« Ah ! si je les tenais, ces bandits », soupirait, à certains soirs, Baptiste de sa voix caverneuse et nous savions que ce morne cri de rage se répercutait d’un stalag à l’autre pour aller mourir dans les camps de concentration, là où les hommes n’avaient même plus la force de haïr. Je ne pensais guère en ces jours désespérés où l’horizon se striait de barbelés, je ne me doutais pas que l’ironique destin me ferait, quelques années plus tard, témoin de la nuit du règlement des comptes à Nuremberg. L’un des plus humbles esclaves du Feldmarshall Keitel a vu le visage du vieux guerrier se crisper sous la corde de chanvre. Gœring, sur sa civière, m’a nargué de son œil ouvert et le distingué Doktor Schacht m’a traité de Lieber Freund parce que j’ai tendu une tablette de chocolat à sa petite fille. Elle avait six ans, je ne pouvais pas, décemment, la haïr encore, j’avais même licence (par les convenances de l’époque) de la gâter discrètement. Quitte, bien entendu, à dire à la cantonade : « Ce n’est pas de sa faute, elle n’a rien fait pour être la fille de cette immonde fripouille et, au demeurant, je ne serais pas étonné qu’à vingt ans, elle soit comme les autres Boches. »
… Providentiels pendus de Nuremberg, vous m’avez assuré, pendant de longues années, un prestige, une compétence que, sans vous, j’aurais été bien incapable d’acquérir. Il m’a suffi de vous voir vous balancer au bout de vos cordes pour passer immédiatement dans le clan des augures pour qui la guerre, la victoire et le procès de Nuremberg n’avaient pas de secrets.
Gœring, Hess, Ribbentrop, Streicher et les autres : visages immobiles, grimaçants ou hautains…
Pourtant, grands chefs nazis, que vous étiez ternes, le premier jour du procès, quand je vous vis dans le box du Palais de Justice de la ville de Dürer ! Rien ne vous distinguait de l’Allemand-Moyen. Vous étiez là, avec vos tics, vos petites manies, l’air gêné de gens qui ne comprennent rien à l’histoire qui leur arrive…
Nous les retrouvions tous les matins, un peu comme on croise des voisins de palier. La curiosité des premiers jours passée, ils nous étaient devenus familiers et un tant soit peu indifférents.
— Tiens, se disait-on distraitement, von Schirah n’a pas bonne mine aujourd’hui. Une crise de foie, peut-être ?
À vrai dire, ils n’avaient pas fière allure, les vingt et un grands criminels de guerre ! Sauf, peut-être, Gœring qui donnait là sa représentation d’adieu. Cabotin frileux, un foulard rouge à pois jaunes noué autour du cou, il s’affalait sur le banc, un bras jeté sur le rebord du box. Parfois, il se penchait vers son voisin, secouait la tête, se frappait la poitrine, riait d’abondance ou bâillait ostensiblement. Grand seigneur de l’Aventure, égaré parmi des hommes de main et de méticuleux comptables de cadavres, la seule faiblesse qu’il se permettait était celle de lorgner avec insolence les jeunes secrétaires des délégations juridiques qui passaient devant lui, les bras chargés de dossiers. À son côté, Hess avait l’air d’un rat. Son visage, petit triangle blafard, écrasé par une barre épaisse de sourcils, se crispait parfois en une affreuse grimace qui découvrait une double rangée de dents jaunes et pointues. Il passait de longues heures à lire des romans anglais et ne prêtait aucune attention au déroulement du procès. Ribbentrop qui, pendant quinze ans, avait tenu, entre ses doigts effilés d’aristocrate, les fils des relations internationales, n’était plus que son propre fantôme : visage immobile, visage d’un mort, visage d’un sphinx qui connaissait beaucoup de redoutables secrets. Lippe retroussée, masque hideux de vieillard lubrique, Streicher, gauleiter de la Franconie et directeur du « Sturm », organe officiel de l’antisémitisme en Allemagne, mâchait du chewing-gum à longueur d’audience. Le professeur Yalma Schacht faisait bande à part. Il méprisait ses complices, se sachant le plus intelligent, le plus subtil, le plus immoral, sans doute, de tous. Bien des années plus tard, une Allemande me dit :
— Les juges de Nuremberg ont acquitté le plus coupable, celui qui, sans jamais se compromettre, a le mieux servi le régime nazi : mon beau-frère que je connais bien…
Le distingué économiste du quatrième Reich passa quelques mois dans un camp de concentration. On peut se demander si ce ne fut pas là une suprême subtilité de Yalma Schacht que de se brouiller avec Hitler au moment même où tout présageait la chute du régime nazi. Je le revis quelques mois après le procès de Nuremberg. Le tribunal allemand de dénazification l’avait, à son tour, blanchi et il venait d’arriver avec sa femme, de trente ans plus jeune que lui, et ses deux fillettes – cinq et six ans – dans un minuscule chalet en bois, blotti au fond d’une sapinière de la « Heide » de Lüneberg. Il était toujours le même : long cou décharné de condor, regard fulgurant derrière des lunettes cerclées de fer, geste nerveux des doigts s’agrippant au bord de la table.
Le poète du chiffre, le dompteur de la statistique, l’infaillible chirurgien de la gangrène économique, vivait calmement, cueillant des champignons, rêvait dans le fauteuil d’osier dont les pieds s’enfonçaient profondément dans le sable allemand… et pensait déjà peut-être à des lendemains moins désœuvrés.
Il distillait le fiel avec une désinvolture digne d’admiration. Nous bavardâmes une heure ; jamais je n’entendis jugement plus féroce sur le peuple allemand, sur les nazis, sur les Alliés. Un seul être avait quelque valeur aux yeux de Yalma Schacht : lui-même. Keitel avait le regard de nos sentinelles du temps où nous étions leurs prisonniers : même arrogance ennuyée, même morgue, même totale inaptitude à donner une valeur humaine aux pensées et aux faits. Baldur von Schirah était beau comme un dieu déchu de l’Olympe. Quand il enlevait ses lunettes fumées, le regard du führer de la Jeunesse reflétait la hantise d’un prochain rendez-vous avec la mort. Rendez-vous manqué par la grâce du tribunal allié. Von Neurath, lui, avait le regard pensif et étonné : « Surprenant enchaînement des événements, y devinait-on, qui m’a conduit au milieu de ces personnages à mine patibulaire. » Le « noble vieillard », au demeurant assez effacé dans son bref intermède de gauleiter de la Tchécoslovaquie, était entouré, d’une part, par Fritsch, le beau gigolo de la radio allemande, de l’autre, par Kaltenbrunner, l’inexpressif homme de main de Himmler. Les autres accusés donnaient l’impression d’être aussi bêtes que leur permettaient les hautes fonctions qu’ils avaient occupées dans le Grand Reich : oui, Franck, Funk, Sauckel, Seiss-Inquart étaient bêtes !…
Car un homme, si cruel, si amoral qu’on pourrait l’imaginer, mais intelligent, n’écrirait jamais, dans son journal intime, des confidences comme celles que Franck, gauleiter de la Pologne, avait eu la faiblesse, très allemande, de consigner : « Une fois la guerre gagnée, on pourra faire de la chair à saucisses avec tous les Polonais. » Ou encore : « Je ne peux pas éliminer en un an tous les poux et tous les Juifs de Pologne. »
Le Français Sacha Simon, un des huit journalistes présents
Le plus long procès de l’Histoire dura dix mois. Les quatre cents journalistes du monde entier en furent les témoins, d’abord attentifs, lassés ensuite. Les audiences ressemblaient fort à des réunions d’un conseil d’administration dans un temple protestant. À lui seul, l’acte d’accusation fut débité en tranches, indigestes et trop copieuses, pendant plus de cinq mois ! De plus, la transposition du procès sur le plan politique enleva toute valeur de précédent au jugement. Car, de quoi s’agissait-il ? De juger vingt-deux personnages accusés de crimes avec préméditation et dont les victimes se chiffraient par millions. Hors de là, plus rien n’était valable. Ni la composition du tribunal : les vainqueurs jugeant les vaincus ; ni les chefs d’accusation créés pour les besoins de la cause avec effet rétroactif ; ni les indignations, assez hypocrites, des accusateurs sur certaines façons de conduire la guerre que les Allemands avaient utilisées mais que les Alliés avaient conçues. On alla jusqu’à reprocher à von Papen d’avoir signé un pacte commercial avec l’Iran ! Une boutade courait les couloirs du Palais de Justice : « Pour peu que le procès dure encore six mois, tous les accusés seront blanchis par les excès de l’accusation. » Les Américains voyaient les choses différemment : « Nuremberg devait être le point, irrémédiablement final, des conflits armés. » Le très probe document, composé de 587 pages d’attendus, devenait la Charte Sacrée de la période de paix perpétuelle dont les remuants Européens allaient être dotés… Ce n’était pas de l’hypocrisie. Naïfs et attendrissants de simplicité, les bons Américains menaient le procès de Nuremberg avec ordre, méthode et bonne foi.
Mais voilà : ils avaient affaire avec des Européens dont l’esprit est empoisonné par le doute systématique. On regrette d’avoir à le dire : cinq ans plus tard, c’étaient les sceptiques qui avaient raison. Que reste-t-il de Nuremberg ? À quel vent se sont envolées les radieuses promesses nées au pied des gibets de la salle du gymnase de la prison ? L’histoire ne retiendra rien au procès historique. Rien, si ce n’est le suicide spectaculaire de Gœring, c’est-à-dire le seul détail manqué de cette imposante manifestation. Le hasard d’un banal tirage au sort m’a désigné comme représentant de la presse française parmi les huit journalistes qui allaient être admis à assister aux exécutions. La date et le lieu furent tenus soigneusement cachés jusqu’à la dernière minute. Deux personnes seulement étaient au courant : le président du tribunal international, lord Justice Lawrence (un Anglais sorti tout droit d’un roman de Dickens), et le colonel Andruss, chef des services de sécurité du palais de Nuremberg. Le gymnase de la cour intérieure du palais fut aménagé en quarante-huit heures en lieu de supplice, par des techniciens venus d’Amérique.
Ce soir, à minuit, les chefs nazis seront exécutés
C’est le mardi 15 octobre 1946 que les huit journalistes furent convoqués dans le bureau du colonel Andruss, à 8 heures du soir. On nous fit visiter la prison en attendant les exécutions, qui devaient avoir lieu à minuit. Aucun des détenus n’avait été avisé du sort qui l’attendait cette nuit même. Nous surprîmes ainsi Keitel, Ribbentrop, Sauckel et les autres dans les gestes quotidiens, banals, qu’ils accomplissaient avant de s’endormir : Keitel se brossait les dents ; Ribbentrop priait, à genoux, au côté du franciscain qui allait l’assister sur l’échafaud, quelques heures plus tard. Sauckel, petit et laid, pantalon bas, bretelles pendantes, tournait comme un fauve dans sa cage ; Streicher écrivait ; Jodl lisait, la tête entre ses mains… Comme devant les autres cellules, un M.P. de garde me céda la place pour quelques secondes et j’ai pu voir par le hublot de la porte, dans le rayon du projecteur braqué jour et nuit sur les condamnés, Gœring couché sur le dos. Il dormait ou, préparant déjà peut-être son suicide, faisait semblant de dormir. Ce furent les seuls instants vraiment émouvants de cette nuit des pendaisons. Je me faisais l’effet d’un cambrioleur fracturant l’intimité tragique du condamné à mort. Si la pensée de l’information ne m’avait pas tenaillé, je crois que je n’aurais pas regardé par le trou de la serrure, je n’aurais pas ainsi espionné ces silhouettes en passe de devenir des cadavres. Mais notre métier a des exigences d’où tout scrupule doit être banni ! Le colonel Andruss ne nous fit grâce d’aucun détail, d’aucune explication, prouvant la supériorité et l’excellence des méthodes américaines de sécurité. Dès que nous fûmes reconduits dans la cellule qui nous servait, cette nuit-là, de provisoire « Press-room », nos machines crépitèrent à belle cadence de propos définitifs à la gloire de ces méthodes. J’avais à peine posé le point final de ma dernière phrase : – « Aucun doute n’est possible, la détention et son aboutissement : les pendaisons de tout à l’heure, ont été préparées avec un soin particulier qui élimine toute surprise » – que la porte s’ouvrit. Le colonel Andruss parut, pâle et défait. Il jeta son casque sur un lit, nous fit le geste de l’entourer et, regardant d’un air mi-las, mi-obsédé, nous dit simplement : — I am sorry, je suis désolé, Gœring vient de se suicider !
Ai-je besoin de dire que ces mots provoquèrent une certaine sensation ! Nous formâmes d’abord un tableau vivant imité de la dernière scène du Revizor de Gogol : « Chpékine est changé en point d’interrogation. Semlianika, un pied levé, ouvre une bouche démesurée. Bobtchinski et Doubchinski, mains ouvertes, se regardent bêtement. Tous les autres acteurs sur scène restent pétrifiés… »
Comment Goering s’est-il suicidé ?
Ce premier moment de stupeur statique passé, un seul cri proféré en quatre langues, s’échappa de nos poitrines professionnellement curieuses :
— Où, quand, comment ?
— Gdé, kak, kogda ?
— Where, when, how ?
— Wo, wann, wie ?
— Dans sa cellule, avec du cyanure, à l’instant.
Nous étions huit journalistes, deux Américains, deux Anglais, deux Russes et deux Français, flanqués de deux notables allemands : le procureur général de Nuremberg et le Premier ministre de Bavière. Le génie de chaque race s’exprima différemment : les Russes, pâles de rage, me sommaient de traduire, sur-le-champ, leur indignation :
— Dis-lui, à cet officier américain, que jamais un pareil scandale ne se serait produit en U.R.S.S.
J’essayais de les calmer, de leur faire comprendre que l’heure n’était pas indiquée pour de pareils éclats ; que le lendemain, ils auraient tout loisir de dire et d’écrire leur façon de penser. Les Allemands, dans leur coin, prenaient des mines circonstanciées.
— Ach ! So ! Ach ! So ! disaient-ils. Das ist aber dumm.
Les Français, aussi émus que les autres, ironisaient :
— On a fait de la bonne copie pour rien…
Quant aux Anglais et Américains, dignes et attristés, ils défilèrent devant le colonel en lui serrant la main et en murmurant quelques mots de condoléances, comme à la sortie d’un cimetière. Il s’est écrit depuis beaucoup de sottises sur ce suicide : entre autres, celle, romantique à souhait, qui voulait que ce fût Mme Gœring qui ait donné à son mari, dans un baiser d’adieu, l’ampoule de poison qu’elle aurait eue dans sa bouche ! En réalité, jamais personne ne saura comment le Grand Veneur du Reich a pu se procurer – ou garder – l’ampoule de cyanure qu’il a avalée à 23 h 45. La sentinelle chargée de le surveiller a entendu des râles. Elle prévint immédiatement l’officier de garde qui alerta à son tour le colonel Andruss, le médecin allemand de la prison, le Dr Fluecker et l’aumônier. Tout le monde arriva trop tard : Gœring était déjà mort. On trouva au pied du lit une douille métallique de quelques centimètres de long qui contenait l’ampoule du poison foudroyant. L’autopsie du corps, faite immédiatement, ne permit que de constater le décès et amena la découverte de quelques éclats de verre dans la bouche de Gœring. Il avait laissé sur la table une enveloppe contenant trois lettres dont une pour le chef du service de sécurité. Le contenu de ces lettres n’a jamais été dévoilé. L’enquête sur ce suicide fut menée, on le suppose, avec toute la célérité et la minutie voulues. Pourtant, elle n’apporta aucun élément positif. Le colonel Andruss – à qui cet incident brisa irrémédiablement la carrière – a déclaré que, selon toute vraisemblance, Gœring s’était déjà procuré l’ampoule de cyanure de potassium dès son internement à Mondorf-les-Bains (Luxembourg), en avril 1945. Explication peu convaincante pour qui a vu le luxe de précautions prises par les autorités américaines qui faisaient fouiller les cellules tous les jours et faisaient passer un examen médical complet toutes les semaines aux criminels nazis. Ainsi, la version de l’ampoule dissimulée par Gœring dans le creux d’une blessure de guerre qu’il avait à l’estomac n’est guère défendable. Mme Gœring et le Dr Stammer (avocat de Gœring) n’ont pas été inquiétés par les autorités américaines. La sentinelle postée devant la porte de la cellule ne fut pas davantage l’objet de mesures disciplinaires ; les circonstances du suicide, malgré de tardives révélations « sensationnelles », n’ont jamais été déterminées avec exactitude.
Trois hautes potences installées sur trois échafauds noirs
À une heure du matin, on nous conduisit dans la petite salle du gymnase où allaient se dérouler les exécutions. Des M.P. coiffés du casque d’airain de grande cérémonie et gantés de blanc, formaient la haie : quelques instants plus tard, les condamnés à mort allaient fouler ces mêmes cailloux qui crissaient sous nos pas dans la cour du Palais. La salle du gymnase : 33 pas de long, 18 pas de large, était éclairée par 12 projecteurs surplombant trois énormes potences installées sur trois échafauds noirs, silhouettes macabres tracées avec des poutres, des voiles et des cordes. Les murs peints à la chaux, les fenêtres masquées par du papier noir, une table et huit chaises pour les journalistes, tout cela eût été terriblement banal sans ces trois grosses cordes qui se balançaient déjà à quelques mètres de nous. Dans cette salle que l’on aurait pu, en d’autres temps, utiliser pour une distribution de prix aux élèves d’un collège, dix grands criminels nazis allaient mourir à deux pas de nous. À notre droite se trouvaient déjà, lorsque nous sommes entrés, les quatre généraux du contrôle interallié (dont le général Morel, pour la France), leurs interprètes, les médecins et les officiers et gardes du service de sécurité. Le bourreau et son aide étaient sur la plate-forme de l’échafaud. Au pied des marches qui menaient aux potences se tenait l’aumônier de la prison, un franciscain américain dont le visage pur allait se crisper dix fois de suite. Près de la porte d’entrée, les gardes de service, commandés par un officier.
Le verdict de Nuremberg
CONDAMNÉS À MORT (11)
• Gœring, chef de la Luftwaffe, créateur de la Gestapo.
• Von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères.
• Keitel, commandant en chef.
• Jodl, adjoint de Keitel.
• Kaltenbrunner, chef du R.H. S.A. après l’exécution de Heydrich en 1942.
• Sauckel, organisateur du S.T.O.
• Streicher, organisateur des campagnes antisémites.
• Rosenberg, ministre des Territoires occupés de l’Est.
• Frank, gouverneur de Pologne.
• Seiss-Inquart, gouverneur d’Autriche et des Pays-Bas.
• Frick, gouverneur de la Bohême-Moravie.
PRISON À VIE (3)
• Hess, adjoint de Hitler.
• Funk, ministre de l’Économie.
• Raeder, amiral, adjoint de Dönitz.
20 ans DE RÉCLUSION
• Von Schirah, créateur des Jeunesses hitlériennes, gouverneur de Vienne.
Speer, ministre de l’Armement.
15 ans DE RÉCLUSION
• Von Neurath, ancien ministre des Affaires étrangères.
10 ans DE RÉCLUSION
• Dönitz, amiral, successeur de Hitler du 29 avril 1945 au 8 mai.
NON COUPABLES
• Von Papen, ancien chancelier, ambassadeur.
• Schacht, ancien ministre de l’Économie.
• Fritsch, speaker de la radio allemande, du ministère de la Propagande de Goebbels.
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Nous étions en tout une quarantaine de témoins de l’événement historique, y compris les deux Allemands convoqués là par la Haute Autorité : le président du gouvernement bavarois et ministre de la Justice, Wilhelm Hoegner et le procureur général au tribunal de Nuremberg, le docteur Leistner.
L’atroce défilé des condamnés
Le film tragique commença exactement à 1 h 10. Le grincement léger d’une porte en fut le prélude. Elle grinça si naturellement que je m’attendis à voir entrer un retardataire. Ce fut Ribbentrop qui apparut. Yeux clos, visage émacié, c’était déjà un cadavre qui s’avançait d’un pas d’automate. Au pied de l’échafaud, les gardes défirent les menottes et lui lièrent les mains avec de la cordelette noire qui nous avait intrigués quelques instants auparavant. En raison du suicide de Gœring, les condamnés allaient mourir les mains liées. L’officier de garde demanda à l’ex-ministre des Affaires étrangères de décliner son nom :
— Joachim von Ribbentrop, répondit-il.
Il s’écriera en montant les douze marches, soutenu par deux M.P. :
— Que Dieu sauve l’Allemagne !
Arrivé sur la plate-forme, près de la trappe qui allait s’ouvrir sous lui, il demanda :
— Puis-je ajouter encore quelque chose ?
— Yes !
— Mon dernier souhait est que se réalisent l’unité de l’Allemagne et l’union entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et que la paix règne sur le monde.
Le bourreau lui passa le capuchon noir sur la tête, lui glissa le nœud autour du cou, tira le levier et, avec un bruit sourd, le corps de Ribbentrop tomba dans le vide, derrière une tenture noire qui nous cacha ses derniers soubresauts. Il était 1 h 15 ; toute la procédure de l’exécution n’a duré que trois minutes et demie qui nous parurent être des heures. La corde oscillait encore et déjà le Feldmarschal Keitel, calme et résolu, apparut dans l’encadrement de la porte, le regard fixé sur la corde qui l’attendait sur l’autre potence.
— Avez-vous quelque chose à dire avant de mourir ?
— J’appelle la protection de Dieu sur le peuple allemand. Plus de deux millions de soldats sont morts avant moi pour leur patrie. Je rejoins maintenant mes fils. Tout pour l’Allemagne !
Avant de monter les marches, il se pencha vers le prêtre :
— Je vous remercie, mon Père…
Les deux cordes avaient un hallucinant mouvement de balancier. Les médecins attendirent quelques instants, puis passèrent derrière le rideau de velours noir pour constater les décès. Le bourreau, d’un coup sec, coupa les cordes ; les corps, déposés sur des brancards, furent transportés à l’autre bout de la salle… Pendant ce temps, nous aspirions nerveusement une bouffée de cigarette : nos nerfs avaient besoin d’une détente. Mais, déjà, la porte s’ouvrit une nouvelle fois : c’était le tortionnaire Kaltenbrunner. Il était blanc… Non, verdâtre. Les balafres d’étudiant qui rayaient son visage étaient autant de traînées sanguinolentes. Mais sa voix ne trembla pas lorsqu’il déclara :
— J’ai aimé mon peuple et mon pays. J’ai fait mon devoir à l’égard de ma patrie dans des heures difficiles. Je n’ai pas participé aux crimes qui m’ont été reprochés…
Le Père franciscain murmura la prière des mourants, pour la troisième fois : les martyrs des camps de concentration ont été vengés le 15 octobre, à 1 h 40. Ce fut, au cours de cette nuit-là, toujours le même rite : Rosenberg, impassible, déclina son nom d’une voix blanche.
— Avez-vous une dernière déclaration à faire ?
— Non, répondit le théoricien du parti nazi.
Il ne jeta pas un regard, n’eut pas un geste pour le Père qui priait à côté de lui. Franck avait le visage agité de tics nerveux. Il dit : — Je vous remercie pour vos bons soins pendant ma captivité et je prie Dieu de me prendre sous sa sainte garde. Puis il murmura une prière avec le prêtre. Vêtu d’un veston à carreaux, celui qu’il a porté tout le long du procès, Frick, « protecteur » de la Tchécoslovaquie, s’écria d’une voix retentissante : — Que vive l’éternelle Allemagne !
Julius Streicher, l’ex-gauleiter de Nuremberg, qui avait haï les Juifs à un point incroyable, eut une fin bruyante. Dès son entrée, il proféra des phrases incohérentes, d’une voix qui alla crescendo : — Heil Hitler ! cria-t-il à l’officier qui lui demandait de décliner son nom.
Il a été le seul à avoir peur de la mort, ou du moins à le faire voir. En montant les marches, il cria d’une voix de tête stridente et désespérée : — Et maintenant, je vais à Dieu. C’est la Pourim, la fête juive… Maintenant à Dieu… Et vous aussi, les bolcheviks vous pendront, et ce sera justice… Figés au garde-à-vous, les témoins de cette scène hallucinante étaient impassibles. Ce n’est que lorsqu’il sentit la cagoule noire sur sa tête qu’il eût un soupir humain, un tendre appel : — Adèle, meine liebe Frau, ma chère femme… Sauckel, le négrier de l’Europe, mourut discrètement. — Je meurs innocent, le verdict est injuste. Que Dieu protège l’Allemagne et ma famille. Jodl, dans son uniforme de général, sans décoration, mais gansé de rouge, s’écria simplement : — Je te salue, mon Allemagne.
Le dernier des condamnés, Seiss-Inquart, fit, en boitillant, les six pas qui le séparaient des marches. Il déclina son nom du ton d’un professeur épelant un mot difficile. Et ce fut encore un tardif appel à la paix et à l’union : — J’espère que ces exécutions seront le dernier acte de la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale. L’enseignement de cette guerre est que la paix et la compréhension entre les peuples doivent régner entre les nations… Je crois en l’Allemagne…
Gœring sur une civière
Pour la dernière fois, nous entendîmes le bruit de la trappe qui s’ouvrait. Il était 2 h 45. Les dix exécutions avaient duré une heure et demie… Les minutes passaient et personne ne donnait le signal du départ. À trois heures du matin, la porte s’ouvrit encore et le corps de Gœring, couché sur une civière, fut déposé entre deux potences. Nous revîmes, pour la dernière fois, le visage figé de celui qui fut un politicien retors, un reître sentimental, un don Juan obèse. Mais ce n’était plus le visage balourd du hobereau qui nous étonnait par sa faconde durant le procès. C’était le visage grave d’un mort. J’avais beau évoquer intensément le cortège de morts, asphyxiés, assassinés, brûlés, fusillés, éventrés, morts de faim, morts du typhus, morts de désespoir, j’avais beau amasser dans mon cœur assez de courage pour voir pendre mille criminels nazis, à la seconde même où la corde se tendait sous le poids de l’un de ces monstres incohérents, je n’éprouvais plus de haine ; par la mort, il se libérait de ses crimes, il n’y avait plus, devant nous, qu’un pendu banal.
… C’est que, sans doute, je n’avais pas assez souffert durant la guerre pour avoir de suffisantes réserves de haine. Du moins, pas autant que cet habitant de T… (Meurthe-et-Moselle), qui m’avait écrit, quelques mois avant les exécutions :
Cher monsieur,
Je m’offre en personne pour exécuter les criminels de Nuremberg. Ma femme, mes enfants, ayant été déportés et brûlés par la suite, ainsi que ma mère, qui a été fusillée dans son jardin, ainsi que toute ma famille et toutes les souffrances que j’ai endurées dans les bois durant deux années de suite par ces criminels dont j’aurais tant plaisir de massacrer à mon tour, quitte à offrir encore mille francs par tête que j’exécuterais.
Je vous demande donc, cher monsieur, de bien vouloir m’inscrire en première ligne de votre liste. Veuillez donc me faire ce plaisir, que je puisse au moins me venger, moi, et ceux de ma famille, en particulier mes enfants et ma femme, ainsi que ma mère qui a été fusillée.
Dans l’attente de ce jour tant désiré, veuillez agréer, Monsieur, mes sincères salutations ainsi que ma plus haute distinction.
B. K…
P.-S. – Je vous réserve une forte récompense si vous parvenez à me faire ce plaisir.
Mais, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1946, dans la cour de la prison de Nuremberg, il s’est accompli, non pas un geste de vengeance, mais un acte de justice.
Sacha Simon
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