Alger a expressément demandé à Ankara de lui livrer l'adjudant-chef Guermit Bounouira, soupçonné de divulguer, à l'étranger, des secrets militaires.
« Sur ordre du président de la République, chef suprême des forces armées, ministre de la Défense nationale, et en coordination entre nos services de sécurité et les services de sécurité turcs, l'adjudant-chef à la retraite Guermit Bounouira, qui avait fui le pays, a été remis jeudi aux autorités. Il comparaîtra devant le juge d'instruction militaire lundi. » Le ton du communiqué officiel publié hier par les autorités algériennes peut intriguer. En effet, pourquoi le rapatriement d'un sous-officier devient-il pour ainsi dire la préoccupation du président lui-même ?
Il faut dire qu'il ne s'agit pas de n'importe quel sous-officier : l'ex-adjudant-chef Guermit Bounouira était le secrétaire particulier du défunt patron de l'armée, le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah, décédé le 23 décembre 2019. On s'en souvient : l'ancien chef d'état-major de l'armée était au centre de la gestion de la crise qui a secoué l'Algérie depuis le déclenchement, le 22 février 2019, du hirak, ce mouvement populaire qui a obligé le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, à quitter le pouvoir au bout de vingt ans de règne.
Guermit Bounouira, en tant que secrétaire particulier de l'ex-chef d'état-major, jouissait donc de la confiance de ce dernier et occupait un poste très sensible. Des rumeurs faisaient état, dès la disparition d'Ahmed Gaïd Salah, également vice-ministre de la Défense, d'un certain chamboulement au sein de l'armée, mais peu auraient imaginé une suite d'événements de la sorte.
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Bounouira, un homme en fuite depuis mars…
Selon le site d'information Algérie patriotique, « Guermit Bounouira a quitté le territoire national le 5 mars dernier, avec sa femme et ses deux enfants, via l'aéroport international Houari-Boumédiène d'Alger ». « Cet adjudant-chef originaire de Tissemsilt, dans l'ouest du pays, a fait parler de lui en raison de l'influence anormale qu'il exerçait sur d'anciens haut gradés de l'armée – aujourd'hui emprisonnés ou limogés – qui, pourtant, occupaient des fonctions autrement plus importantes que la sienne. Il a amassé une fortune colossale et acquis des biens qui se chiffrent en milliards de centimes », selon le même site.
Selon TSA, « l'ancien sous-officier fera face à de graves accusations : détournement, fuite de documents et d'informations confidentielles du ministère de la Défense nationale (…). Le mis en cause est soupçonné d'être entré en contact avec des individus recherchés par la justice et en fuite à l'étranger afin de diffuser les documents et informations en question. Guermit Bounouira est également soupçonné d'avoir mis à profit le poste qu'il occupait afin d'acquérir des biens tant en Algérie qu'à l'étranger ».
Pour Algérie patriotique, la gravité de l'affaire réside dans le fait que l'ancien adjudant-chef « négociait sa naturalisation [en Turquie] contre des documents qu'il aurait subtilisés du coffre-fort de l'ancien vice-ministre de la Défense nationale ». Sa fuite, selon ce site et d'autres sources, aurait été facilitée par l'ancien patron de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le général Wassini Bouazza… en prison depuis avril dernier dans le pénitencier militaire de Blida, au sud d'Alger.
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… avec la complicité du général Bouazza…
Le général Bouazza, tout puissant patron des services secrets intérieurs, occupait le poste de directeur général de la sécurité intérieure depuis avril 2019, au moment même où le hirak prenait de l'ampleur. Officiellement, le général Bouazza est poursuivi dans deux affaires distinctes : la première, pour laquelle il a été condamné à huit ans de prison, englobe « outrage verbal à corps constitué », « humiliation d'un subordonné », « faux et usage de faux » et « détention d'une arme et de munitions de guerre ». Le journal El Watan explique qu'il est « également poursuivi pour un autre dossier plus lourd, actuellement en instruction au tribunal militaire de Blida ». L'ex-patron de la DGSI, un service de sécurité et de renseignements né de la fragmentation du DRS, le Léviathan sécuritaire des années 1990-2000, est surtout soupçonné par les autorités d'avoir joué un rôle dans la promotion d'un des concurrents d'Abdelmadjid Tebboune, en la personne d'Azzedine Mihoubi, à la présidentielle de décembre 2019. Le haut commandement de l'époque avait ressenti le positionnement de Wassini Bouazza – qui a fini par « intoxiquer » plusieurs médias et chancelleries étrangères qui ont misé sur Mihoubi – comme une « trahison » et une « tentative de jouer contre tout le haut commandement et les nouvelles autorités politiques ». « Bouazza a profité de la confiance d'Ahmed Gaïd Salah qui, dans sa précipitation à vouloir remplacer tous les fidèles de l'ancien patron des services Mohamed Mediène (en prison), a fait un mauvais casting en l'intronisant à la tête de la sécurité intérieure », explique une source qui a suivi ce dossier.
… tombé depuis en disgrâce
Après l'élection de Tebboune, « tout le monde [savait] qu'entre le président et le patron de la DGSI les relations « n'étaient pas aussi reluisantes ». Cela transparaissait, expliquent nos sources, « à travers les décisions, contre-décisions, résistance et opposition parallèle, qui suscitaient de lourdes interrogations au sein de l'opinion publique », révélait El Watan en avril 2020, date du limogeage de Bouazza. Entre-temps, plusieurs changements à la tête de différents services de renseignements et de sécurité ont porté la patte de la nouvelle équipe Tebboune-Chengriha (le chef d'état-major). Certains hauts officiers, d'ailleurs, ont été récemment réhabilités alors qu'ils étaient la cible de « coups montés » par l'ex-patron de la DGSI, le général Bouazza.
Guermit Bounouira pris au piège d'intérêts croisés algéro-turcs
Quoi qu'il en soit, Erdogan a tenu compte d'enjeux plus importants entre l'Algérie et la Turquie que le sort d'un adjudant-chef à la retraite prêt à livrer des secrets militaires. « Le président turc semble avoir saisi le message d'Alger qui a considéré cette affaire comme un casus belli et un acte hostile contre les intérêts fondamentaux de l'Algérie », ajoute la même source. Ainsi, la semaine dernière, une « équipe spéciale des services [algériens] de la sécurité intérieure et du contre-espionnage s'est déplacée en Turquie pour procéder à l'arrestation de Guermit Bounouira », rapporte El Watan en citant un blogueur algérien qui suit les affaires sensibles.
Selon Reuters, le président algérien avait, fin juillet, appelé son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, pour lui demander de remettre à Alger ce sous-officier en fuite, qui aurait notamment divulgué un tableau expliquant les activités, les codes et les noms d'officiers de l'armée. « Pour Ankara, toute opposition directe algérienne à son rôle en Libye pourrait compliquer une opération militaire loin de ses propres côtes. Cependant, malgré quelques désaccords sur la Libye, l'Algérie et la Turquie ont maintenu de bonnes relations. « Nous avons très bien travaillé avec nos homologues en Turquie », a déclaré la source de sécurité algérienne.
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Il faut rappeler qu'Alger, active sur le dossier libyen, souhaite lancer une initiative conjointement avec la Tunisie, tout en s'impatientant devant les ingérences, surtout militaires, des acteurs comme les Émirats arabes unis ou la Turquie. Mais en parallèle, sur le plan économique, les deux pays renforcent depuis quelques mois leurs relations privilégiées. Alger est en effet le premier partenaire commercial d'Ankara en Afrique, avec des échanges qui varient entre 3,5 et 4 milliards de dollars par an. Pour ce qui est du volume des investissements turcs en Algérie, il a dépassé les 3 milliards de dollars, et les deux pays veulent le hisser à 5 milliards de dollars dans les prochaines années. Autant d'éléments qui ont facilité la coopération des Turcs quant à l'arrestation de l'adjudant-chef en retraite Guermit Bounouira.
Par Adlène Meddi, à Alger
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