, l’intentionnalité des autorités chinoises a elle aussi été prouvée », rappelle Dilnur Reyhan. De plus, note-t-elle, la France est le pays au monde où l’engagement en faveur des Ouïgours est le plus fort parmi les jeunes : « Ni la jeunesse française, qui se passionne pour cette cause, ni les Ouïgours de France ne comprendraient que nos élus jouent sur les mots, et donnent leur voix au texte qui nous engage le moins vis-à-vis de la Chine. » Le message semble être déjà passé : ces derniers jours, de nombreux députés de la majorité ont annoncé qu’ils voteraient ce jeudi la reconnaissance du génocide ouïgour.
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https://www.nouvelobs.com/chine/20220120.OBS53449/les-deputes-oseront-ils-reconnaitre-le-genocide-des-ouigours.html
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