Les héritiers de Lakhdar Ben Tobbal ont contesté la publication des mémoires d’un des dirigeants les plus puissants de la guerre d’Algérie. Mais cette polémique n’a fait qu’augmenter l’engouement pour ce document, d’une densité exceptionnelle, qui donne tout son sens au mot « radicalisme »
Lakhdar Ben Tobbal (troisième depuis la droite) lors d’une réunion du Gouvernement provisoire de la République algérienne, à Tunis, le 6 février 1962 (AFP)
Lakhdar Ben Tobbal fut un militant et un dirigeant algérien hors normes. Avec Abdelhafid Boussouf, son ami d’enfance, et Krim Belkacem, ils formèrent les 3 B, le fameux trio qui tint d’une main de fer hommes et institutions durant la guerre d’Algérie (1954-62).
Malgré la controverse qui a entouré ses mémoires, le livre de Daho Djerbal, Lakhdar Bentobbal, mémoires de l’intérieur (paru en 2021 aux éditions Chihab), constitue indéniablement l’événement éditorial de l’année 2021 en Algérie.
Il s’agit en effet d’un document d’une force exceptionnelle, qui révèle à la fois un personnage, un itinéraire, une époque, une génération, une manière de penser, de concevoir la lutte et d’agir.
À travers ce livre, des mots prennent tout leur sens : la radicalité, la foi en un parti, une croyance quasi religieuse dans le nidham (un mot qui signifie littéralement système, mais qui inclut aussi ordre, méthode et organisation).
Le livre éclaire aussi l’évolution politique future de l’Algérie. On y trouve en effet des indications qui expliquent, par exemple, cette dualité qui a toujours prévalu entre un pouvoir de façade et un pouvoir réel, depuis la guerre de libération jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi, parlant du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA, Parlement de la révolution, créé lors du Congrès de la Soumman en 1956), Ben Tobbal déclare sans ambages : « Nous n’avions pas confiance en cette instance, et nous ne la prenions pas en compte […]. Il ne nous était pas venu à l’esprit qu’un jour, le CNRA se réunirait et prendrait des décisions, qu’il deviendrait réellement une instance […]. Nous [les chefs des maquis] étions les seuls à avoir les moyens de notre politique. »
Sans nuance, ni compromis
Cette formule donne une idée du personnage Ben Tobbal. Tout d’un bloc. Sans nuance, ni compromis.
Militant du Parti du peuple algérien (PPA, créé en 1937 et dissous en 1939 par l’administration coloniale), il fut aussi membre de l’Organisation spéciale (OS, branche paramilitaire du PPA-MTLD, créée en 1947, partiellement démantelée en 1950, et dont sont issus tous les initiateurs de la révolution) et membre du Groupe des 22 (réunion clandestine des responsables de l’OS en juillet 1954 ayant validé le passage à la lutte armée).
L’homme du 1er novembre 1954 (date du déclenchement de la révolution) et chef de la Wilaya II (découpage correspondant aux régions militaires, ici le Nord constantinois) puis ministre au sein du Gouvernement provisoire de la révolution algérienne (GPRA, créé le 22 septembre 1956) passa sept années dans la clandestinité puis trois années dans les maquis de l’Armée de libération nationale.
De petite taille et d’allure frêle, Lakhdar Ben Tobbal se révèle être un redoutable homme de pouvoir.
Il a des opinions tranchées sur le personnel politique de son époque. Certains de ses jugements peuvent prêter à polémique, mais ils montrent le regard de ce militant de l’ombre sur ses compagnons et sur les dirigeants des autres partis indépendantistes.
Il expédie les oulémas (Association des oulémas, association réformiste fondée par Abdelhamid Ben Badis, décédé en 1940, privilégiant les volets culturel et religieux, hostile à la conception traditionnelle et figée de l’islam) de quelques formules lapidaires.
Ils « n’ont jamais pris position sur la question de l’indépendance nationale », ils « étaient contre toute action d’envergure », ils n’ont même « jamais été très honnêtes », selon lui, et « ils ne se sont jamais prononcés sur les moyens de réaliser l’indépendance ».
Lakhdar Ben Tobbal ne s’attaque pas frontalement à Abdelhamid Ben Badis, fondateur de l’Association des oulémas, mais son jugement sur ses successeurs est expéditif : « Bachir Ibrahimi était un franc-maçon », et Fodhil Ourtilani « un Algérien parti depuis longtemps et plutôt connu comme un escroc ».
Mais ce qui frappe chez le personnage Ben Tobbal, c’est le culte qu’il voue au parti, à l’organisation, au secret, un peu à la manière des communistes de la première moitié du XXe siècle
Mais ce qui frappe chez le personnage Ben Tobbal, c’est le culte qu’il voue au parti, à l’organisation, au secret, un peu à la manière des communistes de la première moitié du XXe siècle.
Il fait une profession de foi révélatrice : « Le parti était le parti, unique dans son être comme dans son existence, c’était notre vie même, une sorte d’absolu. Si les gens venaient à blasphémer devant nous, à la limite on laisse faire. Mais remettre en cause le parti… On pouvait tuer quelqu’un à cause de cela. Le parti était intouchable à nos yeux. »
Il insiste : « L’organisation a contribué à créer un militant nouveau, libéré de ses entraves », « Le militant était du peuple et communiait avec lui. »
La force de cette organisation a fait qu’il n’y a eu aucune fuite, alors que le nombre de personnes au courant des préparatifs du 1er novembre était élevé. Même les militants qui avaient refusé de participer au déclenchement de la révolution, après avoir été informés, ont gardé le secret.
La force de l’exemple
Lui qui rejoint le mouvement national avec la fin de la Seconde Guerre mondiale décrit avec minutie l’évolution du PPA-MTLD jusqu’au Front de libération nationale (FLN), en passant par l’OS.
« Après le 8 mai 45, ce fut une véritable purification du parti. C’était un autre parti, différent du premier sur tous les plans […]. Il y eut une prise de conscience de ce qu’il fallait verser pour obtenir l’indépendance, et cela était salutaire. »
Sectaire, radical, il l’était assurément. Il croyait au militantisme, aux hommes venus du terrain, prêts aux plus grands sacrifices. Il regrettait que le PPA ait confié des postes à de nouveaux militants qui avaient acquis une formation scolaire ou universitaire mais sans passé militant.
Après la Seconde Guerre mondiale, « sont arrivés un certain nombre d’intellectuels. Ils ont été immédiatement intégrés au parti. C’était là une grande erreur », écrit-il. Il en tire une conclusion lapidaire : « L’âme du PPA était partie. »
Bien plus tard, il se montra très critique face à l’intégration de dirigeants d’autres courants politiques au sein des organes dirigeants du FLN, notamment ceux qui avaient été contactés avant le 1er novembre 1954 et avaient refusé d’y participer.
Il reprocha à Abane Ramdane (un des chefs de la révolution) de « les avoir couverts, et envoyés à l’étranger dans les représentations du FLN, alors qu’ils avaient été condamnés à mort » par ce même FLN.
Il cite notamment Abbas Bencheïkh-El Hocine, futur ambassadeur en Arabie saoudite et futur recteur de la mosquée de Paris. Ben Tobbal assume aussi l’exécution d’Abbas Allaoua, le propre neveu de Ferhat Abbas (premier président du GPRA), abattu en 1955 à Constantine par des éléments de l’ALN.
Selon Ben Tobbal, qui accorde une importance démesurée au 20 août 1955, les ralliements en masse des années 1955-1956 sont d’abord le résultat de ces événements, et de la cassure définitive entre Algériens et système colonial.
Pour lui, c’est ce qui poussa à une « une avalanche » de ralliements, lesquels constituaient « plus un danger qu’un secours pour la révolution », car obtenus par la peur, non par l’adhésion volontaire, estime-t-il.
Ce qui lui permet de parler longuement de sa conception de la politique, où « la force de l’exemple est quelque chose d’essentiel. On ne peut assurer une autorité morale quelconque sur un militant si on n’est pas soi-même un homme sain. Le comportement individuel est une donnée très importante ».
De manière plus large, son regard sur le militantisme, le dévouement, sur le rôle de chaque génération, est frappant. « Une génération n’a jamais fait deux révolutions, et une génération qui a raté son rendez-vous avec l’histoire n’a jamais vu l’histoire revenir sur ses pas. »
Sur un autre plan, l’homme avait le contact difficile. Il était à l’opposé des dirigeants qui ont fréquenté des libéraux français ou qui se meuvent avec aisance au sein de la bonne société.
Didouche Mourad, un chef d’une dimension exceptionnelle
« Il n’était pas question pour moi de fréquenter un Européen. Je n’avais jamais eu de ma vie un ami ou compagnon européen », disait-il. « Avoir un ami européen, c’était, pour moi, une collaboration avec l’ennemi. »
Originaire de ce qui était alors un petit village, Mila, Ben Tobbal n’est pourtant pas un rural au sens premier du terme. Mais il avoue : « La grande ville m’effrayait toujours. J’étais comme ce paysan qui sortait de son douar [hameau] pour se retrouver du jour au lendemain dans une grande métropole. »
Son ami d’enfance Abdelhafid Boussouf appartenait à une branche pauvre de cette famille. Ils se connaissaient depuis l’âge de 4 ans, se sont séparés quand Boussouf a été contraint à l’exil à Constantine, au milieu des années 1940.
Ils se retrouveront tous deux à la réunion des 22 en juillet 1954, mais aucun d’entre eux ne savait que l’autre serait là. Ils se quitteront de nouveau pour ne se retrouver que trois années plus tard, à l’extérieur, pour former, avec Krim Belkacem, les 3 B.
Le regard de Ben Tobbal sur Messali Hadj, père de l’indépendance algérienne, fondateur du PPA-MTLD, est tout aussi déroutant de sincérité et de contradiction. Il affirme ne l’avoir rencontré qu’une fois, d’avoir eu l’impression « d’avoir approché un surhomme. Peut-être l’était-il vraiment, peut-être aussi avais-je un préjugé sur la personne avant la rencontre. Avec le temps, mon regard a peut-être changé. Mais ce qu’il nous a dit, ce n’était que des phrases ronflantes ».
Plus loin, il avoue : « Nous l’avons vénéré et nous sommes même arrivés à croire que c’était un homme sacré parce qu’il symbolisait notre pensée. Ça s’arrête là. »
En plus de son compagnon Zighoud Youcef, Ben Tobbal avoue une seule fois une admiration sans limite à un homme, Didouche Mourad, premier chef de la Wilaya II.
« Homme de pensée et d’action, il fut un chef d’une dimension exceptionnelle ; en cela, il ne ressemblait à personne ». Même s’il lui reproche « un courage qui frisait parfois l’inconscience », il considère que Didouche était « d’un niveau que très peu de dirigeants avaient atteint, ni Ben M’hidi ni Boudiaf qui, lui, était porté sur la phraséologie creuse et sans portée ».
Depuis le milieu des années 1940, le monde de Ben Tobbal s’était réduit, pour se limiter essentiellement aux militants qui avaient basculé dans la clandestinité. Il avait peu d’estime pour ceux restés dans l’action légale. Parmi ceux-ci, Lamine Debaghine (futur ministre des Affaires extérieures du GPRA) était « le seul en qui nous placions notre confiance ».
Mais c’était un homme « angoissé et soupçonneux », écrit-il. Invité à prendre la tête de l’insurrection, il déclina parce qu’il pensait que c’était un « traquenard ».
Quant à Abdelhamid Mehri (futur secrétaire général du FLN), sollicité avant le déclenchement de la lutte armée, il « ne prend jamais de décision, et passe son temps à réfléchir », selon Ben Tobbal.
Révélation de taille de ce livre, les fameux 3 B n’étaient pas en symbiose. Il s’agissait plutôt d’un équilibre qu’ils réussissaient à maintenir pour éliminer tout ce qui, à leurs yeux, pouvait constituer un obstacle à l’objectif commun, l’indépendance de l’Algérie. Jusqu’au moment où ils perdirent la main à la veille de l’indépendance.
Le livre évoque la période qui va jusqu’à 1957, celle durant laquelle Ben Tobbal vécut exclusivement en territoire algérien. Il expose les divergences avec Krim Belkacem, notamment lors du congrès de la Soummam.
L’un de ces conflits concernait le colonel Amirouche, que Krim Belkacem « défendait avec acharnement » après l’affaire de la « nuit rouge », ce qui a « choqué » Ben Tobbal.
La délégation de la Wilaya II au Congrès de la Soummam demanda que le colonel Amirouche fût « sanctionné » et « destitué de ses responsabilités ». À cette époque, Krim Belkacem était plutôt proche du duo Ben M’hidi/Abane. Il s’en éloignera plus tard.
Ben Tobbal n’hésite pas non plus à porter une critique très forte sur la « bataille d’Alger », l’un des épisodes clés de la guerre.
Le second tome des mémoires de Ben Tobbal risque d’être tout aussi puissant, car il devrait porter sur la période durant laquelle il devint un des hommes forts de la guerre de libération.
Cette ascension se fera parallèlement au déclin de Lamine Debaghine, un autre « radical », mais un civil, qui vient de faire l’objet d’un livre remarquable (Rachid Khettab : docteur Lamine Debaghine, un intellectuel chez les plébéiens, paru en Algérie aux éditions Dar Khettab), alors qu’un autre B, Boussouf, continue de faire l’objet d’un véritable culte de la part de ceux qui ont travaillé avec lui, comme l’atteste le livre de l’ex-ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, Boussouf et le MALG, la face cachée de la révolution algérienne (paru en Algérie chez Casbah éditions).
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