L’Algérie de tous les débats et de toutes les certitudes contraires… Un projet original, à la diffusion inédite, réunit dix-sept rêves ou cauchemars… on ne sait ? Ils dessinent une sociologie du pays par la fiction ou le témoignage, en faisant un pied de nez aux interventions plus « savantes ». Ils nous entraînent dans une autre Algérie…
J’ai rêvé l’Algérie est le fruit d’une collaboration entre la Fondation Friedrich Ebert Algérie et les éditions Barzakh, la maison d’édition littéraire algérienne la plus performante. Ce sont Amina Izarouken, chargée des programmes à la Fondation et Selma Hellal, responsable des éditions Barzakh, qui ont présenté le projet et sa réalisation. La question posée a été la suivante : « De quelle Algérie rêvez-vous ?», véritable bouffée d’oxygène dans la crise engendrée par la Covid 19. Le livre réunit des auteurs, de sexe et de génération différents, auxquels il a été demandé de traduire en mots leur subjectivité : « Celui-ci ne changera peut-être rien à notre réalité, écrit Amina Izarouken dans son « Avant-propos », mais trouvera, sans nul doute, écho auprès de celles et ceux qui s’acharnent encore à vouloir être libres de penser, de rêver et de bâtir ensemble ». Le projet s’est construit pour se donner « les moyens d’un ouvrage original, iconoclaste mais d’abord utile, autour d’une Algérie rêvée ».
Le collectif rassemble quatorze textes, également répartis entre fictions et témoignages. Ils font intervenir dix-sept auteurs et autrices – un des textes est écrit par les trois membres d’une même famille –, sept hommes et neuf femmes. La pyramide des âges se déploie de 1954 avec Arab Izar, à 1997 pour l’étudiant Zaki Kessai. Ainsi des écrivains connus et confirmés côtoient des auteurs débutants ou des « écrivants » pour lesquels l’écriture n’est pas l’occupation première. Mais tous ensemble et de texte en texte, ils donnent à lire une Algérie multiple dans ses réalités et ses espoirs. Des écrivains confirmés comme Chawki Amari, Hajar Bali, Habiba Djahnine et Samir Toumi côtoient des auteurs connus comme Salah Badis et Sarah Haïdar. Les onze autres viennent de différents secteurs professionnels et font partager leurs regards sur le présent et leurs constructions d’avenir. Il serait fastidieux d’analyser chaque création avec précision et ce serait réduire leur découverte par les lecteurs. Il s’agira donc ici d’aborder les thématiques du volume en nous attardant sur quelques-unes d’entre elles.
Si Alger m’était contée…
Commençons par l’invitation alerte, joyeuse de « La Balade du Centenaire » de Samir Toumi, auteur, il y a quelques années d’un récit plus dysphorique, Alger le cri. Sa promenade algéroise démarre « la place du 22 février » dont l’appellation commémore le centenaire du 22 février 2019 ; nous sommes donc en 2119. Le narrateur rappelle combien ce 22 février fut une naissance pour lui et une renaissance pour ses aînés, « enfants désabusés d’octobre 1988 ». Il en rappelle l’énorme élan mais aussi l’explosion, la durée, les arrestations et les provocations. Mais « notre arme ultime, le pacifisme, finit par triompher et un véritable régime démocratique fut instauré »… le premier rêve s’affirme ! Car le pays dont il parle, c’est « l’Algérie d’aujourd’hui, celle où je vis un heureux crépuscule, et où mes jeunes compatriotes envisagent, avec sérénité, leur avenir ». Ce vieillard heureux décrit la place qui ne connaît plus le trafic infernal et mortifère qui était le sien. Les transports ont changé : « il n’y a que des solarocyclettes, des électroplanches, ces capsules autonomes et des sunshineboards », nouveaux véhicules fonctionnant tous à l’énergie solaire. Ce qui n’est pas étonnant puisque Alger est devenue « une référence écologique mondiale »… !
Poursuivant son rêve, le narrateur rappelle le nom de la waliya d’Alger (préfète), Selma H., actrice de ce changement, il y a bien des années. On reconnaît aisément le nom de l’éditrice, Selma Hellal à laquelle est rendu ainsi hommage. Elle a été aidée par « le tout-puissant Parti écologiste algérien, le PEA ». Il s’arrête Place Maurice Audin face au « Lampadaire Khaled Drareni ». L’architecture et le mobilier urbain sont futuristes et, outre la description, il glisse une petite bio de Drareni – journaliste arrêté, encore en détention quand la nouvelle s’écrit –, sa libération et son devenir. Il emprunte ensuite la rue Didouche Mourad et fait admirer « la végétalisation totale des façades, des terrasses et de la rue ». C’est une véritable débauche d’arbres et de plantes, de jardins suspendus, de fontaines et d’oiseaux ; plus d’animaux domestiques, ils sont en liberté. On arrive à la cathédrale du Sacré-Cœur qui a conservé sa fonction, après avoir dépassé l’immeuble 90, « enchâssé dans un immense cube de verre » qui capte l’énergie solaire et permet ainsi aux lézards de se chauffer sur ses parois. Ainsi, l’Algérie a définitivement tourné le dos « à la destruction de la biosphère » et elle est une fédération très active parmi les quatre fédérations réorganisant le monde. Le capitalisme a été progressivement rogné au profit d’une organisation sociale et politique contre le profit et pour l’égalité. Le chemin pour ce fédéralisme a été long car il fallait éliminer l’exclusion et l’éradication des migrants. Le racisme est désormais passible de prison.
Sous de la Basilique du Sacré-Cœur, tout un complexe culturel a été installé. Mais le vieillard commence à être fatigué et renonce à sa promenade à pied. Il monte dans une capsule pour aller admirer la ville du haut de l’Aérohabitat dédié désormais aux artistes. Chaque étage porte le nom d’une grande figure du Hirak. Il est devenu « le parfait point de rencontre des engagements culturels et politiques ». Il est tard, la capsule le conduit au square Port-Saïd où il habite depuis de longues années. Il survole la ville qu’il aime tant : « J’ai l’impression de contempler des millénaires de souffrances, de combats et de douleurs, mais aussi d’espoirs et de victoires, si profondément inscrits dans le relief de la ville ». Il faut lire cette nouvelle pour ressentir le bien-être que procure cette promenade dans le rêve d’Alger réconciliée avec elle-même.
Une sociologie du pays
Si Samir Toumi fait le pari d’une projection ludique qui aborde, mine de rien, bien des sujets comme celui de l’écologie, la répression, l’égalité Femmes/Hommes et les migrants, le ton est beaucoup moins euphorique dans d’autres nouvelles dont on peut souligner le point d’attaque dominant. Du côté du diptyque pouvoir politique/médias, deux textes : « Smart-Country » de Hajar Bali imagine, en 2033, la visite-surprise d’un jeune journaliste, Abdou Labadi, à un ex-président, Joe Lahcène, à la veille de son jugement pour destitution. Cette confrontation de deux générations soulève la question du pouvoir même quand les intentions sont louables, les conditions d’exercice du journalisme et le niveau de vie des groupes sociaux. La seule remarque de Joe est de dire à Abdou : « J’espère que vous avez gardé votre sens de l’humour. C’est la seule chose qui m’impressionne encore aujourd’hui ».
Le second texte est celui de Chawki Amari qui livre son analyse acerbe, précise et désabusée des médias dans « Quand la machine remplacera le journaliste, qui écrit déjà sur une machine ». Il parcourt avec brio hier, aujourd’hui, demain et après-demain, posant la question « qui « suijent »-ils ? » du contre-pouvoir que doit être le journalisme. Il parvient à la conclusion que ce contre-pouvoir sera totalement neutralisé, à une exception près, l’humour « arme suprême du recul et finalement dernier ressort de l’humain ».
Salah Badis embraye, lui, sur une autre forme de communication, la publicité dans « Nous devons sauver l’avenir ». Il constate une particularité des publicités algériennes : l’absence « des ciels, des horizons ouverts, ou de navires fendant les flots ». Pour quelle raison ? L’Algérie est un pays tourné vers le passé. Un constat sonne étrangement en ces temps de débat houleux autour du « Rapport Stora » au Président Macron : « Après avoir entonné « Nous avons chanté la mélodie de la mitrailleuse » et promis la libération des peuples opprimés, l’Algérien est dorénavant isolé du monde, voire de ses compatriotes, habitant des villes reculées, ne se battant qu’à propos de certains détails de l’histoire, le plus souvent insignifiants mais qu’il imagine fondamentaux – ersatz d’un pacte social inexistant ».
Khadidja Boussaid, quant à elle, affirme dans « Rêver la recherche scientifique autrement », le dysfonctionnement de ce secteur – hiérarchie non justifiée dans l’échelle des compétences, répartition injuste des crédits, etc. – interpellant le lecteur pour que, tous ensemble, nous nous indignons « selon l’invitation de Stéphane Hessel », « car l’indignation ouvre les chemins de l’espérance ».
Deux témoignages tentent la confrontation des générations et des idées, appelant au débat fructueux et non au pugilat. « De quelle Algérie rêvent Bouchra, Fériel et Zaki ? » de Bouchra Fridi, Fériel Kessaï et Zaki Kessaï, juxtapose les rêves de la mère, née avant 1962, de la fille née en 1988 et du fils, né en 1997. Cette juxtaposition est particulièrement éloquente quant aux réalités et aux rêves de chacun.
« L’Agora » d’Akçil Ticherfatine invente une discussion telle qu’il la rêve dans son Algérie du futur. Les interlocuteurs réunis sont une lycéenne, un vieux, un homme de foi, un démocrate, une féministe, un militant culturel, chacun abordant les sujets qui lui tiennent à cœur : « une génération qui écoute sans interrompre, qui s’écoute dans l’attention et qui agit sans hésitation pour construire dans la durée l’avenir qui fut confisqué par le passé ». On remarque toutefois que cette assemblée idyllique n’échange pas vraiment mais qu’elle est une juxtaposition de rêves « pour qu’un semblant de vivre-ensemble s’installe dans cette Algérie qui est nôtre ».
Il revient à Arab Izaar, le plus âgé, d’écrire un récit parcourant la longueur de sa vie et de celle de son entourage. Un récit classique et sympathique pour mesurer le temps écoulé et les espoirs encore possibles, sous la bannière du poète Louis Aragon, « Des rêves modestes et fous ». Il faut faire émerger un monde où le « nous » est remplacé par le « je » :
« Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure
Si je rêve c’est bien de ce qu’on m’interdit
Je plaiderai coupable il me plaît d’avoir tort
Aux yeux de la raison le rêve est un bandit ».
Femmes à la barre
Poursuiv cet aperçu des textes du collectif, Souad Labbize analyse les trois nouvelles de jeunes autrices, Wiam Awres, Atiqa Belhacène et Sarah Haïdra, toutes dénonciatrices du présent, avec douceur ou brutalité. La première nouvelle de l’ouvrage, La dernière danse, de Wiam Awres, commence par les yeux fermés d’Assia plongée dans un rêve. La narratrice curieuse de connaitre le contenu du rêve de son amie, évoque un enterrement mixte où le cercueil d’une grand-mère est porté par femmes et hommes se relayant, sans que le lecteur non-averti – disons une lectrice ignorant la coutume musulmane interdisant les obsèques aux femmes – puisse y déceler l’élément intrus, tant la narration n’en fait pas un fait remarquable. Nous qui avons été interdites d’obsèques dans nos sociétés, savons combien cette banale participation à la mise en terre relève de l’impensable pour la moitié de la société dont la présence au cimetière n’est pas tolérée au moment de l’enterrement. Wiam Awres commence son Algérie rêvée par le droit banal mais combien symbolique de pouvoir accompagner un(e) proche à sa tombe, processus incontournable pour initier le deuil et appréhender concrètement la perte et mieux l’accepter avec ses mystères et sa douleur. Pourquoi les femmes qui donnent la vie ne peuvent-elles pas enterrer ou accompagner un(e) enfant, une mère, un(e) aimé(e)? Nous l’ignorons, les motifs invoqués sont dérisoires, comme toute l’armada d’argumentaires justifiant les différences entre les sexes qui nient aux femmes des droits élémentaires même quand celles-ci affrontent la perte d’un(e) proche. Nous voilà, comme dans un travelling de film, allant des paupières d’une rêveuse, au cimetière lors d’un enterrement, au labo de botanique d’Alger où l’on procède à la numérisation des espèces végétales pour toute l’Afrique du Nord, en prenant en compte les noms en arabe dialectal, la derja, et le tamazight. Travelling commencé sur des paupières, rideau protégeant l’intimité d’un rêve et quittant le lit partagé par la narratrice avec l’amie endormie et suivant l’itinéraire libre d’un personnage qui l’est aussi. Oui, pour qui connait la société de la jeune autrice, il est rapide d’entrer dans le récit par la lucarne du rêve. Il y a tant de rêves à faire et refaire pour affronter le quotidien si compliqué pour tant d’Algérien(ne)s. Ce récit pose le décor improbable d’une société où une jeune femme quitte le lit conjugal laissant sa partenaire endormie au milieu de ses rêves pour marcher dans le quartier en pleine nuit, et nous lectrices ne sommes pas prises de panique. A une heure du matin, il ne lui arrivera rien, grâce à la liberté de Wiam Awres de nous promener dans son Algérie rêvée, avec la poésie et la force narrative tranquille, faisant aimer des adultes partageant leur intimité amoureuse sans que cela ne paraisse suspect. Un récit calme où des Algériennes ne rendent pas de comptes au patriarcat et ses généraux moustachus ou barbus, tout simplement parce que cette vie rêvée parait des plus banales, sorte de minimum syndical d’un pays où les femmes vivent pleinement leur vie comme si c’était un rêve. Quoi de plus ordinaire qu’une mère de famille qui tournoie seule, comme un derviche autour de lui-même, la nuit dans la rue? C’est cela l’Algérie dont nombre de femmes et de fillettes rêvent, une société faite de liberté d’aimer, de sortir la nuit, de danser seule sans que cela ne fasse « mauvais genre ». J’imagine la déception d’une lectrice non-initiée aux tabous et difficultés sociales contournées par ce récit où chaque séquence doit être expliquée comme étant une clé ouvrant une des nombreuses portes qui nous enferment, nous citoyennes vivant au cœur d’un patriarcat étouffant.
Saisie, acculée, qui ne l’est pas en commençant la lecture de la nouvelle intitulée Capharnaüm, d’Atiqa Belhacène, récit qui démarre le 49 juillet 2199, avec ce bout de journal: « (…) nous avons fini par être broyées. Fourmillant comme un million de teignes, les corps des hommes se sont entassés dans nos mémoires peuplées de lassitudes et nous ne les avons plus comptés.» J’aurais pu m’écrier cette interjection devenue familière sur les réseaux sociaux: « Oh my God! » Ces lignes ne ressemblent pas à une entrée en rêve, ce début de récit propulse dans le cauchemar en cours que l’écriture rend supportable, viable. Ce début de texte est en soi mon Algérie rêvée, celle du jeu littéraire des images qui cognent avec des gants de velours. On n’entre pas impunément dans le rêve d’autrui, surtout s’il s’agit du capharnaüm de femmes poussées vers la prostitution. « Nous n’étions pas des épaves échouées aux rivages des maisons closes quand, pour la première fois, nous avons écarté les jambes contre l’assurance de pouvoir dîner ». Il faut lire et relire les phrases du premier paragraphe pour accepter de s’asseoir dans un coin de ce récit bouleversant et attendre la suite. C’est ce que j’ai fait et dans le ravissement des images, j’ai vu passer l’horreur, des femmes, des chiens, des bébés et des hommes. « Mendiante le jour, prostituée la nuit, Manel avait négocié son vagin auprès des gardiens du jardin : contre cinq cents dinars la passe, elle avait son coin à l’aile ouest où elle pouvait allonger son bébé et s’assoupir quelques heures avant le crépuscule, les laissant à leur shit et à leurs bières ». La suite nous projette dans quelque chose de l’univers intraitable de Sofi Oksanen, autrice de l’impressionnant Purge et nous voilà à la rue, mais à Oran, en Algérie, avec la jeune narratrice, suite à un avortement non-consenti opéré par le père chirurgien : « Nous avons fui cette nuit-là, mon utérus et moi». Comment passer dans un récit d’une phrase décrivant une scène de conflit familial au tribunal où des frères tentent de déshériter leur sœur reniée – « la meute contre la putain, ils s’imaginent certainement capables de me dévorer toute crue » –, à une déclaration adoucissant soudain tout le reste du récit : « (…) la vie m’a donné ce qu’il y a de mieux dans ce monde : une vie de femme parmi les femmes » ? Ce sont les images employées par Atiqa Belhacène pour dépeindre ce capharnaüm, c’est la force de sa poésie qui allume une bougie dans les réduits où la conscience collective range ces vies-là, les prostituées.
« J’ai partagé mes gains avec rqaya en contrepartie de ses clients, et aujourd’hui, Manel a les miens, et me reverse la moitié de ses recettes ». S’agit-il d’un cauchemar ou d’une Algérie rêvée où la narratrice et les autres prostituées vivront en 2200 ?
Petit scénario d’anticipation à l’usage des tyrans commence en prison, sur des propos dénotant une grande liberté d’expression. On comprendra, à la fin du texte, que ce sont les propos de rescapées de ce mouroir. Cette « prison des glaïeuls » centre de détention pour femmes est décrite ainsi : « abri de chiennes errantes et malades ; fourrière où s’entassent les accidentées de la vie ; cimetière grillagé où palpitent encore des cœurs pleins de haine et de tendresse. Ici, nous faisons cohabiter nos démences et, devant les murailles et les miradors, danser le peu de rage qui nous reste ». La parole est donnée aux prisonnières et la conversation entre deux détenues donne à voir leur liberté de pensée et de langage. Ici aussi, les faits se conjuguent au féminin et dès les premières lignes, arrive le mot « baiser » dans la bouche d’une détenue, suivi de ce passage : « Dahbia doit commencer à sentir les électrodes du plaisir lui courir sur le corps sous les coups de langue de Kaïssa ». L’espace carcéral est un lieu certes enfermant et injuste mais les détenues y vivent l’impensable et s’expriment crûment sur des sujets habituellement tabous. « Repues d’une liberté scandaleuse, nous avons refusé de désobéir au démon ». Peu à peu, la relative liberté perçue dans le langage et l’attitude des détenues envahit l’espace textuel et le petit scénario d’anticipation du titre se précise dans une écriture serrée et une langue affranchie : « C’est de cette haine, poème sans fin et élégie noire, que je me nourris désormais, comme d’une beauté inépuisable ».
Sarah Haidar évoque le projet de révolution qui s’annonce : « On ne pouvait plus acheter le silence international à coup de ventes au rabais de la terre et des êtres ». A l’automne 2032, une révolte des femmes dont on n’a pas cherché à identifier les « coupables » a entraîné une décision arbitraire : envoyer en prison toute personne du sexe féminin de plus de 15 ans. Les détenues déjà là voient arriver ces nouvelles recrues. Elles déclenchent une grève de la faim de « trois cent vingt-cinq jours, deux heures et trente deux minutes ». Sur les « cinquante-trois-mille-deux-cent-treize détenues », il ne reste que quelques rares survivantes : « Lorsque les portes s’ouvrirent et que le premier soleil non filtré par les barbelés nous caressa les cheveux, nous n’étions plus que quelques dizaines… ». La foule les exhorte à reprendre des forces, « pour la suite… »
Une présence et une revendication : l’égalité
D’un texte à l’autre, même quand ce n’est pas le sujet central comme dans ces trois nouvelles, la présence des femmes s’impose. Dans la nouvelle futuriste de Samir Toumi, deux noms de femmes sont mis en valeur : Selma H. et Amira. Dans celle d’Hajar Bali, c’est Zohra, femme de l’ex-président déchu dont on rappelle assez longuement le combat, elle qui s’est battue « comme une lionne, pour faire abolir le code de la famille » et parcourir l’Algérie pour faire accepter les réformes. Mais dans ce smart-country, il y a aussi Atiqa, la vieille bonne dont ce président, pourtant tolérant, ne peut se passer comme tout homme qui a besoin d’une femme pour survivre au quotidien.
C’est vrai aussi dans le récit de Mohamed Larbi Merhoum, « Hamma 2034 : le fabuleux destin de Betbota » où l’héroïne annoncée dans le titre ne fait son entrée qu’aux trois quarts du récit. Dans ce texte écrit par un architecte, l’autre sujet, la réhabilitation du quartier du Hamma à Alger, tient le devant de la scène. Rappelant le soulèvement populaire du printemps 2019, le narrateur affirme : « nous avions redécouvert l’envie de rêver, de dessiner notre destin ». Après l’énumération de tous les obstacles, une amélioration de la vie politique avait su s’imposer, en neutralisant le FLN et en imposant le pluralisme, en reformatant tous les partis politiques. L’économie informelle avait pu être éliminée et les transactions financières mises au pas. Plus de médecine gratuite mais un sytème de santé réorganisé : « Nous qui militions pour rêver algérien, réfléchir algérien et donc agir algérien, étions enfin écoutés ».
C’est à la faveur de cette transformation longuement évoquée que le narrateur fait entrer en scène une nouvelle Maire élue qui a redressé la situation, aidée d’une femme, devenue architecte, au destin arraché à la misère : « Betbota, Louisa de son vrai prénom, était l’architecte de la commune. Née de père inconnu, elle avait passé son enfance dans un squat, derrière l’hôtel Sofitel ». C’est sa silhouette rondelette qui lui avait valu « le sobriquet de Betbota ». Rénovant le quartier, les deux femmes rebaptisent les rues, les places, les monuments… E le récit se termine par l’imminence d’un tournoi de football scolaire féminin où le collège laïc Kateb Yacine va jouer contre le collège musulman Benbadis.
Il nous faut parler aussi de l’attachant récit de Louisa Mankour qui raconte « L’Histoire de G. » dans un service de neurologie. Elle entraîne le lecteur dans une étude de cas, avec délicatesse et précision. On suit le parcours de cette jeune fille atteinte d’une maladie génétique et qui, même si elle ne peut être guérie, peut être améliorée, ce à quoi s’emploient les différents services de soignants. Le lecteur se laisse guider jusqu’au terme de l’histoire, rêvant de ce service performant et humain… Il tombe alors sur un « Erratum » : « Rien de s’est déroulé comme je vous l’ai raconté, tout ce qui précède est un rêve, non pas au sens onirique mais au sens utopique du terme ». Et les dernières pages sont consacrées à dire la vérité, à « ré-embobiner » cette histoire : « En réalité je ne rêve pas, je suis complètement désespérée ». Louisa Mankour a 30 ans et est neurologue dans une structure publique.
Terminons par le rêve de Habiba Djahnine, « Terre inconnue », blason de l’ensemble des textes. Il s’affirme dès ce titre comme un espoir et un mystère. Les strophes s’égrènent au rythme des interrogations que se posent tous les auteurs de ce collectif. Les deux premières sont lourdes de lucidité :
« Avons-nous un pays de rêves ?
Ou un pays de fantômes ? »
Et une réponse s’énonce, non moins réaliste :
« Je ne rêve pas pour l’Algérie
Année après année, j’apprivoise mes
Cauchemars »
Ce long poème n’est-il que désillusion et désespoir ? Non, car il éveille au fur et à mesure de son avancée la solidarité de la lutte, la méfiance pour ne pas s’emballer inutilement. Aussi, le poème peut affirmer :
« Je rêve de mots barricades
Je rêve de mots pour nous réinventer
Des mots qui riment avec la liberté tant chantée
Elle est si seule dans mon rêve, la liberté ! »
L’action est préférable au rêve qui apparaît comme un leurre anesthésiant :
« Je m’éloigne pour regarder le paysage
Qui s’offre telle une destinée contrariée »
Pour s’élancer véritablement vers un autre horizon, faut-il « rompre avec la mémoire des morts » ? Le souvenir d’enfance vient confronter le présent à un passé, un passé où une porte s’ouvrait sur la présence rassurante du père :
« Pour croire, encore croire, que les espérances
Aussi sont belles
Comme une aube en compagnie du père »
Mais le présent dessine
« Une géographie des tragédies
Des disparus
Des disparus
Des disparus »
Peut-être l’imprévu est-il en marche ? Entre question et tension vers le possible, le poème s’achève dans la lucidité de l’incertitude :
« Je marche dans un désert brumeux
Chaque pas me mène vers une terre inconnue
J’ignore s’il s’agit du monde des rêves
J’ignore si le rêve est encore possible
D’autres disent que le rêve est ce qui reste
Lorsque tout est perdu
Avons-nous tout perdu ? »
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