Dès le lendemain de l’indépendance du pays en 1962, l’État algérien a fait de l’« arabisation » son cheval de bataille. La langue arabe était-elle pour autant menacée durant la période coloniale
française ?
Photo prise en 1958 de trois enfants algériens qui se tiennent devant le bâtiment de la Fondation Maréchal de Lattre à Palestro, en Haute Kabylie, à 79 kilomètres au sud-est d’Alger (AFP)
Depuis début octobre, les relations diplomatiques algéro-françaises n’ont jamais été si mauvaises, culminant avec le rappel par Alger de son ambassadeur et la fermeture de l’espace aérien algérien aux avions militaires français.
Fait inédit, les autorités algériennes semblent maintenant décidées à s’attaquer à la présence de la langue française dans le pays, dans le but d’exercer une pression directe sur Paris.
Certes, le débat sur la place de la langue de Molière en Algérie est loin d’être nouveau, mais c’est la première fois qu’il s’inscrit dans une passe d’armes diplomatique.
Fin octobre, les ministères de la Jeunesse et des Sports et de la Formation et de l’Enseignement professionnels ont ordonné, à travers des instructions sans précédent, l’utilisation « exclusive » de la langue arabe dans leur documentation officielle et dans tout leur fonctionnement.
Sans le mentionner explicitement, les deux notes interdisent l’utilisation de la langue française.
Cette initiative veut s’inscrire dans un cadre historique : dès le lendemain de l’indépendance du pays en 1962, l’« arabisation » a été perçue comme un moyen de se « réapproprier » une identité algérienne « spoliée » par l’occupant français, pour reprendre la rhétorique utilisée par les élites à l’époque.
Plus généralement, l’enseignement de la langue arabe est envisagé comme étant uniquement l’œuvre de la nation algérienne indépendante, souvent de façon assez simplificatrice. La puissance coloniale française, quant à elle, est souvent présentée comme ayant mené une politique hostile à cette langue.
Or, les faits historiques appellent à un peu plus de nuance. Un aperçu restituant les formes sous lesquelles s’est développé l’enseignement de la langue arabe durant la période coloniale permet de mieux recadrer le débat.
Langue parlée ou langue écrite ?
À partir de 1830, l’expédition française en Afrique du Nord nécessite le recrutement d’interprètes.
Ainsi, alors que le caractère durable de l’implantation française en Algérie se confirme et du fait des besoins militaires et administratifs, les apprentis arabisants se font relativement nombreux, encouragés par les autorités françaises, qui tentent de généraliser la connaissance de cette langue chez les militaires et les fonctionnaires.
Les nouveaux arabisants se répartissent en trois groupes : des chrétiens d’Orient entrés au service de la France dans le cadre de l’expédition d’Égypte (1798-1801), des « Européens » attirés par l’aventure en terre nord-africaine, et des Maghrébins, souvent de familles juives.
La question de la nature de la langue à enseigner se pose d’emblée : s’agit-il de la langue vulgaire, usuelle, parlée, ou bien d’une langue écrite se référant aux textes anciens, souvent coraniques ?
Le réseau saint-simonien représente un courant politique qui considère que la langue arabe et la langue française, placées sur un pied d’égalité, doivent être les langues d’une Algérie nouvelle conçue comme une entité binationale
Pour Louis Jacques Bresnier, un orientaliste français du XIXe siècle, il est illusoire de vouloir inculquer une langue algérienne « particulière », l’arabe algérien. D’autres, comme Jacques Auguste Cherbonneau, directeur du collège impérial arabe français d’Alger, penchent vers une langue médiane qui intègrerait certaines particularités du « parler algérien ».
Une position partagée par de nombreux militaires, et notamment par le réseau saint-simonien, avec à sa tête Ismaÿl Urbain, l’inspirateur de la politique du royaume arabe de Napoléon III.
Ce réseau représente un courant politique qui considère que la langue arabe et la langue française, placées sur un pied d’égalité, doivent être les langues d’une Algérie nouvelle conçue comme une entité binationale.
C’est dans cette optique que des primes sont décernées aux employés civils ayant prouvé leurs compétences linguistiques en langue arabe, faute de pouvoir exiger de tous une connaissance approfondie de cette langue.
Une commission chargée d’étudier les moyens de propager la langue arabe parmi les Européens et la langue française parmi les « indigènes » conclut dans un rapport rédigé par Ferdinand Barrot en 1848 à la nécessité d’agir énergiquement dans ce sens : le rapport ne recense que 180 élèves pour les chaires supérieures d’arabe, un chiffre considéré comme très faible.
Cette orientation est confirmée par un décret du 14 juillet 1850, complété le 30 septembre 1850, qui crée trois écoles primaires arabe-français – appelées médersas – à Médéa, à Constantine et à Tlemcen, dont les directeurs sont tenus de connaître l’arabe, puis les collèges arabe-français d’Alger (1855) et de Constantine (1863).
En Algérie, les médersas – à ne pas confondre avec les madrasas, les écoles coraniques – étaient destinées à dispenser un enseignement juridico-religieux ainsi que littéraire à de jeunes gens, dans le but d’en faire des intermédiaires musulmans capables d’occuper de hautes fonctions administratives, judiciaires ou religieuses au sein de l’État.
Elles ont contribué à la formation d’une certaine élite intellectuelle et politique, qui a joué un rôle important aussi bien durant l’époque coloniale que dans celle qui a suivi l’indépendance du pays, après 1962.
Chacune des trois médersas disposait de trois professeurs musulmans dont l’un d’entre eux était chargé de la direction de l’établissement. La durée des études était de trois ans. Tous les cours étaient dispensés en langue arabe.
« Double culture »
L’enseignement comprenait un cours de grammaire et de lettres arabes, un cours de droit et de jurisprudence musulmane, et un cours de théologie.
Pendant la Troisième République (1870-1940), les trois médersas étaient essentielles à l’effort colonial dans le contrôle des institutions islamiques, au travers de ce qu’on appelait alors le « culte officiel ».
Pour accéder au statut de cadi, d’imam ou de mufti ou bien pour devenir mouderrès (instructeur religieux) en Algérie française, il fallait posséder un diplôme de médersa.
En 1880, on dénombre une vingtaine d’écoles primaires mixtes arabe-français en Algérie, sans compter les établissements confessionnels.
L’idée est de former les étudiants de manière à les doter à la fois des qualifications religieuses nécessaires pour gagner le respect parmi la communauté musulmane, mais aussi d’une certaine maîtrise de la langue et de la culture françaises, nécessaire pour travailler avec l’administration.
Des milliers de jeunes hommes de toute l’Algérie étudient ou enseignent dans ces médersas, dont certains des noms les plus célèbres de l’histoire intellectuelle algérienne moderne.
L’idée est de former les étudiants de manière à les doter à la fois des qualifications religieuses nécessaires pour gagner le respect parmi la communauté musulmane, mais aussi d’une certaine maîtrise de la langue et de la culture françaises, nécessaire pour travailler avec l’administration
Réputés pour leur possession d’une « double culture », ils peuvent, grâce à ces connaissances, évoluer confortablement au sein de la société coloniale algérienne et durant les premières décennies de l’indépendance du pays.
On peut citer entre autres Mostefa Lacheraf, Malek Bennabi et Mohammed Bencheneb, de grandes figures du champ intellectuel algérien.
Entre 1904 et 1906, dans un contexte général de promotion des langues vivantes en France, la politique en faveur du développement de l’enseignement moderne de l’arabe en Algérie se manifeste de manière plus marquée. La langue peut désormais être présentée au baccalauréat.
De plus, de nouveaux concours pour le recrutement de professeurs d’arabe sont mis en place : le certificat d’aptitude à l’enseignement de l’arabe parlé dans les écoles primaires élémentaires, un autre requis afin d’enseigner l’arabe dans les écoles normales et les écoles primaires supérieures, un troisième permettant de dispenser des cours d’arabe dans les collèges, et enfin un dernier pour les agrégations.
L’arabe est de ce fait reconnu comme une langue importante à l’échelle algérienne.
Ainsi, jusqu’aux années 1920, le tableau de l’enseignement de l’arabe en Algérie montre des progrès remarquables aussi bien au sein de la population européenne qu’au sein de la population dite indigène. Même si, pour des raisons historiques évidentes, cet enseignement connaît un déclin durant les années 1940 et 1950.
Un tableau qui contraste malgré tout fortement avec l’image généralement véhiculée d’un pouvoir colonial menant un combat sans merci contre la langue arabe.
https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/france-coloniale-algerie-langue-arabe-francais-anglais-ecoles
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